Santé : « L’Assurance-maladie est un bien commun »
Tribune
Dans une tribune au « Monde », un collectif de professionnels de santé et de patients estime que transférer une partie des dépenses de santé vers des organismes privés contrevient au principe d’assurance solidaire, où chacun participe en fonction de ses moyens et reçoit selon ses besoins.
Publié le 16 juin 2024 à 09h30 Temps de Lecture 4 min. https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/06/16/sante-l-assurance-maladie-est-un-bien-commun_6240620_3232.html
Dans une récente tribune du journal Le Monde, Camille Mosse, analyste du marché de la santé, propose « de futures collaborations entre public et privé pour mieux appréhender les problématiques de santé », en l’occurrence les dépenses de santé. Mme Mosse, directrice au sein d’un organisme complémentaire de santé, souligne que ces collaborations ont la faveur des directeurs de la Caisse nationale d’Assurance-maladie (CNAM) et de la Sécurité sociale.
Or, les assurances et mutuelles n’ont pas la même efficacité que l’Assurance-maladie obligatoire. Basculer sur des organismes privés (assurances mutualistes ou privées) une partie des dépenses liées à la prise en charge des patients atteints d’affections de longue durée (ALD) – c’est-à-dire prises en charge à 100 % par l’Assurance-maladie – réduirait certes le fameux « trou de la Sécu » et le déficit des dépenses publiques examinées par diverses instances européennes ou de cotation, les affections en ALD constituant 66 % des dépenses remboursées.
Mais il ne s’agirait que d’un transfert de charge vers les complémentaires santé, qui ne manqueront alors pas de répercuter la hausse des dépenses sur les cotisations des assurés. Ce transfert des dépenses de l’Assurance-maladie vers le privé ne diminuera pas les dépenses de santé et elle aggravera les inégalités d’accès aux soins.
Coût des publicités et dividendes
En santé, la multiplication des acteurs privés est source de dépenses supplémentaires, leurs frais de gestion étant bien plus élevés que ceux de la Sécurité sociale. En 2019, cette dernière consacrait 3,4 % de son budget aux frais de gestion, contre 20,3 % pour les assurances complémentaires privées (16 % du chiffre d’affaires pour les instituts de prévoyance, 19 % pour les mutuelles et 22 % pour les compagnies d’assurances).
Ces frais de gestion importants des complémentaires santé s’expliquent en partie par le coût des publicités et des démarchages de nouveaux clients dans un marché concurrentiel, mais aussi par le fait que les organismes assurantiels à but lucratif (prévoyance, assurance) versent des dividendes à leurs actionnaires.
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Les acteurs financiers, et en particulier les sociétés d’assurance, voient dans les mesures envisagées la possibilité d’un nouveau marché, car le désengagement de l’Assurance-maladie amènera les Français à souscrire des contrats d’assurance santé dont la couverture dépendra du montant du contrat choisi. Les plus aisés, qui statistiquement sont les moins malades, bénéficieront d’une bonne couverture, alors que les pauvres auront une moindre protection. Le risque est le renoncement aux soins de malades incomplètement assurés. C’est déjà le cas pour les soins de ville médiocrement remboursés, à l’instar du modèle assuranciel américain, auquel le président Obama avait tenté de mettre fin.
Les solutions actuelles mises en œuvre par le gouvernement visent à faire payer les malades. La hausse des franchises a ainsi été adoptée : 2 euros pour les consultations chez le médecin, 1 euro par boîte de médicaments, 4 euros pour les transports sanitaires. Une « taxe lapin » est envisagée pour les patients n’honorant pas leur rendez-vous. Aujourd’hui, l’idée de réduire le nombre d’affections éligibles au titre de l’ALD ou de réduire le niveau de sa prise en charge est avancée.
De nombreuses solutions
Cette mesure budgétaire transférant des prestations aux assurances remet en question le principe fondateur de l’Assurance-maladie où chacun participe en fonction de ses moyens financiers et reçoit selon ses besoins médicalement validés, réalisant une double solidarité – des plus aisés avec les moins fortunés et des bien portants avec les malades. Faire payer les cotisants en fonction des risques (notamment les vieux plus que les jeunes) et pénaliser financièrement les malades pour les dissuader de se soigner relève d’une logique assurantielle en rupture avec le principe de solidarité de l’Assurance-maladie obligatoire, qui est un bien commun.
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Pourtant de nombreuses solutions existent pour augmenter les recettes ou diminuer les dépenses. Au nom de la défense de l’emploi, les gouvernements successifs ont exonéré les entreprises de cotisations sociales. Pourquoi ne pas revenir sur ces exonérations qui s’élèvent, selon les analystes, à 75 milliards d’euros, au moins pour celles qui n’ont pas démontré un bénéfice pour l’emploi ?
Créer la « grande Sécu » pour confier à l’Assurance-maladie l’ensemble du remboursement des frais de santé permettrait d’économiser 7 milliards d’euros de frais de gestion. Cet organisme dispose, d’ores et déjà, de toutes les informations nécessaires pour le remboursement. Dans l’attente, lui permettre d’avoir sa propre complémentaire santé permettrait de faire jouer la concurrence à son bénéfice. Pour des raisons historiques, le régime d’Alsace-Moselle fonctionne selon ce modèle avec d’excellents résultats.
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Développer une politique d’amélioration de la pertinence des soins permettrait de réduire les actes non justifiés (20 % à 30 % des dépenses). Une récente étude de l’Institut de recherche et de documentation en économie de la santé (Irdes) de 2023 montre d’importantes disparités de taux d’interventions chirurgicales entre les départements français. Une politique volontariste portée par la Haute Autorité de santé et l’Assurance-maladie utilisant les grandes bases de données permettrait de faire des économies substantielles, de réduire la malprescription et la iatrogénie.
Prévention
Il faut développer le travail en équipe et le dossier médical partagé qui permet de limiter certaines dérives individuelles. Le paiement à l’acte et la tarification à l’activité poussent les prescripteurs à la multiplication des actes pour augmenter leur rémunération ; le paiement forfaitaire pour les maladies chroniques est une manière de limiter ces abus. Bien entendu, il faut également poursuivre les actions contre les fraudes, dont 70 % sont le fait des professionnels de santé.
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Enfin, la prévention permet des économies à moyen terme en jouant sur les principaux déterminants de santé, sur les politiques de dépistage et la prise en charge des maladies chroniques. Le tabac fait 75 000 morts par an, l’alcool 41 000 et la pollution atmosphérique 48 000… 41 % des cancers sont évitables par la prévention, selon l’OMS.
Les économies attendues sous réserve d’investissement pour mettre en œuvre les plans de prévention sont énormes. La campagne d’immunisation préventive de la bronchiolite par le Beyfortus [traitement préventif pour limiter les risques de cette affection chez les nourrissons] a permis de réduire entre 76 % et 81 % des cas de bronchiolite admis en réanimation.
Réfléchir collectivement à des améliorations et à des évolutions est indispensable dans la situation politique actuelle. Encore faut-il, en développant la démocratie sanitaire, y associer les professionnels de santé et les représentants d’usagers pour ne pas laisser aux seuls analystes financiers le soin de trouver des solutions qui s’opposent à l’intérêt général.
Signataires : François Bourdillon, médecin de santé publique, ancien directeur général de Santé publique France ; Anne Gervais-Hasenknopf, hépatologue hospitalier ; André Grimaldi, professeur émérite de diabétologie ; Olivier Milleron, cardiologue hospitalier ; Claude Rambaud, vice-présidente du Lien. Tous sont membres du Collectif de professionnels de santé et de patients pour la refondation de la santé (CPPRS).