La guerre globale est porteuse d’une destruction potentiellement illimitée (Dominique de Villepin)

L’urgence d’un sursaut diplomatique pour la France

La guerre n’est pas le plus court chemin vers la paix

Dans un monde où nombre d’États l’Ukraine, la Russie, la Palestine, Israël perçoivent les conflits qui les engagent comme existentiels, comment éviter une montée aux extrêmes, surtout quand les grandes puissances s’affranchissent de leurs propres règles? Loin du néoconservatisme décomplexé qu’elle pratique dans une Europe hors jeu, à quoi pourrait ressembler la recherche par la France d’une sécurité collective?

par Dominique de Villepin

La guerre n’est pas le plus court chemin vers la paix↑

 

JPEG - 94.2 ko
Alexander Massouras. – «And Then the Doorbell Rang (Et puis la sonnette sonna)», 2011© Alexander Massouras – Galerie Anne-Sarah Bénichou, Paris

La «pax americana» s’achève et laisse le monde en grand désordre. Depuis trois décennies, les États-Unis suivis par leurs alliés, seuls en scène, avaient cru pouvoir remodeler le monde à leur image, par l’influence, se croyant des exemples, par la régulation, se présentant en sources de droit, et, de plus en plus, par la force, se sachant les plus puissants. Ce faisant, ils ont perdu de vue leurs propres promesses et suscité une levée de boucliers mondiale dont nous payons tous aujourd’hui le prix (1).

Le temps n’est pas à regarder en arrière mais à tirer les leçons et regarder en avant, vers le monde qui vient, prisonnier d’une mécanique infernale, un engrenage de la guerre globale, fait de trois processus parallèles.

Tout d’abord, la fragmentation du monde. Elle résulte principalement d’une dérégulation de la force sans précédent. Le consensus de 1945 fondant un ordre international au service du règlement pacifique des crises, poursuivi dans l’intérêt de la désescalade pendant la guerre froide, puis comme «gendarme du monde» par l’hyperpuissance américaine, s’est délité.

D’un côté parce que les puissances occidentales garantes de cet ordre se sont affranchies de leurs propres règles, agissant hors du cadre légal international, au Kosovo en 1999, en Irak en 2003 (2), sans garde-fous, comme en Libye en 2011, et sans perspective politique, comme au Sahel depuis 2013. De l’autre côté, l’effritement du droit est le fait des puissances, comme la Russie ou la Chine, insatisfaites de l’ordre de 1945 qui leur laissait trop peu de place et leur paraît justifier un recours plus décomplexé à la menace et à la force.

La fragmentation naît aussi d’une accélération des crises rendant le monde plus explosif que jamais, après la traînée de poudre des guerres civiles issues des «printemps arabes» de 2011, en Libye, en Syrie, au Yémen. Tous les conflits gelés des années 1990 semblent chauffés à blanc : guerre en Ukraine depuis 2014 et plus encore 2022, double guerre du Haut-Karabakh entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie en 2020 et 2023, ou nouvelle guerre de Gaza en 2023. Partout des acteurs opportunistes, groupes terroristes, hommes forts, mouvements ethno-nationalistes avancent leurs pions sur l’échiquier du dérèglement mondial.

Enfin, cette fragmentation se nourrit d’une polarisation du système international aggravée par la multiplication des sanctions. La rivalité entre Chine et États-Unis oblige peu à peu chaque pays à s’aligner et à choisir son camp. Depuis la guerre froide, nous savons combien la bipolarisation est lourde de courses aux armements, de risques d’escalade, de conflits par procuration sur les marges disputées. Mais celle-ci se produit à une échelle sans précédent et le rapport de forces n’est pas, sur la longue durée, de façon absolue, favorable à Washington, ni démographiquement, en dépit du vieillissement accéléré de la Chine, ni économiquement, en dépit de la crise de la croissance chinoise, ni peut-être politiquement, à l’heure où les États-Unis deviennent moins fiables, plus exigeants, parfois même impérieux (3). S’ils semblent croître insolemment aujourd’hui, c’est que la protection ne va pas sans une tentation de vassalisation, voire de prédation, de leurs alliés. L’avantage comparatif majeur de l’Amérique restera longtemps une armée surpuissante, déployée sur tout le globe, seule dotée de l’arsenal complet de notre époque et aguerrie par un siècle de conflits, quand les militaires chinois n’en ont aucune expérience directe. L’essentiel du poids des guerres repose sur les points d’appui asiatiques — Japon, Corée du Sud et Taïwan — et sur les alliés européens, indirectement, puisque la polarisation facilite un rapprochement et même une complémentarité stratégique de la Chine et de la Russie qui n’avaient auparavant rien d’évident.

La logique du tout ou rien

Un deuxième processus produit une logique de confrontation totale (4). Les situations en Ukraine et à Gaza signalent de nouveaux niveaux d’intensité de la guerre. Des parallèles ont été évoqués, ici avec la guerre des tranchées, là avec les bombardements de Dresde. Mais plus profondément, dans ces conflits d’un nouveau type domine la logique du tout ou rien, où tout compromis paraît une compromission. C’est l’air de Munich, chanté à tout-va.

Ce sont non seulement des conflits territoriaux mais aussi existentiels pour chaque belligérant. Les Ukrainiens, face à l’agression russe, affrontent une volonté explicite d’éradication de leur nation, de leur culture et de leur langue. Mais en Russie prévaut également, au sommet, l’idée d’une guerre existentielle pour ses droits en tant que nation, en butte à la pression d’un Occident menaçant à ses portes. En Israël, le 7 octobre a réveillé le sentiment d’une vulnérabilité existentielle, le vacillement de la promesse fondamentale de l’État d’Israël d’offrir un lieu sûr où les Juifs pourraient vivre en sécurité. L’ampleur et l’horreur des attaques sur le territoire israélien même, la défaillance du renseignement et de l’armée ont engendré un doute et une peur indélébiles. À Gaza, l’intensité de bombardements sans relâche, le niveau de destruction, le sentiment d’un ciblage de toutes les infrastructures culturelles, sanitaires, éducatives, d’une identité collective, renforcent le sentiment d’une mise en cause totale.

Totales, ces guerres le sont aussi parce qu’elles sont mémorielles, emportant le passé dans leurs havresacs. Tous les fantômes de l’histoire semblent convoqués. En Russie, on mobilise la mémoire de la «grande guerre patriotique» (1941-1945), dépeignant l’Ukraine en pays à dénazifier; en Ukraine, on rappelle le souvenir des famines organisées de l’Holodomor (1932-1933) appelant à déstaliniser la Russie. En Israël, le 7 octobre a évoqué l’écho terrible de la Shoah, et certains considèrent la conquête de Gaza et la destruction du Hamas comme une «dénazification» légitimant le bombardement, l’occupation militaire et, à l’avenir, la rééducation des Gazaouis; côté palestinien, c’est la mémoire de la Nakba, la catastrophe de 1948, qui est dans tous les esprits, avec la crainte que la stratégie d’Israël soit en définitive de chasser les Palestiniens vers l’Égypte ou ailleurs.

JPEG - 127.8 ko
Alexander Massouras. – « Dying Gaul » (Gaulois mourant), 2014© Alexander Massouras – Galerie Anne-Sarah Bénichou, Paris

Ne nous y trompons pas, cette spirale identitaire de l’essentialisation de l’Autre à l’œuvre dans les guerres est présente aussi chez nous. Tout le monde a peur. La «logique de l’ennemi», analysée par Carl Schmitt, cristallise les craintes de chacun d’un ennemi acharné à sa destruction. Réduisant l’autre à une caricature, on en fait un diable aux intentions aussi secrètes qu’infernales. Et nous confirmons tragiquement cet adversaire dans sa propre conviction que nous ne rêvons que de l’anéantir. C’est, à l’intérieur, la mécanique de la guerre civile dont on voit les germes ici ou là, et d’abord dans une élection présidentielle américaine hystérisée, et, à l’extérieur, la logique de la guerre totale.

Troisième processus, la mondialisation de la guerre tend vers un point d’aboutissement : la «guerre globale», une guerre sans limites démultipliée par la mondialisation.

La guerre globale n’a pas de limite dans sa contagion et sa transmission. Jadis, la barrière de l’espace, la lenteur des communications, les limites aux échanges créaient une contention naturelle des conflits. Aujourd’hui, au contraire, elle affecte une humanité totalement interdépendante et interconnectée, dans laquelle les chocs économiques, les passions politiques et les mobilisations guerrières sont quasi instantanés. Notre monde devient ainsi plus inflammable qu’aucun système international du passé, à la merci du moindre dérapage, de la moindre manipulation.

La guerre globale s’infiltre dans tous les recoins, les mers, les terres et les airs, bien sûr, mais elle se dessine également dans l’espace et le cyberespace avec, dans les deux cas, des conséquences sans précédent sur les vies quotidiennes de «l’arrière» : disruptions dans la santé, guerre hybride de l’information et de la déstabilisation politique, transformation des conflits internationaux en batailles civiles et identitaires.

La guerre globale est porteuse d’une destruction potentiellement illimitée. Le risque non nul d’un conflit nucléaire, la perturbation des voies commerciales, avec ses risques de pénuries et d’inflation, la menace d’une guerre de l’espace doivent être mesurés par ceux qui, à la légère, pensent parfois que la guerre est le chemin le plus court vers la paix. Cette guerre-là ne mènerait qu’à la paix des cimetières.

La guerre globale est une guerre suicidaire contre la planète elle-même qui nous détourne de nos objectifs de décarbonation, divertissant les énergies si difficiles à mobiliser; mais plus gravement encore, elle nous fait entrer dans une démarche compétitive, dans laquelle la décarbonation devient une variable de la confrontation des blocs, un manque à gagner pour l’économie de guerre. Et qui acceptera de se serrer la ceinture, s’il risque de faire baisser les prix de l’énergie pour un rival? Ce calcul vicié nous dirige vers une accélération du réchauffement climatique.

Dans ce monde inflammable, la France se déracine aujourd’hui dans une Europe qui se délite. C’est le risque d’une France hors sol dans une Europe hors jeu.

Pendant soixante ans, la Ve République avait su se réenraciner dans le monde après la débâcle de 1940, les guerres coloniales perdues et l’affaire de Suez (5) qui la mettait pour ainsi dire au coin, en butte aux critiques des deux blocs. Le général de Gaulle a pu imprimer une marque durable qui fondait le prestige de la France sur quatre piliers : le rôle de garante et pionnière de l’ordre multilatéral, justifiant par son dynamisme son appartenance inespérée aux vainqueurs de l’ordre de 1945; le rôle d’aiguillon et de puissance d’équilibre dans l’affrontement des blocs, ni alignée ni indifférente; le rôle de puissance indépendante, dotée de l’arme nucléaire, parlant d’égal à égal à tous les États du monde; le rôle enfin d’animateur prudent d’une Europe politique solidaire et en constant rapprochement, au nom du dépassement des querelles nationales.

JPEG - 197.5 ko
Alexander Massouras. – « But I Might Have Imagined Alternatives » (Mais j’aurais pu imaginer des alternatives), 2020© Alexander Massouras – Galerie Anne-Sarah Bénichou, Paris

La France d’aujourd’hui est comme déracinée. Elle donne l’impression d’une étrange impuissance (6). Depuis 1989, elle a été déséquilibrée par la disparition d’un des blocs, par la puissance retrouvée de l’Allemagne et par la perte d’influence en Afrique. Puis elle s’est jetée à bride abattue dans une fuite en avant d’interventions militaires, de vicariat de la puissance américaine et de tensions croissantes avec l’Allemagne.

Elle conduit une politique erratique et volatile, semblant souvent danser d’un pied sur l’autre. Face aux États-Unis, elle hésite entre «bromance» avec M. Donald Trump et défiance envers une Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) en état de «mort cérébrale»; face à l’Allemagne, elle passe d’un discours de 2017, appel du pied à la chancelière Angela Merkel, à une confrontation aigre sur tous les dossiers techniques voire, depuis le discours de Bratislava (2023), à la tentation d’une alliance de revers avec l’Europe de l’Est contre le magistère allemand en Europe. Sur la crise ukrainienne, un jour il ne faut pas «humilier la Russie» et l’autre être «sans limites» dans son soutien, y compris avec des «troupes au sol». Sur la guerre à Gaza, un jour il s’agit de proposer à Israël une coalition internationale contre le Hamas, un autre jour de demander un cessez-le-feu. Tout le monde a été en accord au moins une fois avec cette nouvelle politique étrangère française, mais personne dans la durée.

Sa politique étrangère est en outre déséquilibrée. Depuis 2007, elle a quitté l’orbite que la Ve République lui imprimait, pour dévier vers une trajectoire de plus en plus excentrée, un néoconservatisme décomplexé, propulsée par un paysage médiatique monochrome et pratiquant pour tout débat la surenchère. La ligne dominante est celle de l’occidentalisme, du moralisme, du militarisme et d’un «démocratisme» peu soucieux de la diversité du monde. Résultat, elle accumule les échecs, comme ses relations difficiles au Maghreb, son impuissance au Liban, la gifle de ses alliés anglo-saxons sur les sous-marins australiens en septembre 2021 ou son éviction humiliante du Sahel. Une vague de ressentiment antifrançais secoue l’Afrique et traverse le monde, comme un nouveau «moment 1956» de remise en cause de nos choix diplomatiques.

Sa politique étrangère s’est militarisée, surtout pour ce qui concerne la gestion de crise. «Quand on a un marteau, tous les problèmes ressemblent à des clous», avait coutume de dire le président Barack Obama. Ce qui est vrai de l’armée américaine l’était aussi, à sa mesure, de l’armée française. Or, à l’opposé, la diplomatie est un couteau suisse, une somme d’outils imparfaits destinés à parer au mieux à toutes les éventualités et à bricoler des solutions qui sont toujours les moins mauvaises possible. Les grands diplomates sont d’abord des bricoleurs de talent, armés d’une culture historique, d’un esprit de service et d’un goût de l’autre à toute épreuve.

Dans cette spirale tragique, ces dérives sont à la fois les causes et les effets de la faiblesse française, l’entraînant toujours plus près du risque d’abaissement. Hors de nos frontières, qui reconnaît encore la France lorsqu’elle se caricature faute de boussole stratégique?

L’Europe, au même moment, est menacée d’effondrement. Organisme géopolitique friable, elle subit les surpressions et les dépressions de son environnement immédiat.

Surpression extrême des grandes aires de puissance qui l’enserrent d’abord, Russie, Chine, États-Unis.

La guerre en Ukraine a rappelé à l’Europe sa vulnérabilité. La souveraineté territoriale du Vieux Continent est en jeu; elle sait désormais ne pas être en mesure d’assurer seule sa défense, dépendant d’une aide américaine pourtant chaque année plus incertaine. Elle peine à relancer sa production de défense pour remplir ses stocks et continuer à aider l’Ukraine. Les projets industriels communs sont souvent encalminés ou péniblement relancés, comme les projets franco-allemands d’avion de chasse (Système de combat aérien du futur, SCAF) et de char du futur (Main Ground Combat System, ou «Système principal de combat terrestre», MGCS).

La France doit quitter le G7

Mais la souveraineté industrielle européenne n’est pas en meilleure forme. L’Europe apparaît rétrécie face à l’économie américaine et menacée par la poussée de protectionnisme et de planification industrielle que les États-Unis poursuivent avec pragmatisme, de M. Trump à M. Biden. Les produits intérieurs bruts (PIB) européen et américain étaient similaires en 2008. Le premier ne représente aujourd’hui que les deux tiers de celui des États-Unis. La crise financière des subprime, loin d’affaiblir l’économie d’où elle partit, l’a renforcée et renouvelée, laissant l’Union européenne s’étrangler dans les politiques de rigueur. Les 369 milliards de dollars de subventions de l’Inflation Reduction Act (IRA, 2021) créent de vastes capacités productives stratégiques, dans les batteries et les semi-conducteurs, au détriment de l’Europe. Dans le même temps, l’Europe apparaît trop dépendante commercialement de la Chine, la France pour le luxe comme l’Allemagne pour l’automobile. L’industrie européenne se retrouve en danger sur la nouvelle filière-clé des batteries et des véhicules électriques. Il résulte de cette double pression une crise historique du modèle industriel européen et le risque d’une course au protectionnisme et aux subventions dans laquelle l’Europe courrait pieds et poings liés par une politique de la concurrence trop rigoureuse, la fragmentation des subventions et une politique commerciale contrainte par les intérêts divergents des Vingt-Sept.

La place de l’Europe en termes de souveraineté technologique n’est guère plus brillante. Les «Sept Magnifiques» de la «tech» américaine (Alphabet, Amazon, Apple, Microsoft, Meta, Nvidia et Tesla) dominent le monde. Dans les cinquante premières entreprises du secteur technologique figurent en tout et pour tout quatre entreprises européennes. Le marché du «cloud» européen est capté à 72% par trois entreprises américaines, avec des risques réels d’extraterritorialité des données des Européens et de perte de souveraineté numérique. À l’heure où déferle une nouvelle vague d’innovation, avec l’intelligence artificielle et le calcul quantique, l’Europe doit se mettre en situation de protéger ses start-up talentueuses, en dirigeant la commande publique vers les entreprises européennes et en structurant le «marché unique numérique».

JPEG - 174.4 ko
Alexander Massouras. – «It Seemed That Things Weren’t As They Ought To Be
» (Il semblait que les choses n’étaient ce qu’elles auraient dû être)», 2013© Alexander Massouras – Galerie Anne-Sarah Bénichou, Paris

Dépression ensuite de deux espaces voisins où le vide de puissances conduit à l’instabilité et au chaos, au Proche-Orient et en Afrique subsaharienne, multipliant les défis aux portes. L’Europe voit son voisinage comme une source de menaces et de problèmes, pas de partenariats : guerres à l’Est, échec des politiques de soutien et crainte obsessionnelle des vagues migratoires au Sud.

Ainsi, l’unité européenne se révèle chaque jour plus difficile à assurer, tandis que la démocratie communautaire semble suspendue entre saut fédéral et expansion intergouvernementale. L’élargissement et la surrégulation bruxelloise donnent parfois le sentiment d’une fuite en avant face aux choix impossibles. Cela aiguise les divisions intérieures et favorise les pressions internes comme celles que s’ingénie à exercer le président hongrois Viktor Orbán. M. Emmanuel Macron a vu juste avec sa demande d’affirmation d’une «autonomie stratégique européenne», et il a même obtenu de réels résultats avec la mutualisation de 750 milliards d’euros de dette européenne durant le Covid. Mais encore faut-il que l’Europe survive.

Reconnaissance de l’État palestinien

Le temps est pour la France au sursaut diplomatique, dans la fidélité à sa vocation et à son message. Elle doit se remettre en ordre de bataille et, pour cela, pouvoir s’appuyer sur un corps diplomatique et un appareil militaire de qualité, aujourd’hui malmenés. Pour échapper au réalisme, triste et impuissant, comme à l’idéalisme, naïf et encore plus impuissant, il faut choisir la voie d’un idéal-réalisme conséquent, assumant l’ardente nécessité de la puissance; de la France, de l’Europe, de la communauté internationale. Mener une diplomatie efficace, c’est d’abord savoir choisir des priorités capables de rétablir la crédibilité française.

La première priorité, c’est une diplomatie d’engagement pour se mettre au service de la paix. Travail de longue haleine et de haute intensité, car il s’agit d’abord et avant tout de recréer le lien avec le Sud. Or nous avons perdu le contact au cours des deux dernières décennies au point de ne plus même entendre et comprendre ce qu’on nous dit.

Il est temps pour la France de redevenir ce qu’elle a toujours été, un pays-monde, passerelle et carrefour du Sud et du Nord, de l’Est et de l’Ouest, capable de parler à tous.

De nouveaux forums sont nécessaires, où le message de la France peut se déployer dans l’intérêt général. Le G7, créé par le président Valéry Giscard d’Estaing, n’a que la légitimité devenue caricaturale d’un gouvernement censitaire global, un dixième de la population mondiale contrôlant la moitié de la richesse mondiale ; un club de l’entre-soi de l’Occident global. La France devrait lancer un signal fort en se retirant de ce forum sans avenir. Le G20, ressuscité par le président Nicolas Sarkozy après la crise de 2008, qui a d’abord été le symbole de la technocratie financière mondiale, doit renouer avec une forme de responsabilité devant l’Assemblée des Nations unies, gardienne du droit international. À l’heure de la contestation et du blocage de l’ONU, la France doit poursuivre le projet de réforme du Conseil de sécurité pour en accroître la représentativité, avec de nouveaux membres permanents, et l’efficacité, avec une réforme ponctuelle du droit de veto. Parmi les forums généralistes, les Brics méritent notre attention. Organisation en pleine transformation, elle se fixe comme ambition de représenter le Sud global par ses élargissements récents. Elle rassemble déjà près de la moitié de la population mondiale en un ensemble hétéroclite mais uni par un même ressentiment envers l’Occident. Nous devons entrer en effet dans une logique majoritaire à l’échelle du globe pour faire apparaître des solutions nouvelles et trouver un élan réformateur commun. Ce serait la place de la France d’initier un chemin vers un «Brics+ élargi» dans lesquels des pays volontaires s’agrégeraient aux discussions de membres de ce regroupement pour formuler un agenda global porté par une large majorité mondiale. Nous devons faire la preuve de l’efficacité de la méthode collective, dossier par dossier, sur le climat bien sûr, et ce malgré l’épuisement progressif de l’élan de l’accord de Paris, de COP en COP, mais aussi sur la question des États faillis, qui se traduit concrètement par deux fléaux de la mondialisation : d’une part, le terrorisme international qui gangrène le Sahel, le Proche-Orient, l’Asie centrale et touche toutes les puissances; d’autre part, le crime organisé qui gagne du terrain sur tous les continents.

Nous devons aussi défendre et porter une vision multipolaire. L’affrontement des blocs ne peut résumer toute la diversité du monde. Notre longue histoire, nos échecs aussi, nous ont appris que l’équilibre des puissances était le pire des systèmes internationaux à l’exception de tous les autres, à l’instar de ce que Winston Churchill disait de la démocratie. Nous devons affirmer clairement que le retour de la Chine sur le devant de la scène mondiale est légitime et nécessaire, après deux siècles d’oblitération, mais aussi que le retour d’une Inde forte et porteuse de ses propres messages est à espérer et à attendre. Notre diplomatie doit porter la trace de cette recherche de grands partenaires.

Deuxième priorité, une politique d’indépendance fondée sur l’idée de préparation et de libre choix qui mette la France en situation de conduire une guerre si elle y était contrainte.

Nous devons d’abord réfléchir au dimensionnement de l’armée. La loi de programmation militaire renforce les crédits d’ici à 2030 de plus de 400 milliards d’euros. Prise de conscience du sous-investissement des dernières années, cette loi persévère cependant dans la voie d’une armée généraliste, nécessairement réduite, une armée-bonsaï au service des ambitions-séquoia d’une grande puissance mondiale. Nous devons accepter de resserrer nos ambitions sur la défense continentale et territoriale. C’est la poursuite de la logique de professionnalisation des armées engagée par le président Jacques Chirac en 1995 pour disposer d’un outil puissant, flexible et moderne.

Nous devons ensuite réfléchir, dans un cadre européen, à la réorganisation des industries de défense pour garantir la plus grande souveraineté française et européenne, tout en assurant des facilités de financement. Il faut, d’une part, excepter les dépenses de défense des objectifs financiers du nouveau pacte de stabilité, en soulignant leur valeur d’investissements d’avenir. Il convient ensuite de doter une agence européenne de l’armement d’au moins 100 milliards d’euros levés en dettes mutualisées, et enfin d’organiser une planification coordonnée entre États membres pour répartir géographiquement les activités, les sites productifs, la recherche et développement et la propriété intellectuelle, tout en assurant un niveau de volumes compétitif à l’échelle mondiale.

Nous devons également resserrer le lien entre la nation et l’armée. La guerre n’est pas seulement une affaire de puissance mais aussi de résistance de la société. C’est pourquoi nous devons repenser le développement d’une réserve nationale qui retrouve les atouts de la conscription sans en répéter les pesanteurs. C’est pourquoi nous devons défendre et renforcer notre démocratie par la recherche d’un débat plus éclairé et plus serein, d’un consensus plus durable et de lois plus respectables et mieux respectées. C’est pourquoi il faut aussi des garde-fous, l’augmentation du rôle et des moyens des armées entraînant inévitablement un accroissement de pouvoir et le risque d’une spirale militariste. Il convient d’augmenter les capacités de contrôle du Parlement et de la société civile sur les questions militaires, et de trancher les liens entre la sphère médiatique et les industries liées à la défense, pour éviter toute capture de l’opinion publique.

Troisième priorité, une diplomatie d’initiative cherchant à contribuer à la résolution des crises mondiales, mais en évitant l’agitation qui brouille notre image donnant le sentiment de jouer de la peur et du bellicisme ambiant : «troupes au sol »en Ukraine, «européanisation» de notre dissuasion nucléaire, voilà autant d’idées lancées sans précaution.

Croire que les crises se partagent entre celles que nous croyons pouvoir laisser pourrir et celles que nous croyons de notre devoir de nourrir est irresponsable.

Sur le premier type, les crises du malheur du monde, nous n’entendons presque rien ni de la communauté internationale, ni des Occidentaux, ni, surtout, de la France : c’est Haïti, où les gangs prennent possession d’un État failli; c’est le Soudan, qui replonge dans la guerre civile et les massacres, vingt ans après le Darfour; c’est la Birmanie en guerre civile. C’est la République démocratique du Congo. C’est le Liban. Il s’agit de renouveler la méthode, d’augmenter l’engagement et de faire de ces situations tragiques le laboratoire de nouvelles coopérations en faveur d’un objectif commun à toutes les grandes puissances : assurer la plus grande stabilité et sécurité au système international et éviter les dérapages incontrôlés. Tout conflit, même mineur, même reculé, peut désormais être la mèche de la poudrière mondiale. C’est l’occasion de remettre le Conseil de sécurité des Nations unies au centre du jeu, avec des «tasks forces» composites d’acteurs des principales puissances mondiales, notamment États-Unis, Chine, Russie, Union européenne, Inde et Brésil, mettant en avant les solutions politiques de terrain et les politiques coopératives de développement.

Mais, bien sûr, l’essentiel de l’attention porte sur le deuxième type, les crises de la tragédie de notre monde, où l’engrenage de l’injustice et de la guerre nous entraîne toujours plus près du précipice. Nous devons prendre conscience qu’à Gaza comme en Ukraine laisser la guerre tout dévorer autour d’elle ne fait qu’accroître chaque jour le risque d’une mondialisation du conflit. Certains belligérants pourraient même la souhaiter.

Sur la guerre de Gaza, nous devons aujourd’hui redonner un horizon politique crédible et rapide fondé sur la solution à deux États. Cela passe par un cessez-le-feu durable. Mais, à l’heure des risques d’extension régionale, il faut aller plus loin et réunir une conférence sur la sécurité du Proche-Orient, impliquant l’ensemble des acteurs régionaux, y compris Israël et l’Iran, qui puisse être à la fois les prémices d’un nouvel Oslo et d’un Helsinki de cette région. Il ne s’agit pas de résoudre en quelques semaines ce qui s’est enkysté pendant cinquante ans, mais de créer un cadre et un processus dans lequel chaque question puisse être traitée selon sa nature et son degré d’urgence. À Gaza, il est indispensable de répondre par un cessez-le-feu durable au drame humanitaire du peuple gazaoui et au drame des otages israéliens, et de mesurer la dimension tragique et symbolique d’une crise dont les États-Unis et une partie de l’Europe apparaissent parties prenantes. Pour faire avancer la question palestinienne, la France doit rééquilibrer durablement sa position en envoyant des signaux forts. La reconnaissance de l’État palestinien d’abord. La volonté de placer le droit international au-dessus de tout, ensuite, en proposant un tribunal spécial sur les crimes commis en Israël et en Palestine, concernant à la fois les attaques terroristes du 7 octobre, les crimes de guerre susceptibles d’avoir été commis à Gaza et les crimes de guerre de l’occupation israélienne en Cisjordanie. Il faut que la paix naisse de la justice internationale et sortir de l’aveuglement à la souffrance de l’autre qui perpétue la guerre.

Sur l’Ukraine, il s’agit d’imprimer dans la durée le bon équilibre de trois axes, de poursuivre l’aide résolue aux Ukrainiens pour repousser la violation russe du droit international, et les 61 milliards de dollars d’aide américaine votés au Congrès sont à cet égard un appel d’air offrant la chance de ne pas négocier sous la menace de l’effondrement imminent. Ensuite, la clarification de notre position auprès des pays du Sud global qui ne voient que les «deux poids, deux mesures» des Occidentaux et pas la défense d’un ordre international garant de la paix et de la sécurité. Enfin, un processus diplomatique conduisant à la désescalade, à des accords en marge du conflit et, quand les Ukrainiens seront prêts à l’accepter, à un cessez-le-feu susceptible d’engager une négociation entre Russes et Ukrainiens. Il faudra trois corbeilles à cette négociation : l’une concernant les territoires occupés et annexés par la Russie; l’autre une architecture de sécurité viable en Europe; la troisième l’ordre international envisageant un renouvellement des traités Start, caducs en 2027, et du traité des forces nucléaires intermédiaires (INF) pour maîtriser le nouveau risque nucléaire global. Ne fermons pas par principe la porte à une solution négociée.

Inventer un autre monde

Soyons sur la brèche également en Asie orientale, où, de Taïwan à la Corée, se multiplient les menaces de nouveaux fronts possibles, sur la ligne de faille des deux grands blocs. Le choix d’un endiguement musclé dans l’Indo-Pacifique comporte des risques de spirale guerrière incontrôlable. Seule la recherche d’un équilibre régional, donnant toute sa place aux grands émergents de la région, tels l’Inde et l’Indonésie, peut l’éviter. Ne tenons pas pour acquis que la guerre est inévitable, comme on semble trop souvent s’y résigner à Washington, et sachons prendre l’initiative pour proposer des formats de discussion susceptibles d’accompagner des solutions graduelles. La France ne peut s’enfermer dans l’alternative entre une nouvelle guerre mondiale et un nouveau Yalta. Elle doit refuser la reconstitution de la logique des blocs.

Rarement le monde aura été aussi inflammable et dangereux qu’aujourd’hui. Nous assistons jour après jour au face-à-face de deux mondes blessés, de deux camps mondiaux lancés à pleine force l’un contre l’autre : un camp occidental agissant au nom d’un progrès déstabilisant, craignant son déclin et tenté parfois d’en découdre plutôt tôt que tard; un camp soucieux de réviser l’ordre mondial en sa faveur, au risque d’en faire un pavage de prés carrés impériaux entourés de palissades. Un monde où finalement tout changement serait tué dans l’œuf au nom d’une stabilité étouffante.

Entre ces deux mondes, avec le Sud global laissé en marge de cet affrontement de blocs, il faut inventer un autre monde, dessiner un chemin vers un monde partagé, équilibré et sûr, capable d’éviter la catastrophe annoncée et de recréer un terrain commun en assurant la défense des biens de l’humanité — climat, biodiversité, stabilité financière, recherche fondamentale. Nul n’est mieux placé que la France pour impulser ce nouvel esprit du monde et déployer une autre politique, fondée sur les principes et tournée vers le mouvement. Justice, équilibre, sécurité collective et recherche de la paix doivent être le nouveau cap d’une France consciente qu’aujourd’hui le repli sur soi, c’est la chute.

Dominique de Villepin

Ancien premier ministre (2005-2007) et ancien ministre des affaires étrangères (2002-2004). Auteur de Mémoires de paix pour temps de guerre, Grasset (2016).

(1 (Toutes les notes sont de la rédaction.) Lire Benoît Bréville, «Les États-Unis sont fati­gués du monde», Le Monde diplomatique, mai 2016.

(2) Lire Serge Halimi, «Punir la France, ignorer l’Allemagne», Le Monde diplomatique, mai 2023.

(3) Lire Martine Bulard, «Chine – États-Unis, où s’arrêtera l’escalade?», Le Monde diplomatique, octobre 2018.

(4) Lire John Mearsheimer, «Pourquoi les grandes puissances se font la guerre», Le Monde diplomatique,août 2023.

(5) En 1956, lors de l’expédition de Suez, la France et le Royaume-Uni, obligés d’en rabattre, avaient mesuré les limites de leur puissance.

(6) Lire Dominique de Villepin «“La France gesticule… mais ne dit rien”», Le Monde diplomatique, décembre 2014.

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

Laisser un commentaire