Malgré des efforts à gauche, l’Assemblée reste blanche, bourgeoise et éloignée de la société mobilisée
10 juillet 2024 | Par Mathilde Goanec, Donatien Huetet Amélie Poinssot
Un hémicycle non paritaire, peu représentatif de la diversité de la société et en décalage avec la réalité économique et sociale du pays : ces législatives anticipées, organisées en urgence, ont accentué les défauts bien connus de la représentation nationale à la française.
Le monde politique a déjà bien du mal à se renouveler, à ouvrir ses portes aux femmes, aux personnes racisées, aux salarié·es du privé ou aux militant·es hors partis. Il le peut encore moins quand les partis ont une semaine pour trouver des candidat·es aux législatives.
La dissolution décidée à la hâte par Emmanuel Macron a donc accentué les travers de la démocratie parlementaire française, même si certains partis, La France insoumise et Les Écologistes notamment, ont tenté de jouer le jeu dans ce cadre contraint. Le Rassemblement national, qui s’est habillé en « parti du peuple », souffre des mêmes travers que ses concurrents, malgré un rééquilibrage sur l’âge de ses député·es.
Des cadres, des cadres, des cadres
Encore une fois, tout change pour que rien ne change : l’Assemblée nationale reste désespérément squattée par les cadres et les professions intellectuelles, à près de 68 % (un nombre en hausse de deux points par rapport à 2022). Des chiffres en total décalage avec la population française, puisque ces professions ne concernent que 22,4 % des Françaises et Français actifs. Parmi ces 391 député·es : 111 cadres de la fonction publique, 98 du secteur privé ou 64 issu·es de professions libérales.
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À front renversé, les ouvriers et employés, qui forment ensemble près de 44 % des actifs, peinent à atteindre la barre des 7 % de député·es. Les ouvriers sont même littéralement inexistants chez Ensemble et Les Républicains (LR). On en dénombre, sur toute l’Assemblée, quatre en tout et pour tout : trois au Nouveau Front populaire (NFP) et un au Rassemblement national (RN). Les professions intermédiaires, les artisans, les commerçants et chefs d’entreprise, en légère augmentation, sont les seuls à tirer leur épingle du jeu en 2024, notamment grâce au NFP et au RN.
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Parmi les principales forces politiques, et loin des discours de « diversité sociale » que ses représentant·es ont pu brandir, le NFP reste le groupe ayant le plus gros contingent de cadres et professions intellectuelles, notamment en raison du poids nouveau du Parti socialiste (PS) et plus marginalement de Génération·s. Dans le détail, La France insoumise (LFI) reste le parti à gauche le plus divers socialement, avec 12,2 % d’employés, 4,1 % d’ouvriers et 16,2 % de professions intermédiaires.
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Le RN qui, en campagne, n’a pas cessé de surfer sur sa proximité avec le « peuple », n’est en rien plus vertueux que ses concurrents. Le parti d’extrême droite compte 9,1 % d’artisans, de commerçants et de chefs d’entreprise (moins qu’Ensemble), 60,1 % de cadres et professions intellectuelles, 8,4 % de professions intermédiaires, et se distingue seulement pour ses 18 député·es employé·es.
Paysannerie et ruralité
Deux catégories socioprofessionnelles en revanche seront légèrement mieux représentées au Palais-Bourbon que dans la population française : celle des artisans et celle des exploitants agricoles.
Cette dernière, depuis longtemps minoritaire dans la population active, alimentait traditionnellement plutôt les rangs de la droite. Elle se trouve aujourd’hui proportionnellement mieux représentée à gauche, avec des profils paysans engagés dans la défense et le développement de territoires ruraux.
À la faveur de l’arrivée de deux nouveaux élu·es à gauche et de la défaite de deux agriculteurs candidats à leur réélection à droite et à l’extrême droite, les professions agricoles sont désormais en bonne place sur la gauche de l’hémicycle.
Le NFP compte trois exploitant·es et une ouvrière agricoles. Paradoxalement, le RN – qui a surfé sur la colère agricole du début d’année – tout comme le groupe macroniste – qui a défendu des tas de mesures en réponse à la crise – ne comptent plus que trois agriculteurs chacun. Tandis que chez Les Républicains (LR), il n’y a plus personne, les deux agriculteurs élus issus de leurs rangs ayant pris leur distance avec le parti pour aller siéger parmi les « divers droite ».
Les nouveaux visages à gauche sont par ailleurs des profils paysans de terrain, particulièrement engagés sur les questions rurales et écologiques. L’éleveuse de brebis Marie-José Allemand, 54 ans, fait ainsi son entrée sur la scène nationale.
Élue dans les Hautes-Alpes, où elle dirige avec son mari et son fils une ferme où les bêtes transhument pour passer tout l’été dans les hautes montagnes du Queyras, elle s’était présentée en 2021, sans succès, à des élections cantonales. Mais elle décrit à France 3 un engagement politique qui a commencé « en 1991 », à l’occasion d’une mobilisation contre la fermeture d’une école dans sa commune. C’est aussi une voix très critique de la politique agricole commune (PAC), dont elle disait pendant la campagne : « Telle qu’elle est faite actuellement, elle nuit à nos territoires. »
Autre nouveau défenseur de l’agriculture paysanne au Palais-Bourbon, mais nullement novice en politique : Benoît Biteau, 57 ans. Cet élu des Écologistes siégeait au Parlement européen depuis 2019 et avait raté le 9 juin, à un siège près, sa réélection à Strasbourg. Le voilà député de Charente-Maritime où se trouve la ferme familiale qu’il dirige depuis une quinzaine d’années. Il a repris l’exploitation de maïs irrigué de son père pour la transformer de fond en comble et en faire un modèle d’écologie : cultures diversifiées, plantations d’arbres, élevage de races anciennes.À lire aussiQuel avenir pour l’écologie au niveau européen ? Une activiste et un eurodéputé écolo débattent
Figure de la lutte contre les mégabassines, présent à chaque mobilisation, Benoît Biteau a été un artisan de la convergence avec Les Soulèvements de la terre. Pour cet ancien élu régional chargé des questions agricoles et rurales – en Poitou-Charentes puis en Nouvelle-Aquitaine –, le partage de l’eau à l’échelle des territoires est un sujet majeur et un combat politique.
Ces législatives anticipées ont enfin permis de réélire Mathilde Hignet, ouvrière agricole et jeune maman de 31 ans encartée chez LFI. Cette titulaire d’un bac agricole et d’un diplôme de « commis de cuisine », qui a travaillé dans une cuisine d’Ehpad, est aujourd’hui employée sur la ferme bio de ses parents, en Ille-et-Vilaine.
Au cours de ce premier mandat écourté, la jeune femme s’est particulièrement mobilisée pour la défense de l’hôpital de Redon, une commune de 9 000 habitant·es. Et elle a pris à bras-le-corps les questions agricoles : très présente dans les débats de ce printemps autour de la loi d’orientation agricole, elle y a présenté quantité d’amendements pour défendre une agriculture paysanne plus rémunératrice et empêcher les reculs environnementaux voulus par la Macronie.
Mathilde Hignet a la ruralité et l’éducation populaire chevillées au corps : c’est au sein du Mouvement rural de jeunesse chrétienne, où elle a été active pendant une dizaine d’années, qu’elle s’est construite politiquement. Une organisation dont est issu également le socialiste de Meurthe-et-Moselle Dominique Potier, plus ancien agriculteur de l’Assemblée (il y siège depuis 2012) lui aussi réélu dimanche. Il y défend, inlassablement, un accès plus ouvert aux terres agricoles, principal frein à l’installation des classes populaires dans le secteur.
La parité femmes-hommes recule
Mediapart l’a pointé : l’Assemblée nationale redevient une place forte pour les hommes. Les Écologistes sont la seule force à compter plus de femmes que d’hommes dans leurs rangs (53,6 %). Dix points derrière, LFI, suivie des centristes et du Parti socialiste. Renaissance, avec près de 58,8 % d’hommes, perd sa casquette de bon élève – alors même que les législatives après l’arrivée de Macron en 2017 avaient constitué une rupture historique en matière de parité –, et le RN, troisième force politique du Parlement, porte carrément un bonnet d’âne : seules 33,3 % de femmes peuplent ses rangs au Palais-Bourbon.
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Au total, 208 femmes ont été élues dans 577 circonscriptions. Elles étaient 215 en 2022, et 224 en 2017. Mediapart l’écrivait déjà il y a deux ans : un accord électoral tel que celui bâti par la Nouvelle Union populaire écologique et sociale en 2022, ou celui conclu en trois jours après la dissolution par le NFP, peuvent être de ces négociations fatales, à l’issue desquelles les femmes disparaissent subrepticement. En quelques jours, sous la pression et le feu des médias, il faut combiner des critères géographiques, partisans et de représentativité sans léser quiconque, la question femmes-hommes n’étant pas le seul cheval de bataille à mener.
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Enfin, présenter des femmes ne suffit pas toujours, la preuve avec LFI. C’est le seul parti qui a strictement respecté la parité des candidatures pour le premier tour. Mais elles ont plus souvent échoué, en vertu d’une autre loi électorale tacite : reviennent aux femmes des circonscriptions plus difficiles.
Un hémicycle monochrome et peu ancré dans la société civile
Mardi 9 juillet, à peine arrivé à l’Assemblée nationale, qu’il découvre, le député écologiste Steevy Gustave, fils d’un père martiniquais et d’une mère cap-verdienne, a été accueilli par cette remarque : « T’es député toi ? Il faut se couper les cheveux. »
L’ancien conseiller de Christiane Taubira au ministère de la justice, qui a eu raison du patron du RN dans l’Essonne, porte de longues dreadlocks qui font partie de son identité. « Je ne pensais pas que dans cette jolie institution, je recevrais ce quolibet auquel je suis habitué par ailleurs », relate-t-il avec amertume. L’élu du NFP, qui a été engagé à SOS Racisme, suppose que l’auteur de cette réflexion, d’une soixantaine d’années, est un député lui aussi.
Les personnes racisées détonnent à l’Assemblée nationale, tant elles se font rares. Avec les 23 député·es ultramarins, Mediapart en recense 51. Sans, on tombe à 28, là encore en décalage flagrant avec la composition réelle de la société française. C’est par ailleurs sept député·es en moins qu’en 2022. Le RN, qui a investi nombre de député·es ayant tenu des propos racistes ou discriminatoires, a envoyé au Parlement deux députés non blancs, tous deux élus dans des circonscriptions ultramarines. La droite ne fait guère mieux.
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En plus d’une présence significative en outre-mer, avec notamment l’élection historique d’Emmanuel Tjibaou en Nouvelle-Calédonie, c’est donc encore une fois la gauche qui prend le plus sa part pour la métropole, avec neuf député·es racisé·es chez LFI, quatre chez Les Écologistes, et quatre chez les socialistes, suivis par Renaissance et le MoDem. Il n’empêche. « La photo de famille du Nouveau Front populaire m’a un peu ébloui », a moqué la journaliste et autrice Rokhaya Diallo sur un plateau télévisé après le second tour des législatives.
Si elle est scrutée de près, c’est que la gauche rassemblée sous la bannière du NFP avait promis de faire de la place aux nouveaux venus, issus des quartiers populaires, d’origine étrangère ou enfants de l’immigration. « On ne peut pas dire que les personnes de quartiers populaires soient très visibles et pourtant ce sont elles qui se mobilisent systématiquement pour le Nouveau Front populaire ou La France insoumise », a d’ailleurs poursuivi Rokhaya Diallo sur BFMTV.
Le NFP fait néanmoins rentrer quelques figures, comme Aly Diouara, qui a battu une Insoumise dissidente, Raquel Garrido, dans la 5ecirconscription de Seine-Saint-Denis. Engagé pour une meilleure représentativité des milieux populaires au sein des élu·es et contre les violences policières, il démarre à l’Assemblée nationale comme un militant affiché des quartiers. Mais dans la circonscription voisine, Sabrina Ali Benali n’a quant à elle pas été élue face à l’autre dissident insoumis Alexis Corbière.
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Idir Boumertit, autre figure des quartiers populaires, a conservé son siège dans le Rhône, tout comme Abdelkader Lahmar. Ils seront aidés dans leur tâche par un nouveau collègue écologiste, Boris Tavernier, militant très implantédans le quartier de La Duchère à Lyon, qui a remporté la bataille législative. Mais LFI perd dans ces élections express Rachel Keke, ancienne femme de ménage devenue célèbre pour avoir tenu tête au groupe Accor au cours d’une grève mémorable. Un profil rare à l’Assemblée.
Dans la Somme, la nouvelle députée insoumise Zahia Hamdane peut faire pencher la balance pour une meilleure considération des « invisibles », tout comme la socialiste Ayda Hadizadeh, déléguée générale de l’association Les oubliés de la République, que copréside Lyes Louffok, candidat malheureux dans le Val-de-Marne.
Mais les effets de la professionnalisation se font lourdement sentir, surtout au centre et à droite. Lesté par un énorme stock de sortants, de la promesse initiale du parti lancé par Emmanuel Macron, celle d’un « renouvellement » et d’une société civile à l’honneur, il ne reste presque plus rien pour Ensemble.
Le RN, qui passe de 88 à 126 député·es, offre de nombreux visage inconnus, mais très peu ancrés dans la vie civile, mis à part un engagement syndical pour ses députés policiers, ou des années de formation au sein d’organisations de jeunesse comme La Cocarde étudiante.
Les jeunes de l’Assemblée nationale sont des quadragénaires
En constante progression depuis une vingtaine d’années, l’âge moyen des député·es avait commencé à s’infléchir à la faveur des scrutins de 2012 et 2017. Las, les scrutins de 2022 puis de 2024 font remonter la tendance à la hausse.
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Avec un âge moyen respectif de 47,7 et 47,8 ans, le RN et le NFP font même office de « jeunots ». Les député·es du camp présidentiel (51,7 ans) sont, en moyenne, quatre ans plus vieux et vieilles.
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Ainsi, chez les Insoumis, le militant antifasciste Raphaël Arnault, élu à Avignon, va donc d’abord surprendre par sa petite trentaine. Hugo Prevost (LFI), célèbre pour avoir fait « tomber » le ministre Olivier Véran en Isère, a 24 ans.
Le RN confirme également son attrait électoral auprès des jeunes par les député·es qu’il envoie à l’Assemblée nationale. Ainsi, Flavien Termet devient le benjamin de l’hémicycle, en étant élu à 22 ans dans la 1re circonscription des Ardennes. Une jeunesse qui n’empêche pas les grands écarts car c’est aussi un député RN qui ouvrira la première séance de cette législature, comme le veut l’usage : il s’agit de José Gonzalez, 81 ans et doyen du Palais-Bourbon.