Patrick Weil, historien : « Le RN veut mettre à bas tout l’édifice du droit du sol construit avec constance par les rois de France et la République »
Tribune
Même le régime de Vichy a maintenu le droit du sol républicain, fondement de notre identité nationale, rappelle l’historien, spécialiste des questions d’immigration, dans une tribune au « Monde ».
Publié hier à 07h00 Temps de Lecture 3 min. https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/06/22/patrick-weil-historien-le-rn-veut-mettre-a-bas-tout-l-edifice-du-droit-du-sol-construit-avec-constance-par-les-rois-de-france-et-la-republique_6242304_3232.html
Dès la première session de la nouvelle Assemblée nationale, pendant les Jeux olympiques, Jordan Bardella, s’il accède à Matignon, fera supprimer le droit du sol, comme il s’y est engagé. Ce faisant, il détruira un principe installé dans notre droit français depuis 1515. Même Vichy n’avait pas voulu le remettre en cause. Car, s’il intègre progressivement les enfants et petits-enfants d’étrangers dans notre nationalité, le droit du sol fait bien plus que cela : il offre à la très grande majorité des Français la preuve de leur nationalité, au moment du renouvellement de leurs passeport et carte d’identité, leur évitant les pires cauchemars administratifs. Il protège aussi notre souveraineté nationale contre des intrusions étrangères. Voici comment et pourquoi.
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Depuis 1515, le droit du sol permet à l’enfant d’un étranger né et résidant en France de devenir français. En 1889, le principe devient un fondement de la République : l’accès à la nationalité française par la naissance sur le sol s’applique progressivement et de plus en plus fermement au fil des générations. L’enfant d’immigré né en France n’est pas français à la naissance, comme il le serait aux Etats-Unis, mais le devient à sa majorité, tout en pouvant s’il le veut y renoncer. A la génération suivante, l’enfant né en France d’un parent déjà né en France est irrémédiablement français ; c’est ce qu’on appelle le double droit du sol.
Ce droit du sol républicain, progressif et conditionnel, est tellement au fondement de notre identité nationale que même le régime de Vichy l’a maintenu dans le projet de réforme de la nationalité qu’il avait préparé.
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En 1986, après la victoire de la droite aux élections législatives, le groupe RPR à l’Assemblée nationale propose une abrogation complète du droit du sol. Le gouvernement de Jacques Chirac y renonce immédiatement, pour deux raisons fondamentales. La suppression du double droit du sol déstabiliserait des dizaines de millions de familles françaises : pour obtenir un passeport ou une carte d’identité, être né en France d’un parent né en France apporte la preuve facile que vous êtes français. Cette suppression transformerait l’administration de cette preuve en un parcours presque insurmontable.
A l’allemande
Le deuxième motif est que, sans intervention du droit du sol, les enfants d’étrangers restant étrangers génération après génération, des enclaves étrangères peuvent se développer sur le territoire national, avec un droit à la protection diplomatique du pays d’origine et le pouvoir de réclamer son intervention. Lorsque ces jeunes sont faits français par le droit du sol, la souveraineté de la République s’exerce sur eux de façon incontestable. Cet argument a été déterminant pour l’adoption de la loi de 1889. Il le reste aujourd’hui.
Depuis 1986, la droite républicaine concentre ses objectifs de réforme du droit du sol sur l’acquisition de la nationalité française des enfants d’immigrés à la majorité. Le débat droite-gauche est simple : il porte sur la part respective d’automaticité et de manifestation de volonté dans cette acquisition.
Marine Le Pen, Jordan Bardella et leur parti ont décidé de sortir de ce cadre et de mettre à bas tout l’édifice du droit du sol construit avec finesse, constance et expérience par les rois de France et la République.
Cet été, dans chaque famille française, si cette loi est adoptée, la naissance sur le sol de France d’un enfant ne vaudra plus rien en droit. Chacun et chacune d’entre eux sera soumis à des complications administratives pour prouver sa nationalité par une filiation française. Il faudra probablement créer pour cela des registres de la population française, qui indiqueront la filiation des personnes. Une sorte d’administration de la nationalité française par le sang devra être mise en place – une tradition allemande, qui va à l’encontre de la tradition française.
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Les enfants d’étrangers nés en France, qui avaient vocation à devenir français à leur majorité, resteront des étrangers. Leurs enfants seront des étrangers, leurs petits-enfants aussi. Ils seront soumis à la menace quotidienne de l’expulsion. Pour les en protéger, ils feront appel aux Etats d’origine de leurs ancêtres immigrés, dont ils auront conservé formellement la nationalité. Ne parlant que notre langue, ils vivront dans notre société, maintenus dans une étrangeté artificielle. Face à ce danger, il n’est pas sûr que nos garde-fous juridiques et constitutionnels puissent faire barrage.
Patrick Weil est historien. Il a notamment écrit « Qu’est-ce qu’un Français ? Histoire de la nationalité française depuis la Révolution » (Grasset 2002).
Qu’est-ce que le droit du sol, dans le viseur du RN ?
LE 19 JUIN. 2024 À 03H00 (TU)
Mis à jour le
19 juin. 2024 à 06h15 (TU)

Des dossiers de certificat de nationalité française (CNF) au Tribunal à Aubervilliers, en Seine-Saint-Denis, le 22 janvier 2024
AFP/Archives
Ludovic MARIN
Le Rassemblement national promet, en cas d’arrivée au pouvoir après les législatives, de restreindre les conditions d’accès à la nationalité française par le « droit du sol », un principe fondamental ancien, maintes fois attaqué.
Aujourd’hui, l’acquisition de la nationalité par « droit du sol » n’est pas automatique pour les enfants de parents étrangers, mais soumise à condition. Il ne suffit pas de naître en France pour l’obtenir.
Elle est en effet attribuée à la majorité lorsqu’un enfant est né en France de deux parents étrangers à condition de résider en France à ses 18 ans et pendant une période continue ou discontinue d’au moins cinq ans depuis l’âge de 11 ans.
L’enfant peut cependant obtenir la nationalité avant sa majorité sur demande de ses parents (entre 13 et 16 ans) ou sur demande personnelle (entre 16 et 18 ans).
La nationalité française est attribuée de façon systématique uniquement par « droit du sang » pour tout enfant né en France ou à l’étranger dont au moins un des parents est Français. C’est également le cas par « double droit du sol », c’est-à-dire pour tout enfant né en France dont au moins un des parents est également né en France. Ce sont les seuls cas d’attribution automatique dès la naissance.
Le Rassemblement national (RN) propose de restreindre le droit du sol afin que « seul un enfant né d’au moins un parent français ait accès automatiquement à la nationalité française », a précisé à l’AFP le service communication du parti d’extrême droite. Ainsi, « tout enfant né de deux parents étrangers sur le sol français ne pourra accéder à la nationalité qu’après une demande à partir de ses 18 ans », a-t-il ajouté.
Cette démarche « fera l’objet d’un examen détaillé par l’administration et comportera certains critères basés notamment sur le casier judiciaire », ajoute la même source. C’est déjà le cas, en cas de condamnation à une peine égale ou supérieure à six mois d’emprisonnement.
Cette réforme, qui prendrait la forme d' »une loi simple » votée au parlement, « fait partie des urgences pointées par Jordan Bardella », explique le service communication du leader du RN.
Apparu dès le Moyen-Age, le droit du sol a été consacré par la Code civil depuis 1804. Il a été aboli sous le régime de Vichy et rétabli par ordonnance en octobre 1945.
Dans les années 1980, dans le cadre des débats sur l’immigration, la question de l’automaticité du droit du sol, héritée de 1889, est déjà remise en cause par l’extrême droite. Entre 1993 et 1998, la loi dite Pasqua prévoit que, pour bénéficier du droit du sol et devenir français, un enfant né en France de parents étrangers doit en manifester la volonté entre 16 et 21 ans.
Mi-février, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin avait annoncé son intention de supprimer le droit du sol à Mayotte, alors que l’archipel était bloqué par des collectifs citoyens protestant contre l’immigration illégale et la délinquance. Prévue en mai, la présentation en Conseil des ministres du projet de loi constitutionnelle prévoyant cette suppression avait été décalée en juillet.
Les binationaux et les « Français d’origine étrangère » dans le viseur du Rassemblement national
Alors que Marine Le Pen distingue plusieurs catégories de Français, le parti d’extrême droite entend inscrire dans la Constitution l’interdiction, pour les binationaux, d’accéder à certains emplois publics.
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Pour un responsable politique rompu à la communication comme Jordan Bardella, un lapsus n’est jamais anodin. Surtout prononcé à deux reprises dans la même minute. Désireux de balayer les « caricatures » faites de son programme, le président du Rassemblement national (RN) a prévenu, le 14 juin sur BFM-TV, que « les Français d’origine étrangère ou de nationalité étrangère » n’avaient « rien à craindre de la politique qu’[il] veu[t] mettre en œuvre » en cas d’accession à Matignon après les législatives anticipées des 30 juin et 7 juillet, à condition toutefois qu’ils « travaillent, paient leurs impôts, paient leurs cotisations, respectent la loi, aiment notre pays ».
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« Français d’origine étrangère » ? « Je pense qu’il a savonné [dérapé], ça peut arriver, on est un peu sur les rotules », a relativisé dans la foulée l’ex-cheffe de file des députés RN, Marine Le Pen. Questionné sur ses propres mots, lors d’un déplacement dans le Loiret, le 14 juin, Jordan Bardella a évité le sujet, jugeant qu’y répondre n’était pas susceptible d’« élever le débat ». L’expression, un classique de l’extrême droite française, ne l’a pourtant jamais rebuté.
En décembre 2022, craignant des débordements en marge d’un match de football entre la France et le Maroc, l’eurodéputé d’extrême droite avait tancé des « Français d’origine étrangère [enfermés] dans la repentance et la haine de la France », une « génération arrivée à l’âge adulte (…) et qui se comporte comme les ressortissants d’un Etat étranger ».
« L’“origine” est un vieux fantasme du Front national [FN, devenu RN], une manière de suspecter par principe l’étranger ou celui qui viendrait de l’étranger, rappelle la sémiologue Cécile Alduy, professeure à Stanford (Californie) et chercheuse associée au centre de recherche politique de Sciences Po. Le RN, comme le FN sous Jean-Marie Le Pen [le cofondateur du parti], défend une philosophie naturaliste de la citoyenneté, définie par l’ascendance. C’est dans la chair, dans la nature biologique, que se transmettrait la citoyenneté française. »
« Français de papier »
Depuis 2011 et sa prise de pouvoir au FN, Marine Le Pen jure ne pas faire de différences entre les Français. « Je l’ai dit et redit cent fois, et mon propos est extrêmement clair : nous défendons tous les Français, quelle que soit leur condition d’acquisition de la nationalité », a-t-elle répété, agacée, en janvier, pour dénoncer le projet de « remigration » discuté par certains dirigeants du parti Alternative pour l’Allemagne, son ancien allié (jusqu’en mai) au Parlement européen. Mais derrière sa volonté d’« apaisement » et sa promesse d’égalité, la triple candidate à la présidentielle et des membres de son parti distinguent bien plusieurs catégories de Français, selon leurs « origines » présumées ou leur appartenance à une autre nationalité.
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Moins de 10 % des personnes interpellées lors des émeutes de l’été 2023 étaient étrangères, selon le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin ? Sans aucune donnée à l’appui, Marine Le Pen assurait, le 6 juillet 2023, qu’une « ultramajorité » des auteurs des violences étaient « étrangers ou d’origine étrangère ». « Le lien qu’[elle] fait n’est pas sur la nationalité faciale des personnes qui sont dans ces quartiers. C’est : est-ce qu’ils se sentent ou non Français ? », abondait le lendemain Jean-Philippe Tanguy, alors député RN de la Somme, évoquant des « Français, mais de papier ».
« Français de papier » ? Une expression prisée des nationalistes antisémites de l’entre-deux-guerres pour opérer une distinction entre les « Français de souche » et ceux d’origine étrangère. Comme si les Français « de cœur et d’esprit », autre expression du RN, étaient par essence incapables de certains délits ou crimes. En septembre 2022, Jordan Bardella déploraitla « violence importée dans ce pays », car « cela n’a rien de français de rouer de coups une vieille dame ».
Une « nationalité à points »
« Un geste d’amour », « un mode de vie » ou encore « une histoire ». Marine Le Pen, qui souhaite abroger le droit du sol pour réserver la nationalité à la filiation et à la naturalisation (au compte-gouttes), n’a jamais posé de définition claire à ce qu’elle considérait comme un « Français ». Interrogée à ce sujet par une auditrice de France Inter en 2011, la leader d’extrême droite avait brandi l’idée d’une « nationalité à points », menaçant les nouveaux Français d’une déchéance en cas de délit grave ou de crime pendant dix ans.
La fille de Jean-Marie Le Pen avait surtout jugé nécessaire l’abrogation de la double nationalité, cible historique du FN et « frein majeur à l’intégration de populations dans notre pays ». « On n’a qu’une seule nationalité, comme on n’a qu’une identité, tranchait-elle alors. Il faut choisir [sous peine] de susciter des doubles allégeances qui pourraient être problématiques. » L’année suivante, elle contestait la légitimité d’Eva Joly, candidate écologiste à la présidentielle, car naturalisée et franco-norvégienne.
Lors de sa troisième course à l’Elysée, en 2022, Marine Le Pen avait renoncé à la suppression de la double nationalité, totem de l’extrême droite jugé trop éruptif. « J’ai rencontré des milliers de gens. Par exemple des Marocains qui, juridiquement, ne peuvent renoncer à leur nationalité car leur pays l’interdit. Honnêtement, je préfère mettre ça de côté car c’est comme mettre du sel sur des plaies ouvertes », justifiait-elle dans Libération. Le RN ne promet certes plus de proscrire la binationalité, mais les personnes disposant de plusieurs passeports restent discriminées dans le programme du parti.
« Ce type de mesure n’a été instauré que sous Vichy »
Le projet de loi sur l’immigration que Marine Le Pen rêve de soumettre par référendum dès son arrivée à la présidence de la République ne contient pas seulement une allusion implicite à la théorie raciste du « grand remplacement », excluant toute politique susceptible d’entraîner l’« installation d’un nombre d’étrangers sur le territoire national de nature à modifier la composition et l’identité du peuple français ». Il vise à inscrire dans la Constitution la « préférence nationale » en matière d’emploi, de logement social ou de prestations sociales. Une discrimination qui ciblerait pour partie les binationaux, en plus des étrangers.
Retranscrit dans une proposition de loi déposée en janvier par Marine Le Pen, ce projet de référendum graverait dans la Constitution la possibilité d’interdire, par une simple « loi organique », « l’accès à des emplois des administrations, des entreprises publiques et des personnes morales chargées d’une mission de service public aux personnes qui possèdent la nationalité d’un autre Etat ». Ex-secrétaire général du groupe RN à l’Assemblée nationale, Renaud Labaye confirme que les binationaux seraient concernés par ces interdictions, dont le champ d’application a été sciemment élargi. « On ne veut se fermer aucune porte et se laisser la possibilité de légiférer selon l’actualité ou la situation géopolitique », assume le proche collaborateur de Marine Le Pen.
Bien au-delà, donc, des emplois, la plupart dans la fonction publique ou la santé, déjà fermés aux étrangers. « Une telle disposition, contraire au caractère républicain du gouvernement et à l’ensemble de nos engagements internationaux, changerait la nature même de notre Constitution, prévient le professeur de droit public à l’université Grenoble-Alpes Serge Slama. C’est simple, ce type de mesure n’a été instauré que sous [le régime collaborationniste de] Vichy [1940-1944], quand la fonction publique était réservée aux personnes d’ascendance française, dont le père était français. »