Pourquoi le programme économique du Rassemblement national ne tient pas la route
LE 19 JUIN 202415 min
Le RN entretient volontairement le flou sur les questions économiques. Et pour cause : son programme est incohérent, dangereux et peu crédible. Alors qu’il s’agit de sujets clés pour ces élections législatives.
Par Aude Martin, Christian Chavagneux et Vincent Grimault
Sur les questions économiques, le Rassemblement national ne joue pas cartes sur table. Entre les renoncements de dernière minute pour essayer de se parer d’une prétendue « respectabilité » vis-à-vis des chefs d’entreprise, les mesures soi-disant sociales et volontairement floues, les effets d’annonces sur le pouvoir d’achat très onéreux, peu efficaces, ou irréalistes, les chiffrages budgétaires farfelus, et l’acharnement sur des boucs émissaires, difficile d’y voir clair.
Du pouvoir d’achat à l’état des finances publiques, en passant par l’avenir de notre modèle social, ce sont pourtant des enjeux clés de ces élections législatives. Qui méritent d’être décryptés et débattus au grand jour.
1/ Un volontarisme budgétaire à très haut risque
Dans une tribune parue le 29 février dernier dans Les Echos, Marine Le Pen a fixé le cap budgétaire d’un éventuel gouvernement RN : la maîtrise des déficits et de la dette publique française. Elle y conspue « la dérive des finances publiques » et appelle à ce que « la France, face au mur de la dette, retrouve une stratégie ordonnée de redressement budgétaire ». Des mots que le ministre des Finances Bruno Le Maire ne renieraient pas.
Comment atteindre cet objectif ? Malheureusement, il n’y a à ce stade pas de réponse. Dans son programme présidentiel de 2022, la cheffe du Rassemblement national affiche des propositions budgétaires équilibrées avec des mesures comportant 68 milliards de dépenses supplémentaires financées par 68 milliards de recettes supplémentaires.
Si cela donne un budget équilibré, cela ne dit pas comment un déficit budgétaire de l’ordre de 5 % du produit intérieur brut (PIB) en 2023, et prévu au même niveau en 2024 et 2025, serait réduit. Si l’on prend l’engagement de Marine Le Pen à la lettre d’engager une stratégie forte de redressement budgétaire, il y aura forcément des mauvaises surprises à attendre en matière de coupes budgétaires ou fiscales.
Et encore, un tel raisonnement prend pour hypothèse que les propositions budgétaires du programme de 2022 tiennent la route. Ce qui n’est pas le cas.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que le RN fait preuve d’un gros volontarisme budgétaire. Il y a toutes les mesures qui font dire à la droite que le parti d’extrême droite est « socialiste » : revalorisation des salaires des enseignants et du personnel médical, un plan d’urgence pour la santé, 100 000 places en Ehpad, 100 000 logements sociaux, etc.
C’est oublier le côté libéral du programme : les baisses d’impôts de production et de cotisations sociales, les prêts bonifiés aux petites entreprises, les baisses des droits de succession, etc. Et puis, il y a bien sûr les mesures phares : les baisses de TVA (voir ci-dessous) et la retraite à 60 ans après 40 annuités, récemment qualifiée de non prioritaire par Jordan Bardella.
Comment tout cela est-il financé ? Par quatre gros piliers : la lutte contre le gaspillage d’argent public, la lutte contre la fraude fiscale et sociale (chiffrée à 15 milliards annuels), la remise en cause des transferts à destination des immigrés (chiffrée à 16 milliards annuels) – deux évaluations considérées par tous les spécialistes budgétaires comme farfelues –, et le boost de croissance attendu de la mise en œuvre du programme.
Qu’est-ce que tout cela donne, finalement ? L’Institut Montaigne avait réuni des experts pour tenter de chiffrer au plus près les programmes présidentiels de 2022, dont celui du RN. L’analyse donne en gros 16 milliards de baisses de la dépense publique, pas loin des 20 que cherchait le gouvernement avant la dissolution. Mais s’y ajoutent une hausse des dépenses et une baisse des recettes creusant le déficit de 120 milliards d’euros. Tout pris en compte, on arrive à un impact négatif de l’ordre de 100 milliards pour le solde budgétaire.
En admettant que les 25 milliards de coûts de la réforme des retraites soient définitivement enterrés, on arrive à un déficit supplémentaire de l’ordre de 75 milliards d’euros. Il y aura des effets keynésiens positifs à la montée des dépenses, aux baisses d’impôts et aux mesures de soutien du pouvoir d’achat qui, selon l’Institut Montaigne, pourrait diminuer la facture de 30 à 50 %.
Au bout de ces calculs, on peut donc estimer que le volontarisme budgétaire du RN ajouterait entre 1,4 et 1,9 point de PIB de déficit budgétaire supplémentaire chaque année aux 5 points déjà prévus pour 2024 et 2025. On est très très loin de la promesse d’une « stratégie ordonnée de redressement budgétaire ». A l’inverse, la politique économique prévue par le RN prévoit une stratégie désordonnée de creusement du déficit budgétaire et d’accroissement de la dette publique.
Christian Chavagneux
2/ Les leurres du RN sur le pouvoir d’achat
Sur le plan économique, le pouvoir d’achat est la priorité du Rassemblement national. Celle de ses électeurs aussi : c’est la préoccupation numéro un de 61 % d’entre eux, contre un peu plus de 50 % pour les électeurs de la France Insoumise ou du Parti communiste et seulement 28 % pour ceux de la majorité présidentielle.
Mais ses propositions sont-elles à même de redonner un peu d’air au budget des Français, en particulier à son électorat ouvrier et aux classes moyennes en emploi dont le RN ne cesse de pointer le déclassement ? Plusieurs éléments permettent d’en douter sérieusement.
Outre la nationalisation des autoroutes françaises, également au programme de la gauche, qui permettrait a priori de réduire le tarif des péages, le RN insiste particulièrement sur les prix de l’énergie : de l’électricité, du fioul domestique, du carburant ou encore du gaz, devenu un enjeu majeur de la campagne des législatives, en raison de l’annonce par la Commission de régulation de l’énergie d’une hausse de 11,7 % des tarifs début juillet. « Nous allons arrêter cette hausse », ne cesse de répéter le RN. Pour ce faire, est mise en avant une mesure emblématique défendue depuis plusieurs années : une baisse de la TVA de 20 à 5,5 % pour toutes ces sources d’énergie.
Outre le fait que cette mesure est difficilement réalisable pour des raisons juridiques1, elle aura en réalité peu d’effets durables sur la facture des ménages. Pour cause, les prix du gaz augmentent principalement à cause des coûts d’entretien du réseau (à hauteur de 55 %) et du prix du gaz sur les marchés mondiaux (pour 37 %).
Sur ce dernier point, c’est plutôt la réduction de la dépendance au gaz qui serait protectrice, par exemple via un développement des renouvelables. Ou la massification des aides à la rénovation des logements, qui permettent à terme de réduire la facture du chauffage. Mais le RN veut au contraire assouplir les obligations de rénovation des logements pour augmenter le nombre de logements disponibles (notamment les passoires thermiques donc) et ainsi, affirme-t-il, diminuer l’inflation. Mais cela enferme les ménages concernés dans une dépendance aux fossiles, dont il leur faudra assumer le coût budgétaire qui risque d’aller croissant. Une vision de courte vue donc.
Par ailleurs, les gains issus d’une telle baisse de TVA risquent d’être captés par les entreprises plutôt que répercutés aux ménages, comme cela s’est vu dans le secteur de la restauration. Et à plus long terme, réduire les recettes de TVA qui abondent le budget de l’Etat nuit au financement d’un service public de qualité.
Selon l’Institut Montaigne, qui avait chiffré les principales mesures du RN en 2022, baisser la TVA de 20 à 5,5 % pour les carburants, l’électricité, le gaz et le fioul domestique coûterait entre 8 et 12 milliards d’euros, et même jusque 17 milliards d’euros selon Bercy2. Pour la financer, le RN entend réduire la contribution de la France à l’UE de 2 milliards d’euros et, a-t-il annoncé récemment, supprimer une niche fiscale destinée aux armateurs (dite « taxe au tonnage »). Mais le compte n’y est pas : si elle a pu coûter à l’Etat jusqu’à 3,8 milliards en 2022 et 5,6 milliards d’euros en 2023 en raison alors des bons résultats de CMA-CGM au moment de la pandémie, « elle a coûté 80 millions d’euros en moyenne par an entre 2000 et 2020 », a détaillé l’économiste Anne-Laure Delatte sur France Culture.
Tout ceci étant dit, pour protéger les ménages de la hausse des prix du gaz, la distribution de « chèques énergie » est nettement plus efficace, explique en substance le Conseil des prélèvements obligatoires. Cela permet de cibler davantage le soutien, contrairement à la baisse de TVA qui bénéficie principalement aux plus aisés.
Toujours pour réduire les factures d’énergie, le RN souhaite déroger au marché européen de l’électricité pour fixer un « prix français de l’électricité », censé être plus avantageux pour les consommateurs grâce au nucléaire. S’en suivrait, selon le parti frontiste, « une baisse des factures de 30 à 40 % », en réalité peu crédible. S’il y a indéniablement des réformes à conduire au niveau européen sur ce point, la réponse simpliste avancée par le RN, qui omet le fait que la France aurait du mal à faire face à sa consommation sans interconnexions avec le reste de l’Europe, n’est pas à la hauteur des enjeux.
S’agissant du salaire, élément central du pouvoir d’achat, le parti s’est récemment refusé à augmenter le Smic. Il préfère mettre en avant une autre proposition, comme il le faisait déjà en 2022 : exonérer de cotisations patronales les entreprises qui proposent des hausses de salaires de 10 %. Portée par le RN début 2023 à l’Assemblée nationale, la mesure a été refusée par tous les autres groupes politiques.
Elle souffre en effet de nombreuses critiques, dont celle de s’adresser surtout aux salaires nettement supérieurs au Smic. En effet, des exonérations existent déjà près du salaire minimum. Elle fait également porter les hausses de salaires à l’Etat, appauvrissant de fait notre système de protection sociale, « dans la continuité des mesures néolibérales dites d’allègement de charges qui ont fleuri ces 30 dernières années », alertait déjà l’association Attac en 2022. Avec comme conséquence d’hypothéquer le pouvoir d’achat à long terme, si les hausses de salaire ainsi obtenues se traduisent plus tard par des coupes dans les pensions de retraite ou les remboursements santé.
Sauf si, en parallèle, on réduit les transferts à destination des immigrés, rétorque le RN. Des privations invalidées déjà à plusieurs reprises par le Conseil constitutionnel et qui défient toute rationalité économique, comme récemment rappelé dans nos colonnes.
« Si vous voulez mettre en place un programme qui est généreux socialement, il faut des cotisations ou des impôts en face, explique Anne-Laure Delatte. Ce que je retiens du programme du RN, c’est que c’est un programme plutôt pro-business sur le papier, dans le sens où il baisse les cotisations et ne revient pas sur les baisses d’impôts réalisés depuis 2017 (impôt sur les sociétés, impôt de production). Et un programme xénophobe ! ».
A l’heure de devoir préciser sa stratégie, le RN est forcé à la clarification et montre donc son vrai visage : toujours sur la question du pouvoir d’achat, Jordan Bardella a par exemple remis à plus tard sa proposition de réduction de TVA sur les biens de première nécessité, après avoir parlé d’une centaine de produits concernés. La suppression de l’impôt sur le revenu initialement annoncée pour tous les moins de 30 ans est également remisée au placard.
Aude Martin
3/ Protection sociale : exclusion pour les étrangers, réduction à terme pour tous
Le Rassemblement national est-il social-populiste, comme on l’entend parfois ? Si la partie populiste ne fait pas de doute, la dimension sociale est plus floue, à l’image du reste du programme du parti.
Sur le papier, le RN ne compte pas réduire le périmètre de la protection sociale au sens large. Au contraire. Il assure ainsi vouloir dépenser plus pour l’hôpital public et promet des incitations financières pour les médecins qui s’installent dans des déserts médicaux. Dans son programme de 2022, Marine Le Pen parlait ainsi d’un plan d’urgence de 20 milliards d’euros pour la santé.
Le RN promettait aussi d’aider davantage fiscalement les familles françaises (notamment les familles monoparentales) et les jeunes (surtout les apprentis), mais également de construire plus de logements sociaux et de revaloriser l’allocation adulte handicapé (AAH).
Ces derniers jours, Jordan Bardella a par ailleurs assuré vouloir abroger la réforme de l’assurance chômage défendue par le gouvernement et ainsi mieux protéger les demandeurs d’emploi. Une proposition surprenante tant la stigmatisation des « assistés » est une motivation importante du vote RN dans une partie de son électorat. Enfin et surtout, le parti promettait jusque très récemment de revenir sur la dernière réforme des retraites. Dans son programme de 2022, Marine Le Pen promettait même de « permettre à ceux qui ont commencé à travailler avant 20 ans pendant 40 annuités de prendre leur retraite à 60 ans ».
Dans les faits cependant, il y a beaucoup de raisons de douter de toutes ces promesses. Jordan Bardella a déjà annoncé qu’il repousserait la principale – l’abrogation de la réforme des retraites – « dans un second temps » s’il parvient à Matignon. En langage politique, cela équivaut à un enterrement.
Plus globalement, difficile de croire que le RN aura les moyens de financer un tel programme. Car le parti prévoit, dans la lignée d’Emmanuel Macron, de poursuivre la baisse des recettes pour la Sécurité sociale, à l’image d’une extension des exonérations de cotisations sociales pour toutes les hausses de salaire de plus de 10 % accordées à un salarié.
Plus globalement, le RN promet des baisses d’impôt (sur les droits de succession par exemple) qui, si elles ne concernent pas directement les recettes des caisses sociales, vont indirectement peser dessus. L’histoire récente le montre : les réformes de l’assurance chômage voulues par Emmanuel Macron n’ont pas visé à équilibrer le régime, excédentaire depuis trois ans, mais à combler le déficit public créé par les baisses d’impôt accordées aux ménages aisés et aux entreprises.
Le parti lepéniste répond qu’il compensera ces nouvelles dépenses fiscales par une lutte renforcée contre la fraude, et notamment la fraude sociale. Mais les sommes à espérer sont faibles car la fraude sociale est marginale et parce que ses bénéficiaires sont déjà largement traqués.
En fait, la principale mesure d’économie du RN consiste à réduire le périmètre de la Sécurité sociale en excluant les étrangers des bénéficiaires. Le parti promettait ainsi en 2022 de « réserver les aides sociales aux Français et de conditionner à 5 années de travail en France l’accès aux prestations de solidarité », quand bien même ces étrangers cotisent aux caisses sociales via les impôts, taxes et cotisations sociales auxquels ils sont soumis comme tout le monde.
Non seulement cette mesure xénophobe est grave pour les publics visés, mais elle fait aussi peser à terme un risque pour les Français, expliquaient récemment les chercheurs Cyprien Batut, Clément Carbonnier, Elvire Guillaud, Mathilde Viennot et Michaël Zemmour :
« Les expériences passées (comme par exemple la régularisation de 1981) montrent que le monde du travail n’est pas un jeu à somme nulle : c’est en créant des droits, et non en en supprimant pour certains, que la situation s’améliore pour tous. »
Vincent Grimault
LECTIONS
Enquête sur les « penseurs » qui ont façonné le programme économique du Rassemblement national
LE 18 JUIN 20249 min
https://www.alternatives-economiques.fr/enquete-penseurs-ont-faconne-programme-economique/00111500
Au RN, l’économie n’est pas confiée à des économistes, mais à des technocrates et des hommes d’affaires. En découle une orientation ultralibérale et pro-business, mal cachée par un vernis social qui s’effrite.
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Par Jérémie Younes
Qui sont les économistes du Rassemblement national ? La question paraît sans objet tant la doctrine économique du parti d’extrême droite fluctue en fonction des électorats à séduire. Elle s’avère un jour interventionniste, et le lendemain ultralibérale. Contre la réforme des retraites lors des campagnes électorales mais pour la baisse des « charges » face au Medef, la ligne, si l’on s’en tient aux affichages programmatiques et aux déclarations, est difficile à suivre. Il y a peut-être une bonne raison à ces incohérences : il n’y a pas d’économistes au RN.
Ceux qui pensent le programme économique du Rassemblement national sont plutôt des « technocrates » et des hommes d’affaires que des universitaires. Marine Le Pen aime se vanter dans la presse de ses relations avec des hauts fonctionnaires anonymes qui l’abreuvent de notes et qui gageraient du sérieux de ses propositions.
Au premier plan, les « Horaces », un groupe pseudo-secret d’hommes d’âge avancé, anciens polytechniciens ou énarques, dirigé par André Rougé, eurodéputé RN, qui la conseille depuis 2015. On y trouve des profils comme Philippe Baccou, retraité de la Cour des comptes, ou encore Hervé Fabre-Aubrespy, haut fonctionnaire, ancien du cabinet Pasqua.
Ces derniers, canal historique du FN, sont – sans surprise – bien plus obsédés par l’immigration que par les inégalités ou l’équilibre des comptes publics. Ils sont, pourrait-on dire, une émanation du « Club de l’Horloge », ce think tank d’extrême droite fondé dans les années 1970 par Jean-Yves Le Gallou et le néonazi Henry de Lesquen, qui se réclame du « national-libéralisme » (sic). Philippe Baccou en était un membre éminent et avait signé dans les années 1980 un livre dont le titre donne quelques indices sur le fond de sa pensée : Le grand tabou. L’économie et le mirage égalitaire. Vive les inégalités !
Vernis de respectabilité et de sérieux
On compte aussi, parmi les « Horaces » spécialisés en économie, le dénommé Alain Lefebvre, journaliste, coauteur du livret thématique sur l’économie dans le programme de 2022 et directeur de la publication de la revue d’extrême droite Eléments, qualifiée par Libé de « laboratoire d’idées au racialisme euphémisé ». Alain Lefebvre est un historique de la « Nouvelle Droite », un courant de pensée néofasciste fondé dans les années 1970 autour du GRECE, le Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne.
Au second plan, derrière ces caciques, toujours « techno » mais plus jeune, se cache un certain Renaud Labaye, « l’ombre de Marine à l’assemblée ». Ce discret catho-tradi de 39 ans, qui coanime en décembre 2021 le chiffrage – totalement fantaisiste comme nous le démontrions ici en 2022 – du programme présidentiel présenté par Marine Le Pen, coordonne depuis 2022 le groupe de 89 députés à l’Assemblée. Saint-Cyrien, passé par Bercy, « Labaye [est] ce que le RN a de mieux en rayon, souffle alors au Parisien un responsable du parti. Il a contribué à enfermer Marine dans une montagne de données et de chiffres », lit-on encore.
Et à lui donner un vernis de respectabilité, en virant du programme de 2017 les propositions trop farfelues : plus question, par exemple, de sortir de l’euro ou de taxer les importations. Renaud Labaye aime l’entreprise et souhaite alléger les impôts de production, supprimer la cotisation foncière des entreprises, exonérer les employeurs de cotisations patronales jusqu’à 3 fois le Smic. Une pluie de cadeaux pour le patronat et la disparition programmée de la Sécurité Sociale.
Pour financer toutes ces mesures, ou encore la baisse de la TVA sur l’énergie – qui profiterait là encore en priorité aux entreprises et aux plus aisés, qui payent le plus cet impôt direct – Renaud Labaye n’oublie pas les basiques de l’extrême droite : suppression des allocations familiales aux étrangers, durcissement des conditions d’accès au RSA ou aux APL. Peu importe si ces mesures sont inconstitutionnelles ou si les gains escomptés seraient très loin de compenser les pertes de recettes occasionnées par les largesses octroyées aux entreprises et aux ménages.
Dans Libération, l’historien spécialiste des années 1930 Johan Chapoutot résume : « Après une petite embardée souverainiste et sociale, avec Philippot, Marine Le Pen est revenue aux fondamentaux de l’extrême droite – pro-business, antisociale et anti-écologiste. »
Ainsi, dès sa première interview post-Européennes, dans la matinale de RTL, Jordan Bardella enterrait-il déjà la mesure sociale phare de sa campagne, l’abrogation de la dernière réforme des retraites et le départ à 60 ans pour les carrières longues : « Nous verrons », lance-t-il à Yves Calvi, « il faudra faire des choix, économiquement, je suis responsable ». Pour entretenir une semaine plus tard la confusion et annoncer une suppression de la réforme « à partir de l’automne ».
Se ménageant sans cesse des portes de sortie, Renaud Labaye, en seconde lame, prépare les esprits à une série de renoncements sur les quelques promesses sociales contenues dans le programme en cas d’entrée à Matignon : « Peut-être qu’en arrivant au pouvoir, on va se rendre compte que la situation financière est encore plus catastrophique, ce qui pourra réduire nos marges de manœuvre », prévient-il dans Le Monde.
Orientation néolibérale
En vérité, les promesses sociales du Rassemblement national n’engagent que ceux qui les croient. Puisque les économistes sont absents, le chiffrage aléatoire et les propositions fluctuantes, mieux vaut s’en tenir aux votes à l’Assemblée nationale depuis deux ans des députés RN pour se faire une idée claire du projet économique qu’ils et elles soutiennent ou soutiendraient une fois au pouvoir. Sans surprise, les 89 députés RN coordonnés par la tête pensante Labaye s’opposent systématiquement aux mesures sociales proposées par la gauche, et votent bien souvent en chœur avec la macronie.
Selon un décompte de Datapolitics, le RN a voté 42 % des projets de loi déposés par la majorité présidentielle, dont une bonne part de textes socio-économiques, comme la « loi pouvoir d’achat » ou la « loi immigration », tout en s’opposant au retour de l’ISF ou à l’augmentation du Smic à 1 500 euros nets proposés par la gauche.
Si la ligne qualifiée de « sociale-souverainiste » survit en façade, avec les deux députés Tanguy et Jacobelli, venus de chez Dupont-Aignan, et dont le premier est parfois présenté comme le « monsieur économie » adepte du « patriotisme économique », tout dans les votes et amendements du groupe indique une orientation classiquement néolibérale et favorable aux entreprises.
Une orientation manifeste qui se retrouve également dans la vision des services publics du parti d’extrême droite. Dans les cénacles qui conseillent Marine Le Pen sur l’économie, on trouve l’administration « obèse », on propose de baisser de 40 milliards d’euros les « prélèvements obligatoires », tout en prétendant en vitrine restaurer la qualité des services publics comme l’hôpital, l’éducation, la justice. Une contradiction évidente relevée par Lucie Castets, porte-parole du collectif Nos Service Publics, dans une chronique pour Alternatives Economiques : « En matière de fiscalité, le RN porte des propositions qui conduiraient à totalement assécher les services publics. »
En les privant d’agents et d’argents, et en excluant de l’accès à ceux-ci une part importante de la population sur la base de la « préférence nationale ». Ce qui accentuerait, selon la porte-parole du collectif, une tendance déjà observée de recours croissant au privé pour combler les lacunes du public dé-financé.
Une vision que l’on retrouvait déjà exprimée sans ambiguïté dans le manifeste du parti en 2022 : « Dans le domaine économique, le rôle de l’Etat est avant tout de créer un environnement favorable au développement des entreprises », y disait Marine Le Pen. Une « véritable profession de foi néolibérale », relevait justement le journaliste de Mediapart Romaric Godin, qui consiste contrairement au libéralisme classique à mettre l’Etat au service du marché, non plus à limiter ses interventions.
Rassurer le patronat français
Si la doctrine économique du RN peut se permettre d’être si fluctuante et contradictoire, de la Marine Le Pen de 2017 qui voulait faire « obstacle à la finance »à Jordan Bardella qui se déclare ouvertement « pro-business », c’est évidemment car l’économie n’est pas le moteur de l’extrême droite. Selon un sondage de l’IFOP, les trois premiers items motivant le vote RN sont, dans l’ordre : la lutte contre l’immigration clandestine, la lutte contre la délinquance, la lutte contre le terrorisme.
L’économie n’arrive qu’en 4e position avec « le relèvement des salaires », que le parti avait donc refusé de voter en 2023, joignant ses voix aux députés LR et Renaissance. Les têtes pensantes du RN en économie le savent bien. Ils savent aussi le besoin de se « notabiliser » et d’apparaître crédible aux yeux des milieux d’affaires.
Une mission toute faite pour Renaud Labaye, qui organise depuis des mois des rencontres entre Marine Le Pen et le patronat français : « Il faut les rassurer sur les caricatures qui sont faites de nous. L’argument que Marine Le Pen serait comparable à Mélenchon sur l’économie a un peu imprégné le monde économique », explique-t-il au Monde. La stratégie semble porter ses fruits, à en croire la percée du RN chez les cadres aux Européennes, devenu premier parti des CSP+.
Tant sur la généalogie intellectuelle de ses penseurs en économie que sur les votes concrets de son groupe à l’Assemblée nationale, il apparaît évident que derrière la vitrine du « patriotisme économique » se trouve en fait une autre variante du néolibéralisme autoritaire. Option xénophobie.