Mégabassines: censés être les garants du bon respect du protocole, les services de l’État se rangent systématiquement du côté des probassines (dossier « Reporterre »)

Enquête — Mégabassines

I/Profits, export et grandes cultures : les vraies raisons des mégabassines

Profits, export et grandes cultures : les vraies raisons des mégabassines

https://reporterre.net/Profits-export-et-grandes-cultures-les-vraies-raisons-des-megabassines

17 Janvier 2024

La mégabassine de Sainte-Soline, dans les Deux-Sèvres, en novembre 2023. – © Jean-Jacques Guillet/Bassine non merci

Liens étroits avec les exploitations céréalières, export à l’international via le port de La Rochelle… Des documents exclusifs sur les mégabassines des Deux-Sèvres montrent que celles-ci ne défendent en rien une agriculture locale.

• Cette enquête a été réalisée en collaboration avec le média Off Investigation. Elle est diffusée en partenariat avec l’émission La Terre au carré, de Mathieu Vidard, sur France Inter.

© Off Investigation / France Inter

La mégabassine de Mauzé-sur-le-Mignon (Deux-Sèvres) se dresse sur la plaine poitevine comme un château fort en place de château d’eau. Au-dessus des 2 mètres de talus, une première rangée de grillages surmontés de fils barbelés, un fossé puis une seconde clôture au sommet coupant dont les angles sont coiffés de caméras balayant la D101 qui relie Val-du-Mignon à la nationale. Une surveillance qui ne laisse rien passer : lors de notre visite le 27 novembre dernier, une camionnette de gendarmerie a rejoint notre stationnement devant le portail moins de cinq minutes après notre arrivée pour contrôler notre identité.

Nous sommes loin des promesses du « projet de territoire du bassin de la Sèvre niortaise — Marais poitevin » qui a initié le projet des retenues d’eau, popularisées depuis sous le nom de « mégabassines ».

Une caméra filme les abords de la mégabassine de Mauzé-sur-le-Mignon, le 27 novembre 2023. © Mathieu Génon / Reporterre

La démarche devait proposer un modèle agricole plus respectueux des milieux et des habitants. Elle s’est muée en une « guerre de l’eau », avec la boue des Deux-Sèvres pour tranchées, des procès en série et une violence institutionnelle et politique culminant aux abords du chantier de Sainte-Soline, le 25 mars 2023 : le déploiement hors de proportion des forces de sécurité et l’usage indiscriminé d’armes de guerre avait blessé, parfois gravement, des centaines d’opposants et opposantes pacifiques. Mais quel projet agricole a-t-on ainsi défendu ?

Notre enquête met à mal les arguments des partisans des mégabassines qui disent défendre une agriculture locale visant à maintenir l’élevage. L’analyse de données administratives, agricoles et économiques montre un lien étroit entre les projets de bassines et une filière céréalière omniprésente dans la région, majoritairement tournée vers le marché international via le port céréalier de La Rochelle, en Charente-Maritime.

© Louise Allain / Reporterre

À chaque occasion de communiquer, les membres de la Coopérative de l’eau 79, maître d’ouvrage des bassines, montrent veaux aux yeux tendres, rieuses biquettes et placides laitières. Que ce soit pour un article sur l’usage de l’eau de la mégabassine de Mauzé-sur-le-Mignon ou lors du procès de neuf militants antibassines à Niort le 28 novembre dernier, les responsables du projet appellent systématiquement des éleveurs pour témoigner. Une façon de s’inscrire dans une histoire agricole locale dont se font encore écho certaines appellations d’origine contrôlée (AOP) — Surgères, en Charente-Maritime, baratte son beurre réputé non loin.

La liste complète des exploitants raccordés n’a jamais été fournie. Le seul document faisant référence en la matière est l’arrêté préfectoral du 20 juillet 2020 par le préfet des Deux-Sèvres. Tenant compte du protocole et du jugement au tribunal administratif de Poitiers du 27 mai 2021, ce document liste en annexe 4 les points de prélèvement des exploitations raccordées aux seize bassines autorisées. Pas de nom d’entreprise agricole ici, mais des numéros « BSS », soit les identifiants des ouvrages souterrains d’adduction d’eau. Pour obtenir une liste des entreprises, nous avons croisé ces données avec la liste des prélèvements d’eau établie par l’Organisme unique de gestion de l’eau (OUGC) que Reporterre a pu se procurer.

Les principales exploitations intéressées par les mégabassines sont les grandes céréalières

À partir des 179 numéros de BSS relevés sur l’arrêté, nous avons pu identifier soixante entreprises agricoles irrigantes. La base Sirene de l’Insee, recensant l’intégralité des entreprises françaises, nous a permis de lister les activités principales de ces sociétés. Le décompte est sans appel : trente-deux affichent la « culture de céréales » comme activité principale, quatorze « culture et élevage associés », six « élevages de vaches laitières » suivent, trois « élevages bovins », autant élevant ovins et caprins et deux « élevages de volailles ». Autrement dit, la majorité des exploitations intéressées sont les grandes céréalières.

Et d’autant plus que les « culture et élevage associés » en font le plus souvent partie, comme le note un adhérent local de la Confédération paysanne sous anonymat : « Souvent, quand un agriculteur du coin déclare des cultures associées, c’est beaucoup de céréales et quelques animaux. »

Le permis d’aménager la bassine de Priaires a été suspendu, pour conflit d’intérêts, le 30 octobre 2023. © Mathieu Génon / Reporterre

Cette place majoritaire des céréales n’a rien de surprenant dans la région. Mené par l’agglomération de Niort, où se situe la majeure partie des bassines, et la communauté de communes Haut Val de Sèvre voisine, le projet alimentaire territorial (PAT) visant à rendre les capacités agricoles du territoire plus proches des besoins des populations locales a établi un diagnostic éloquent : les céréales et oléoprotéagineux (tournesol, colza, pois, etc.) occupent 79 % de la surface agricole utile.

Un paysage jaune-vert-brun (blé-épis de maïs-tournesol), fruit d’une transformation longue et profonde. « Les recensements agricoles entre 1970 et 2020 permettent de constater un retournement des prairies au profit des grandes cultures », dit Emmanuel Martin, de la direction régionale des affaires agricoles et forestières (Draaf) Nouvelle-Aquitaine. En 2020, la seule ancienne région Poitou-Charentes produisait 10,5 millions de tonnes de céréales. Mais qu’advient-il de ces montagnes de grains ?

Banderole à la sortie du tribunal de Niort, au procès des militants antibassines, le 28 octobre 2023.© Mathieu Génon / Reporterre

Le grenier du port de La Rochelle

19 octobre, 5 h 25, gare de La Rochelle. Le quai 1 est bordé par un mur de plusieurs centaines de mètres de wagons bleus nuit. Frappés du logo de la société de transport ferroviaire VTG, ils patientent avant d’en rejoindre d’autres, dont bon nombre sont siglés Soufflet, sur un axe ferroviaire dédié traversant la Ville blanche d’est en ouest. À qui serait tenté de jeter un œil, des panneaux mettent en garde : « Accès réglementé : limites portuaires de sûreté. » Car nous sommes déjà dans le port.

D’après le numéro de février 2023 du magazine édité par le port, L’Escale Atlantique, 12,8 % des marchandises du port de La Rochelle transitent ainsi par le rail, le reste par la route. Pour qui s’intéresse aux produits exportés, le pluriel est superflu : « Pas d’autre marchandise à l’export que les céréales », confirme à Reporterre le service communication du port. Leur provenance demeure floue : dans les documents fournis, la zone d’approvisionnement pour les céréales (ou « hinterland ») couvre tout l’ouest de la France jusqu’à Orléans, à l’exception de la Bretagne et de la Normandie ! Les services des douanes ne nous ont pas donné plus de précisions.

70 % des céréales de l’ancienne Poitou-Charentes sont exportées par La Rochelle

De nombreuses données confirment cependant que l’ex-région Poitou-Charentes approvisionne massivement les silos du port. Le diagnostic du PATde l’agglomération de Niort évalue ainsi à 50 % la part des céréales exportées. En 2020, la Draaf avançait un chiffre de 4,8 millions de tonnes venant de l’ancienne Poitou-Charentes sur 10,5 millions exportées, « principalement par la mer ».

Silos à grains installés au port de La Rochelle, en novembre 2023. © Mathieu Génon / Reporterre

Les acteurs de la filière avancent des chiffres bien supérieurs. Un membre de la commission de contrôle scientifique des bassines estime auprès de Reporterreque « 70 % des céréales » de l’ancienne Poitou-Charentes sont exportées par La Rochelle. Un participant aux réunions de la commission développement durable du port rapporte qu’un opérateur clame que « 80 % du blé de Poitou-Charentes part par La Rochelle ». Les autres témoignages que nous avons recueillis, que ce soit du côté agricole, industriel ou scientifique, avancent le même ordre de grandeur.

Le développement du port se confond avec celui de la filière céréalière. En témoigne le diagnostic Objectif 2040, document de travail que nous avons pu consulter, réalisé en 2017 en vue du projet Port Horizon 2025 récemment adopté. 2017, année de la signature du protocole préalable aux bassines.

« En France et notamment sur l’hinterland du port de La Rochelle, l’augmentation de la production est poussée par une reconversion de surfaces destinées à l’élevage vers la culture du blé destinée à l’exportation », indique le document avant d’observer : « Les ressources en eau sont suffisantes pour les besoins actuels et futurs de l’agriculture, mais le changement climatique est un facteur de risque majeur. »

À l’entrée du port de La Rochelle, ces wagons de la société VTG transportent des grains, destinés à l’exportation. © Mathieu Génon / Reporterre

Parmi les volets clés de Port Horizon 2025, le rendre plus profond constitue un des chantiers majeurs. La motivation principale invoquée : faire de La Rochelle le cœur de la logistique pour l’éolien en mer. Les opposants dénoncent une autre visée : ouvrir l’accès à des navires céréaliers de plus fort tonnage.

Des puissants de l’agriculture intéressés par les mégabassines

Si les tours de la Chaîne et de Saint-Nicolas encadrant le goulet du Vieux-Port se sont imposées comme symbole de la ville de La Rochelle, deux autres édifices emblématiques dominent la vie économique de son port industriel. De part et d’autre du Grand Port, les silos de Soufflet, au sud, et ceux de l’opérateur Sica-Atlantique, au nord, totalisent près d’un demi-million de tonnes de capacité de stockage de céréales en attente d’un vraquier.

Ces deux entreprises gèrent l’intégralité des activités d’exportation céréalières de La Rochelle. Soit, en 2022, 4 millions de tonnes de blé et maïs, agrémentées d’un peu d’orge, expédiées en Afrique du Nord (Algérie, Tunisie, Maroc, Égypte), Afrique de l’Ouest et Chine. Les expéditions européennes partent du complexe portuaire de Rochefort-Tonnay-Charente, dans l’estuaire de la Charente, une demi-heure de camion plus au sud.

Au port de La Rochelle, il n’y a « pas d’autre marchandise à l’export que les céréales », confirme son service communication. Ici, les silos à grains du port, en novembre 2023. © Mathieu Génon / Reporterre

La première, Soufflet, appartient au géant national InVivo et maille largement le territoire. Côté terre, Soufflet Atlantique contractualise, surtout en Charente-Maritime, Vendée et Deux-Sèvres. Côté mer, la Socomac gère les silos dont un, inauguré en mars 2023, a augmenté de 60 000 tonnes (soit de 50 %) ses capacités de stockage.

Mais elle reste minoritaire face à la « Sica ». Le métier de ce gros opérateur se concentre sur le port : réceptionner les grains, les stocker, les déplacer et les charger sur les cargos. Son capital l’inscrit cependant profondément dans l’arrière-pays rochelais. Aux côtés du président, Louis Tercinier, et du directeur général, Vincent Poudevigne, une quinzaine d’administrateurs dont les noms siglent les silos à travers la plaine : les coopératives régionales Océalia (Deux-Sèvres), Terre Atlantique (Charente-Maritime), le géant InVivo et une poignée d’autres dirigent cette entreprise aux côtés de la chambre interdépartementale d’agriculture Charente-Maritime Deux-Sèvres. Autant de puissants acteurs intéressés par les mégabassines et le fait de « nourrir et cela au-delà de nos frontières », comme le formule Jean-Yves Moizant, président de Terre Atlantique, dans le procès verbal de l’assemblée générale de la coopérative en 2022.

Mais ces géants de l’agriculture régionale ne se réunissent pas qu’au port de La Rochelle. Le 18 décembre 2018, certains avaient envoyé un représentant à la préfecture des Deux-Sèvres, à Niort. L’invitation venait de la préfète de l’époque : ces gros acteurs agricoles étaient convoqués pour signer le protocole des retenues d’eaux des Deux-Sèvres, l’acte de naissance des mégabassines. C’est ce que nous vous racontons dans le deuxième volet de cette enquête, à lire ici.

II/Mégabassines : comment l’État a pris le parti des gros céréaliers

Mégabassines : comment l'État a pris le parti des gros céréaliers

19 janvier 2024

https://reporterre.net/Megabassines-comment-l-Etat-a-pris-le-parti-des-gros-cerealiers

En raison d’un conflit d’intérêts, le chantier de la mégabassine de Priaires, ici le 27 novembre 2023, a été suspendu temporairement le 30 octobre 2023. – © Mathieu Génon / Reporterre

Les conflits d’intérêts entre les services de l’État et les coopératives agricoles industrielles sont légion dans la création des mégabassines des Deux-Sèvres.

• Cette enquête a été réalisée en collaboration avec le média Off Investigation. Elle est diffusée en partenariat avec l’émission La Terre au carré, de Mathieu Vidard, sur France Inter. Le premier volet – Profit, export et grandes cultures : les vraies raisons des megabassines– est à lire ici.

© Off Investigation / France Inter

Pour sa première visite de terrain après sa prise de fonction le 7 mars 2022, la nouvelle préfète des Deux-Sèvres, Emmanuelle Dubée, avait choisi la boue. Mais pas n’importe laquelle : celle de la mégabassine de Mauzé-sur-le-Mignon. Tout juste arrivée du cabinet du ministre de l’Intérieur, la représentante de l’État se justifiait à la presse : « J’ai bien compris que c’était un sujet de tension, d’intérêt majeur. Un protocole a été signé, soutenu par l’État. Des engagements ont été pris et mon but est en toute impartialité de faire respecter les termes de ce protocole. »

Les éléments que nous avons recueillis pour retracer les étapes de la signature et de la mise en application du protocole contredisent cette profession d’impartialité. Noyautée par les intérêts de l’agriculture industrielle, la démarche a été menée au pas de charge par la Coopérative de l’eau 79, maître d’ouvrage des bassines, et par les services de l’État. Quitte à piétiner décisions de justice et manquements manifestes aux engagements pris, pourtant garantis par la préfecture.

© Louise Allain / Reporterre

Signer le plus vite possible

Le 18 décembre 2018, il y avait foule sous les moulures de la bibliothèque de Niort, la préfecture des Deux-Sèvres. Vingt-huit signataires, observateurs et observatrices réunis à l’invitation de la préfète de l’époque, Isabelle David, pour signer le protocole des retenues d’eau des Deux-Sèvres, l’acte de naissance des mégabassines. « C’était solennel, il y avait les engagements rappelés… Tout ça sonnait très vertueux », se souvient un observateur.

Des clameurs au-dehors troublaient pourtant le chuchotement des plumes sur le papier à en-tête de la République : retenus par des CRS en casque et boucliers, les manifestants antibassines scandaient des slogans après avoir essayé d’empêcher les participants à la réunion d’entrer. « Nous avions dû passer par une porte dérobée dans les jardins, c’était rocambolesque ! » raconte un participant.

L’acte de naissance des mégabassines des Deux-Sèvres a été signé à la préfecture de Niort. © Mathieu Génon / Reporterre

Né au lendemain des cycles secs et chauds de 2004-2005, le projet de construire des retenues « de substitution » dans le bassin de la Sèvre niortaise pour réduire les prélèvements d’eau en été a rencontré une vive opposition dès 2008. Retravaillé par la députée des Deux-Sèvres Delphine Batho, un nouveau « projet de territoire du bassin de la Sèvre niortaise – Marais poitevin »reprenant cette idée a été validé par la commission locale de l’eau du bassin le 7 juillet 2017. C’est durant cet été que la préfète Isabelle David a pris ses fonctions, commençant à accélérer la procédure.

Le 23 octobre, l’arrêté interpréfectoral autorisant les constructions était signé par les préfectures de la Vienne, des Deux-Sèvres et de la Charente-Maritime, malgré de nombreux avis contraires, et s’est vu contesté par un collectif de douze associations au tribunal administratif début 2018. Au printemps, une première réunion de médiation était organisée par la préfète. Deux autres ont suivi avant l’exclusion du collectif Bassines non merci par la préfecture. Une dernière réunion s’est tenue à l’automne pour valider le projet de texte, signé le 18 décembre 2018.

La mégabassine de Sainte-Soline, dans la plaine céréalière du marais poitevin. © Mathieu Génon / Reporterre

« J’ai senti un réel empressement à faire signer les gens en préfecture, se remémore, mal à l’aise, Marcel Moinard, maire d’Amuré, l’un des signataires du protocole. Je me suis dit “Nous aurons les infos plus tard”. »

La signature du protocole n’avait pas qu’une finalité politique : réunir les signatures constituait une condition pour débloquer l’aide publique, certifie à Reporterre Martin Gutton, directeur général de l’Agence de l’eau Loire-Bretagne. Pour les six premières réserves de substitution, l’enveloppe s’élevait à 9,2 millions d’euros, 70 % du budget des travaux. Voilà qui vaut bien quelques réunions. « Ce qui m’a gêné, précise le maire d’Amuré, c’est le sentiment d’un mélange des genres : quel était le rôle des coopératives ? »

Un étrange casting

Une fois passé sous les plumes des élus, associations et organisations représentatives, le document déroule en effet des coopératives agricoles, ayant apposé leur signature comme observatrices.

Un représentant de la société Vendée Sèvre Négoce implantée près des bassines de Mauzé-sur-le-Mignon et Priaires, un autre de la coopérative Cavac (maison mère de la précédente), le directeur du syndicat de négociants Négoce Agricole Centre-Atlantique et les deux plus grosses coopératives agricoles du département : Sèvre et Belle, ainsi qu’Océalia. En pratique, ces organisations s’avèrent être les seules représentantes de l’usage agricole de l’eau en dehors de la chambre d’agriculture et du président de la Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles (FDSEA) des Deux-Sèvres.

La coopérative agricole Cavac à Usseau. Le panneau d’entrée de la ville a été retourné par des agriculteurs dénonçant un manque de soutien du gouvernement. © Mathieu Génon / Reporterre

Leur apparition est ancienne : elles étaient présentes dès la première réunion de médiation, en juin 2018. Le protocole signé (décembre 2018), on les retrouvait dans l’arrêté préfectoral de 2020 dans la liste des membres de la commission d’évaluation et de surveillance : Océalia, Négoce Agricole Centre-Atlantique, Terrena et Terres Inovia. Même casting au sein du comité scientifique et technique chargé de spécifier les mesures agroécologiques promises en contrepartie de la construction des bassines.

« Aucun agriculteur n’était présent dans le comité scientifique, seulement leurs représentants : la chambre d’agriculture, les coopératives et les négociants », raconte Vincent Bretagnolle, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Interrogée sur la présence des coopératives par Reporterre, la préfecture n’a pas apporté d’explication. « Il fallait bien représenter les intérêts de l’export », résume un signataire pragmatique.

Conséquence de l’omniprésence de ces coopératives agricoles : des ambitions environnementales revues à la baisse partout. Côté protocole, les coopératives participant aux négociations ont défendu lors des réunions de médiation en juin, juillet et septembre la priorité de l’irrigation sur les changements de pratique agricole. Même freinage du côté de la réduction des pesticides négociée dans la commission technique et scientifique : « Les représentants des agriculteurs demandaient que nous fixions l’objectif à une baisse de 5 %, j’ai rétorqué que c’était en deçà des objectifs des plans nationaux et régionaux », raconte Vincent Bretagnolle.

Rien n’arrête le protocole

Cette méthode d’occupation des instances par les coopératives agricoles ne surprend pas les opposants implantés dans la région. « Les doubles casquettes sont légion, dit Joëlle Lallemand, de l’Association de protection, d’information et d’études de l’eau et de son environnement (Apieee). Dans les instances de l’eau, les maires exploitants se portent toujours volontaires et se trouvent du coup représentés deux fois : comme élus et comme agriculteurs ! »

Un exemple parmi d’autres : membre de la commission locale de l’eau (CLE), organisme chargé de l’application de la législation sur le respect de cette ressource, le maire de la commune de Charron, Jérémy Boisseau, gère une exploitation céréalière en bordure du Marais poitevin. Un siège qu’il occupe avec constance, et ce, malgré sa condamnation en juin 2022 pour drainage illégal : il avait asséché une partie du marais sans autorisation avec une poignée d’autres irrigants et n’avait pris aucune des mesures exigées par la justice lors de sa première condamnation. Inscrite au compte rendu de la dernière réunion de la CLE, le fait n’a suscité l’interrogation que du représentant de Nature Environnement 17.

Le chantier de la bassine de Priaires a été suspendu temporairement le 30 octobre 2023. Ici le 27 novembre 2023. © Mathieu Génon / Reporterre

La bassine de Priaires illustre ce mélange des genres jusqu’à la caricature. Troisième ouvrage du projet mis en chantier le 28 août dernier, sa construction a été suspendue par une ordonnance du 30 octobre du tribunal administratif de Poitiers, car la maire de la commune, signataire du permis d’aménager, se trouvait être la principale bénéficiaire en tant qu’exploitante agricole.

La juriste de l’Apieee, qui a déposé le référé, reste stupéfaite de la prise de risque de la Coop de l’eau 79, société coopérative créée justement pour gérer le projet des bassines et composée d’exploitants agricoles bénéficiaires ou concernés par le projet de bassines. « Les travaux ont débuté avant même que les délais de recours juridiques soient épuisés. Le tribunal aurait pu ordonner la destruction et tout cet argent public aurait été gâché », explique la juriste de l’association. Il n’en fut rien : redemandé le 8 novembre, le permis d’aménager a été signé dès le 13 décembre par une élue de la mairie.

Ces décisions de justice ne constituent qu’une partie des recours intentés contre le projet et ses multiples infractions : insuffisances dans les études d’impact (notamment sur les espèces protégées), surdimensionnement, non-communication des données… et dans presque chaque dossier, l’État prend fait et cause pour la Coop de l’eau 79.

Que font les services de l’État ?

Nature Environnement 17 a ainsi porté un recours pour obtenir les données d’irrigation nécessaires afin de s’assurer que les volumes prélevés baissent, conformément aux engagements. Bien que le tribunal administratif de Bordeaux ait donné raison à l’association écologiste, la préfecture a fait la sourde oreille, obligeant Nature Environnement 17 à saisir le président du tribunal administratif pour faire appliquer sa décision sous peine d’astreinte financière. Censés être les garants du bon respect du protocole, les services de l’État se rangent systématiquement du côté des probassines.

« Dès le départ, nous avons senti qu’il s’installait un duopole entre la Coop de l’eau et la préfecture », dit le maire d’Amuré. Plusieurs témoignages abondent dans le même sens. Une évolution regrettable car, de l’aveu de plusieurs signataires, « la garantie de l’État [du respect du protocole et, notamment, de ses volets agroécologiques] a rassuré beaucoup de monde ».

Les abords sécurisés de la mégabassine de Sainte-Soline, le 28 novembre 2023. © Mathieu Génon / Reporterre

Pour la préfecture, le rôle d’arbitre du dossier s’est vite confondu avec celui de défenseur des bassines. Début 2018, alors que l’arrêté interpréfectoral préparant le terrain pour les projets de bassines était attaqué au tribunal administratif, une mission interministérielle a organisé deux réunions à Niort pour aider la préfète à faire aboutir le projet. Une fois le protocole signé, le ministre de la Transition écologique, François de Rugy, déclara lors d’une visite dans le département : « Cette démarche pour une meilleure gestion peut faire école. […] Il s’agit d’une évolution nécessaire de notre politique de l’eau. »

De fait, Patrick Picaud, vice-président de Nature Environnement 17, a constaté une implication inédite de l’État dans les bassines des Deux-Sèvres : « Tous les autres dossiers en Poitou-Charentes étaient bloqués, nous avions vocation à faire exemple. » En clair : l’État avait besoin d’un succès dans les Deux-Sèvres pour généraliser le modèle des mégabassines.

La feuille de route adressée à la préfète des Deux-Sèvres pour la période 2021-2023, obtenue par notre confrère Alexandre Léchenet du site Politico, confirme le suivi attentif du dossier : « L’indicateur retenu sera le taux de réalisation du plan d’action prévu au protocole de 2018, le nombre de constructions lancées (plus de deux en 2022), et le calendrier de l’adoption de la décision [du tribunal administratif de Poitiers] ». Contactée par Reporterre, la préfecture précise : « Ces neuf chantiers prioritaires donnent lieu à un échange privilégié entre l’administration centrale et le préfet, et […] celui-ci rend compte des progrès et des retards, ainsi que des difficultés rencontrées. » Entretemps, le tribunal administratif de Poitiers a annulé deux arrêtés autorisant quinze autres mégabassines en Poitou-Charentes.

Dans la plaine du sud des Deux-Sèvres, pourtant, tout semble avoir retrouvé son rythme : les travaux de la bassine de Priaires vont reprendre, et l’autorisation pour la construction d’une nouvelle retenue à Épannes se prépare. Dans quelques mois, la préfète reprendra probablement ses bottes pour visiter un nouvel ouvrage rempli en pompant les nappes reconstituées par les inondations de fin 2023 en Poitou-Charentes. Comme si la marche irrésistible des mégabassines y avait définitivement pris le pas sur le cycle de l’eau.

Mégabassines : les agriculteurs bénéficiaires ne respectent pas leurs engagements écolos

Mégabassines : les agriculteurs bénéficiaires ne respectent pas leurs engagements écolos

https://reporterre.net/Megabassines-les-agriculteurs-beneficiaires-ne-respectent-pas-leurs-engagements-ecolos

15 Janvier 2024

C’est un argument phare des partisans des mégabassines qui vient de s’écrouler. Dans un rapport publié le 12 décembre, l’Agence de l’eau Loire-Bretagne dresse un bilan très critique de la première « retenue de substitution »en activité, parmi les seize prévues sur le bassin de la Sèvre niortaise. La mégabassine de Mauzé-sur-le-Mignon, en service depuis février 2022, fait l’objet d’un protocole d’accord dans lequel les irrigants qui y sont raccordés s’engageaient à une transition vers des pratiques agroécologiques.

Mais les objectifs affichés sont jugés « peu ambitieux »« Ce manque d’ambition est un signal très négatif alors que la mise en œuvre [du protocole] ne fait que démarrer et que la réalité de l’évolution des pratiques agricoles est très contesté », alerte l’Agence. Les rares actions menées par les agriculteurs sont celles qui demandent « peu d’efforts supplémentaires ». La réduction de l’usage des pesticides notamment, cruciale pour « pour protéger les ressources utilisées pour l’eau potable et la biodiversité » nécessiterait une « inflexion radicale », irréaliste en l’état, déplore le rapport.

Des engagements non-respectés

« Il serait regrettable que les fonds publics et les efforts engagés ne puissent pas porter les fruits qu’on attend d’eux », écrit encore l’Agence de l’eau. Selon Mediapart, celle-ci cofinance le programme à hauteur de 7,5 millions d’euros.

Sur l’ensemble des neuf exploitations concernées par la réserve de Mauzé-sur-le-Mignon, aucune n’a réellement engagé de transition vers l’agroécologie. Pour la mégabassine encore en cours de construction à Sainte-Soline, emblème de l’opposition à « l’accaparement de l’eau », vingt-deux des vingt-six irrigants n’ont pas non plus entamé de transition, relève encore Mediapart. Au total, sur les cinquante-six fermes diagnostiquées dans le périmètre des seize mégabassines, 85 % n’ont lancé aucune mesure de transition.

Une prime promise au préfet des Deux-Sèvres en cas de construction de mégabassines

30 Novembre 2023

https://reporterre.net/Une-prime-promise-au-prefet-des-Deux-Sevres-en-cas-de-construction-de-megabassines

Une prime promise au préfet des Deux-Sèvres en cas de construction de mégabassines

Le préfet des Deux-Sèvres, Emmanuel Aubry, a été encouragé financièrement à construire des bassines, révèle une enquête de Politico publiée jeudi 30 novembre. Une feuille de route obtenue par le média, signée en août 2021 par le Premier ministre de l’époque, Jean Castex, liste « le nombre de constructions [de réserve] lancées » parmi les indicateurs utilisés pour évaluer la performance annuelle du préfet de l’époque sur la période 2021-2023. Les objectifs contenus dans ce document font partie des critères qui permettent de déterminer la part variable du complément indemnitaire annuel des préfets, qui peut monter jusqu’à 3 000 euros, détaille Politico.

À l’époque de la signature de ce document, plusieurs associations écologistes alertaient déjà sur les conséquences environnementales des mégabassines, avant que le sujet ait commencé à faire les gros titres de la presse nationale, relate le média. La construction de celle de Sainte-Soline a commencé quelques semaines après, suivie de manifestations violemment réprimées par les forces de l’ordre.

« La preuve matérielle du passage en force du gouvernement »

Le « nombre de retenues autorisées et créées » figure également dans les critères d’évaluation du préfet de l’Isère, signale Politico. Selon la députée des Deux-Sèvres Delphine Batho (Génération écologie) interrogée par nos confrères, cette feuille de route est la « preuve matérielle du passage en force du gouvernement » sur le dossier des mégabassines. Ce à quoi une porte-parole de Matignon réplique : « Le choix d’identifier la création de “réserves” ne signifie pas qu’il y a passage en force. Cela veut simplement dire qu’il y aura un échange et une évaluation sur ces dossiers. »

Parmi les neuf objectifs de la feuille de route du préfet des Deux-Sèvres figuraient aussi, par exemple, ceux de « développer la production d’énergies renouvelables »« renforcer la lutte contre les stupéfiants » et « déployer une offre France Services adaptée au département des Deux-Sèvres ».

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

Laisser un commentaire