Pacte vert européen : après des avancées décisives, de nombreux textes au point mort
Interdiction de la vente des véhicules à moteur thermique à partir de 2035, directive sur les énergies renouvelables, taxe carbone aux frontières… Plusieurs textes législatifs majeurs ont été adoptés dans le cadre du Green Deal. Le volet agricole, lui, a subi de nombreux revers.
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Pour faire baisser les émissions de gaz à effet de serre de 55 % en 2030 par rapport au niveau de 1990 et atteindre la neutralité carbone en 2050, l’Union européenne (UE) a lancé en décembre 2019 son Green Deal, le Pacte vert, qui englobe aussi des objectifs de protection de la santé et de l’environnement.
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Après un début de mandature où les textes s’enchaînent à grande vitesse, culminant à l’été 2021 avec l’adoption du paquet législatif « Fit for 55 », le Pacte vert commence toutefois à caler à partir de 2022. L’Europe, encore secouée par la pandémie de Covid-19, traverse alors une double crise de l’énergie et de l’inflation, renforcée par la guerre en Ukraine.
Les discussions se tendent encore plus en 2023, quand plusieurs Etats membres (Pays-Bas, Allemagne…) enregistrent une montée des votes populistes. La perspective des élections européennes de juin 2024 fait tourner le vent et les textes du Green Deal, notamment ceux touchant au secteur agricole, en font les frais.
- Climat et énergie
La décarbonation du système énergétique, qui représente plus de 75 % des émissions de gaz à effet de serre de l’UE, est centrale pour l’atteinte des objectifs climatiques. Frappée par la crise énergétique, l’UE a revu ses premières ambitions à la hausse, avec le plan REPowerEU, et a adopté des textes importants. La directive sur les énergies renouvelables fixe désormais l’objectif d’atteindre, d’ici à 2030, une part de 42,5 % d’énergies renouvelables dans la consommation énergétique finale (contre 32 % jusqu’à présent). La révision de la directive sur l’efficacité doit également conduire à diminuer de 11,7 % la consommation finale d’énergie par rapport aux projections réalisées en 2020.
Règlement sur le méthane imposant de nouvelles obligations au secteur des hydrocarbures, « paquet gazier » visant à diminuer la consommation de gaz naturel pour accroître celle de gaz d’origine renouvelable et bas carbone, réforme du marché de l’électricité… Si de très nombreux dossiers ont été adoptés concernant le volet énergie, les discussions sur la révision de la directive sur la taxation de l’énergie n’ont en revanche pas abouti.
Lire le décryptage (2023) : En Europe, la mécanique du Green Deal se grippe
Pour la vie quotidienne de nombreux Européens, l’une des décisions les plus marquantes est l’interdiction de la vente des véhicules à moteur thermique à partir de 2035, obtenue après d’intenses négociations avec l’Allemagne. Dès 2030, les véhicules neufs devront émettre 55 % de CO2 de moins que la moyenne des émissions des moteurs en 2021. Sur les bâtiments (39 % du total des émissions de CO2), la Commission européenne a fixé en 2021 l’ambition de rénover 35 millions de bâtiments d’ici à la fin de la décennie. Le principal outil pour le financer est le fonds social européen, dont l’enveloppe pour la France s’élève à 6,7 milliards d’euros.
Adoptée par le Parlement européen en avril 2023, la taxe carbone aux frontières est en test depuis octobre 2023 : les entreprises qui importent ne sont pas encore taxées mais doivent déclarer les émissions liées à la production de leur marchandise. Le mécanisme devrait s’appliquer concrètement à partir de 2026 pour les importations les plus émettrices, comme le ciment ou l’acier. La réforme du marché carbone prévoit, de son côté, une accélération du rythme de réduction des quotas proposés, avec une baisse de 62 % en 2030 par rapport à 2005. Décision importante, ce marché s’étendra progressivement au secteur maritime, aux émissions des vols intra-européens et aux sites d’incinération de déchets à partir de 2028.
Dans un rapport publié le 18 janvier, l’European Scientific Advisory Board on Climate Change, sorte de Conseil scientifique de l’UE, pointe toutefois un angle mort du Green Deal : le manque de mesures contraignantes pour faire baisser la consommation des énergies fossiles, en agissant notamment sur les aides des Etats. « Loin de diminuer, les subventions sont restées stables à 50 milliards d’euros par an, ce qui sape l’incitation à réduire l’utilisation des énergies fossiles et diminue le budget public disponible pour soutenir l’action climatique », peut-on lire.
- Pollutions
C’est l’un des objectifs les plus ambitieux du Pacte vert mais aussi l’un des plus contestés : garantir aux Européens un environnement « zéro pollution » à l’horizon 2050, purgé aussi bien des gaz toxiques émis par le trafic routier que des substances chimiques dangereuses omniprésentes dans les produits du quotidien. Généralement mieux-disant que la Commission en matière environnementale, le Parlement européen a adopté fin 2023 une proposition de nouvelle norme (Euro 7) sur la pollution automobile très en retrait par rapport à l’ambition initiale. Alors que la pollution de l’air est responsable chaque année de plus de 230 000 décès prématurés à l’échelle de l’UE, la Commission entendait réduire significativement les seuils d’émissions des oxydes d’azote et des particules fines des véhicules. Le texte adopté par les députés européens diffère finalement très peu par rapport à la norme précédente (Euro 6) en vigueur depuis 2014.
Dans le cadre de la révision de la directive sur la qualité de l’air, les eurodéputés proposent d’aligner à l’horizon 2035 les seuils sur les lignes directrices beaucoup plus strictes de l’Organisation mondiale de la santé. Une proposition contestée par les Etats qui, à l’instar de la France, ne parviennent déjà pas à respecter les normes actuelles.
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Présentée en 2022 comme une « révolution », plusieurs fois reportée, la révision de la réglementation sur les substances chimiques (Reach), elle, ne figure plus à l’agenda 2024. La réforme doit pourtant permettre, à l’horizon 2030, de restreindre l’usage des substances chimiques les plus dangereuses dans les produits de consommation courante. Elle se heurte à la résistance des industriels.
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Concernant l’industrie, le Conseil de l’UE et le Parlement se sont accordés sur le projet de révision de la directive encadrant les émissions polluantes des installations industrielles, susceptibles d’altérer les milieux (eau, air et sols). L’ambition du projet a été substantiellement revue à la baisse, selon les associations, mais ses promoteurs assurent qu’il constitue néanmoins une avancée.
- Réduction des déchets
A l’issue d’un an d’âpres négociations et d’une intense campagne de lobbying des géants de la restauration rapide et des emballages à usage unique, les Vingt-Sept ont trouvé un équilibre délicat en décembre 2023 sur la proposition de règlement sur les emballages. Tout le monde s’accorde sur les objectifs de réduction des déchets d’emballage : – 5 % en 2030, – 10 % en 2035 et – 15 % en 2040 par rapport au niveau de 2018. Mais pas sur les moyens à mettre en œuvre pour y parvenir. Ainsi, sur la question essentielle du réemploi, le Parlement exonère la restauration de tout objectif chiffré quand le Conseil maintient les cibles de la Commission : 20 % en 2030, puis 80 % en 2040 pour les aliments, 10 % puis 40 % pour les boissons.
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De même, les Vingt-Sept sont favorables à l’interdiction des emballages en plastique pour les fruits et légumes (déjà en vigueur en France pour certains produits) quand le Parlement s’y oppose. Il reste désormais peu de temps à la présidence belge de l’UE pour trouver un accord avec le Parlement afin d’adopter le règlement avant la fin de la législature, mi-avril.
- Agriculture et alimentation
La stratégie « de la ferme à la fourchette » (« Farm to Fork ») est l’un des textes du Pacte vert ayant connu le plus de revers. Présentée en 2020, celle-ci ambitionnait d’agir sur l’ensemble de la chaîne alimentaire, de la production à la consommation, et posait plusieurs grands objectifs : réduction de moitié de l’usage des pesticides en 2030, hausse de la part des surfaces cultivées en bio à 25 %…
Dès le départ, cette stratégie souffre d’un défaut : elle n’est pas mise en cohérence avec la renégociation en cours de la politique agricole commune (PAC) pour la période 2023-2027. Issue des travaux de la Commission de Jean-Claude Juncker (2014-2019), l’architecture de la nouvelle PAC n’est pas remise en cause par Ursula von der Leyen et n’intègre pas les objectifs de la stratégie Farm to Fork.
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Le blocage le plus fort concerne la baisse des pesticides. En novembre 2023, le projet de règlement sur leur usage durable (SUR) est rejeté par le Parlement. La répartition de l’effort entre les Etats membres (certains étant plus avancés que d’autres dans l’effort de baisse) et l’adoption d’un indicateur contesté pour mesurer les progrès ont fini par coaliser la droite, hostile au texte, et une partie de la gauche et des écologistes – ces derniers estimant le texte trop affaibli.
Lire aussi : Le Parlement européen rejette un texte-clé du « Pacte vert » sur l’usage des pesticides D’autres dispositions sont abandonnées par la Commission, qui a renoncé à son projet de « loi-cadre sur des systèmes alimentaires durables », qui devait cranter dans la législation des objectifs de long terme.
Autre recul, sur un enjeu sanitaire cette fois : la volonté de déployer un étiquetage nutritionnel harmonisé. Face à la fronde des partis populistes européens, la Commission a renoncé à se positionner sur ce terrain miné.
Quant aux « nouveaux OGM » – les plantes issues des nouvelles techniques génomiques (NGT) –, présentés par la Commission européenne comme un levier technologique pour « verdir » l’agriculture, réduire les intrants et faciliter l’adaptation au réchauffement, leur sort est partiellement suspendu à un vote du Parlement, qui doit se prononcer début février sur une large dérégulation de ces nouvelles cultures. Cependant, les Etats membres ayant échoué, mi-décembre, à s’entendre, le projet a peu de chances d’aboutir avant la fin de la mandature.
- Condition animale
La stratégie « de la ferme à la fourchette » prévoyait une vaste révision des réglementations relatives aux animaux d’élevage, qui datent pour l’essentiel d’il y a plus de vingt ans, et dont les évaluations scientifiques ont montré qu’elles étaient obsolètes. La Commission s’était même engagée, en 2021, à enclencher la transition vers une interdiction des cages dans les élevages à partir de 2027. Mais, malgré de nombreux travaux sur ces questions, Bruxelles n’a finalement présenté, en décembre 2023, qu’une proposition sur le transport des animaux, repoussant les autres sujets plus sensibles, notamment la fin des cages, à la prochaine mandature.
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- Biodiversité
Protection de 30 % des terres et des mers de l’UE, lancement d’un plan de restauration des écosystèmes, baisse de l’utilisation des pesticides… Présentée en 2020 comme un pilier du Pacte vert, la stratégie pour la biodiversité a été saluée comme un texte ambitieux. De la même façon, le règlement sur la déforestation importée, qui interdit l’entrée dans l’UE de produits associés à la destruction de forêts, constitue une avancée importante.
La bataille au Parlement autour de la loi sur la restauration de la nature, en 2023, illustre en revanche à quel point le vent a tourné, en quelques années, sur les dossiers ayant un impact sur le secteur agricole. Le texte, qui prévoit de restaurer 30 % des écosystèmes terrestres et marins d’ici à 2030 et 90 % d’ici à 2050, a survécu aux attaques de la droite et de l’extrême droite, mais a été affaibli. Il doit encore être adopté officiellement en plénière en février. Une directive sur la protection des sols est par ailleurs encore en cours de négociation.
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Stéphane Foucart, Mathilde Gérard, Matthieu Goar, Stéphane Mandard et Perrine Mouterde
Le Pacte vert européen à l’épreuve de contestations croissantes
Agriculteurs, industriels, opinions publiques, Etats… Alors que la Commission européenne s’apprête à proposer un nouvel objectif de baisse des émissions de CO₂ pour 2040, les appels à une pause se multiplient.
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Des quatre coins du Vieux Continent, la fronde monte contre le Pacte vert européen, cet ensemble législatif qui doit permettre à l’Union européenne (UE) de respecter l’accord de Paris, afin de limiter les conséquences du réchauffement climatique. Les sondages racontent un ras-le-bol des contraintes liées à la transition écologique dont profite l’extrême droite, et dans les rues, les agriculteurs crient leur exaspération face aux « normes venues de Bruxelles ».
Dans ce contexte politiquement miné, la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, a finalement décidé de présenter, le 6 février, un objectif de 90 % de réduction des émissions de CO2 pour l’Union européenne (UE) à l’horizon 2040 par rapport à 1990. Cette cible vient préciser le chemin que doivent emprunter les Vingt-Sept s’ils veulent atteindre la neutralité carbone en 2050, après s’être déjà engagés à baisser leurs émissions de 55 % d’ici à 2030. Elle est à cet égard déterminante pour l’avenir de la transition verte européenne.
En mettant ce nouveau jalon dans le débat très en amont des élections européennes, prévues du 6 au 9 juin, Ursula von der Leyen veut inciter chacun à se positionner sur l’opportunité de poursuivre, ou pas, le Pacte vert. Car la proposition de la Commission n’a aucune valeur contraignante et son ambition pourra, à l’issue du scrutin, être revue à la baisse. Pour qu’elle soit inscrite dans le marbre, il faudra en effet une proposition législative de la Commission qui sera constituée après le scrutin de juin ainsi qu’une adoption par les Vingt-Sept et les nouveaux eurodéputés.
Compte tenu de la montée des résistances contre le Green Deal, la transition verte européenne joue en partie, avec les élections européennes, son avenir. « S’il n’y a plus de soutien démocratique au Green Deal, il s’arrêtera. C’est l’un des grands enjeux de l’élection », insiste Pascal Canfin, président de la commission environnement du Parlement européen.
Pour Ursula von der Leyen, qui devrait briguer un second mandat et qui a fait du Pacte vert un marqueur de sa politique depuis son arrivée à Bruxelles fin 2019, il sera difficile de se dédire. Mais, dans les capitales comme au sein des grands partis politiques, les appels à la « pause » se multiplient.
Une donne politique modifiée
Depuis le 14 juillet 2021 et la présentation par la Commission des textes qui doivent permettre aux Vingt-Sept d’atteindre leur objectif pour 2030 – l’acte I du Green Deal –, les Européens ont pris des décisions aussi structurantes que la fin du moteur thermique pour les voitures neuves à partir de 2035, la réforme du marché carbone, la mise en place d’une taxe carbone aux frontières, l’adoption d’objectifs ambitieux en matière d’énergies renouvelables ou encore la lutte contre la déforestation importée. Plus de cinquante législations ont déjà été adoptées quand une dizaine d’autres sont en passe de l’être.
Les droites nationalistes et populistes, que les sondages donnent en forte progression à Strasbourg, tout comme les conservateurs du Parti populaire européen (PPE) dont est issue Ursula von der Leyen, Allemands en tête, font de ce Pacte vert l’objet politique à abattre. Dans le camp social-démocrate (S&D), officiellement, on le défend, mais la réalité est plus complexe. Chez les libéraux de Renew, le soutien n’est plus inconditionnel, tant s’en faut.
Lire le décryptage (2023) En Europe, la mécanique du Green Deal se grippe
Quant aux Verts, qui restent les plus fervents défenseurs du Green Deal, ils s’effondrent dans les enquêtes d’opinion, notamment en Allemagne et en France. « En 2019, lors des dernières élections européennes, il y avait les marches pour le climat et s’opposer au Green Deal, c’était politiquement coûteux. Aujourd’hui, c’est politiquement rentable », avance Philippe Lamberts, le président du groupe Vert au Parlement européen, pour qui « les Verts doivent livrer le match de leur vie ».

Dans ce contexte, Ursula von der Leyen devra naviguer avec une grande précaution, puisque, pour être reconduite à ses fonctions, elle doit être nommée par les Etats membres et confirmée par le Parlement européen. « Ursula fera ce qu’il faut pour être élue par le Parlement européen. Si une majorité d’élus conditionnent leur vote à des concessions sur tel ou tel volet du Green Deal, elle s’y pliera », confie un commissaire.
La peur des industriels
La multiplication des catastrophes naturelles, la pandémie du Covid-19 et la fin du gaz russe bon marché ont d’abord porté l’agenda climatique européen. Mais la flambée des prix de l’énergie, la hausse des taux d’intérêt et le retour de l’inflation, sur fond de net ralentissement économique, lui ont porté un coup dur.
Les industriels, conscients de l’importance de se positionner sur les marchés de l’économie décarbonée, ont plutôt joué le jeu. Même si certains ont été très offensifs pour faire valoir leurs intérêts à Bruxelles, comme McDonald’s, qui a réussi à alléger les contraintes sur l’emballage dans la restauration rapide, ou les constructeurs automobiles, qui ont œuvré pour ne pas durcir les nouvelles normes d’émission dites « Euro 7 ».
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Aujourd’hui, de la sidérurgie à la cimenterie, en passant par la construction automobile ou le bâtiment, ils sont inquiets. Les industriels se disent submergés par les tâches bureaucratiques liées au Pacte vert et redoutent d’être supplantés par leurs concurrents américains et chinois, massivement subventionnés. L’annonce à l’été 2022, par Washington, de l’Inflation Reduction Act, qui prévoit 369 milliards de dollars (près de 340 milliards d’euros) d’aides sur dix ans pour les technologies vertes, a agi comme un électrochoc.
En mal de compétitivité, « l’Europe est en train de décrocher », prévenait dans un communiqué, le 7 novembre 2023, le patronat européen (BusinessEurope), constatant que les investissements pour l’avenir ne se font plus sur son sol. L’UE peut certes se targuer d’être la championne de la norme écologique, mais elle pourrait perdre la bataille des batteries électriques ou des éoliennes, comme elle a perdu celle des panneaux solaires face à la Chine.
La colère des agriculteurs
Le monde agricole, de son côté, organise sa résistance. Fragilisé par la crise énergétique et l’ouverture du marché intérieur aux produits ukrainiens, il accuse le Pacte vert de l’asphyxier un peu plus, même s’il a été épargné par son acte I. Entre blocages d’autoroutes et défilés de tracteurs, les mouvements de protestation touchent la France, l’Allemagne, la Roumanie et la Pologne après les Pays-Bas et font craindre aux Vingt-Sept l’émergence d’un mouvement européen de gilets jaunes.
Echaudé par les succès électoraux d’une extrême droite anti-Green Deal en Italie, en Suède et aux Pays Bas, le PPE, premier groupe politique au Parlement européen, a déclaré la guerre à plusieurs projets législatifs liés à l’environnement. Avec l’aide de l’extrême droite, mais aussi de certains élus socialistes du sud et de l’est de l’Europe, voire de libéraux de pays du Nord, il a remporté plusieurs victoires : dans l’hémicycle, le règlement sur la restauration de la nature a été largement vidé de sa substance et le texte qui prévoyait la réduction de moitié du recours aux produits phytosanitaires d’ici à 2030 a été rejeté.
A la Commission, Ursula von der Leyen a reçu le message cinq sur cinq : à Strasbourg, le 13 septembre 2023, elle a annoncé « une nouvelle phase du Green Deal », plus à l’écoute des citoyens et des entreprises, donnant ainsi des gages à la droite. Depuis, elle a renoncé à plusieurs initiatives qu’elle souhaitait prendre d’ici à juin – comme la révision de la réglementation sur les substances chimiques (Reach) et des textes sur le bien-être animal et les systèmes alimentaires durables – et auxquelles le monde agricole était opposé. En novembre 2023, la Commission a par ailleurs autorisé pour dix ans supplémentaires le glyphosate, sans que les Etats membres s’y opposent.
Les appels à la « pause » se multiplient
Dans les capitales, aussi, le Pacte vert a moins la cote. La Pologne et la Hongrie, aux économies très carbonées, ne sont plus seules à exprimer leurs réticences. Le 11 mai 2023, Emmanuel Macron lançait la contre-offensive dans le camp occidental en appelant à une « pause réglementaire ». « N’en rajoutons pas plus », précisait, le lendemain, le président français, qui appelle l’UE à ne pas charger la barque des Français avec de nouvelles régulations.
Le 29 juin 2023, les chefs d’Etat et de gouvernement européens de droite (chypriote, letton, suédois, grec, autrichien, finlandais, croate et irlandais) signaient une déclaration du PPE qui demande, elle aussi, « une pause réglementaire »sur le Pacte vert et appelle à « tenir compte des nouvelles réalités économiques et sociales après l’attaque de la Russie » contre l’Ukraine.
Combien de temps la « pause » peut-elle durer sans mettre en péril l’objectif de neutralité carbone en 2050 ? Cette question est pour l’instant sans réponse. Mais, sans attendre, certains pays ont commencé à reculer. Cet automne, Berlin a renoncé à une nouvelle norme d’efficacité énergétique pour les bâtiments. La Suède a allégé les taxes sur les hydrocarbures et les contraintes relatives à la part de biocarburants dans l’essence et le diesel, assumant que ses émissions de CO2 repartent à la hausse. Et ils sont nombreux, sur le Vieux Continent, depuis la guerre en Ukraine, à subventionner le gaz et autres énergies fossiles.
Ce n’est donc plus le seul volet environnemental du Pacte vert qui est menacé, mais son acte II, celui qui doit justement permettre de poursuivre l’effort au-delà de 2030. « L’important, c’est l’objectif 2030 », assume Thierry Breton, le commissaire au marché intérieur.
Dans ces conditions, on voit mal les Vingt-Sept endosser, à l’unanimité, une baisse de 90 % des émissions de CO2 d’ici à 2040. D’autant que, s’il devait être adopté, cet objectif s’accompagnerait d’un nouveau train législatif. « A elles seules, les législations déjà adoptées mettent l’UE sur une trajectoire de baisse des émissions de 81 % d’ici à 2040 par rapport à 1990 », confie un diplomate.
Certaines d’entre elles, comme la fin du moteur thermique, ne demandent pas à être complétées. D’autres, en revanche, devront l’être, comme la directive sur les énergies renouvelables qui porte à 42,5 % la part du solaire ou de l’éolien dans la consommation d’énergie d’ici à 2030. « Moins 90 % en 2040, ça veut dire qu’on ne produit quasiment plus d’électricité à partir du gaz en 2037 et qu’on électrifie la moitié de notre économie, juge Neil Makaroff, directeur du centre de réflexion Strategic Perspectives. Cela veut aussi dire que l’on réduit de moitié la consommation énergétique de nos bâtiments par rapport à 2015. » « On ne fera pas non plus le Green Deal sans l’agriculture, qui en est aujourd’hui l’angle mort », ajoute Philippe Lamberts, alors que les émissions du secteur agricole restent peu ou prou inchangées depuis vingt ans. Autant dire que la marche est haute.
Priorité à la mise en œuvre
Dans ce contexte, de Paris à Berlin en passant par Varsovie, La Haye et Rome, on insiste sur une priorité : la mise en œuvre des décisions prises depuis 2021. « La Commission est très mauvaise pour ça, c’est une machine à produire de la norme. Mais elle va devoir accompagner les Etats membres dans la mise en œuvre de toutes ces mesures », juge Pascal Canfin.
La France et l’Italie, entre autres, attendent aussi de l’UE qu’elle aide les Vingt-Sept à financer une transition qui s’annonce coûteuse. Les Etats vont devoir investir dans des infrastructures, les entreprises dans leur décarbonation, les citoyens dans l’achat d’une voiture électrique, l’isolation de leur logement ou l’installation d’une pompe à chaleur. « Si rien n’est fait, le prix du CO2 sur le marché carbone sera tellement élevé que tous les industriels n’y survivront pas. Certains délocaliseront, d’autres fermeront », note Neil Makaroff. « Sans argent, on aura une insurrection contre le Green Deal. A côté, le mouvement des “gilets jaunes” ressemblera à une promenade de santé », ajoute Philippe Lamberts.
La Commission estime à 620 milliards d’euros par an le montant des investissements supplémentaires nécessaires si l’UE veut atteindre les objectifs du Pacte vert tout en accélérant le déploiement des technologies vertes en Europe. « Pourtant centrale, la question relative à la manière de mobiliser les investissements reste non résolue », analyse Phuc-Vinh Nguyen, de l’Institut Jacques Delors.
Même si les règles communautaires – budgétaires et en matière d’aides d’Etat – ont été assouplies, les marges de manœuvre financières des Vingt-Sept restent limitées. Selon l’Allemagne et ses amis frugaux, l’UE a déjà mis sur la table beaucoup d’argent pour la transition verte et il est inenvisageable qu’elle soit davantage mise à contribution. Plus au sud, notamment à Paris, on imagine, à l’inverse, que les Européens pourraient contracter un emprunt en commun comme ils l’ont fait pour le plan de relance post-Covid-19.
Risque de détricotage
« Nous disons que l’heure est maintenant à la mise en œuvre du Green Deal, mais ça va être beaucoup plus compliqué que ça », confie un diplomate européen d’un grand pays. Au-delà du statu quo, « il y a un risque important de détricotage » de ce qui a déjà été fait, juge Phuc-Vinh Nguyen, dès lors que « la plupart des dossiers votés » dans le cadre de l’acte I du Green Deal « contiennent des clauses de revoyure ». A cette occasion, les ambitions que ces dossiers portent pourraient être revues à la baisse. Quand « un débat est polarisé, c’est dangereux, juge Pascal Canfin. Par exemple, si aux Etats-Unis, Trump revient à la Maison Blanche, le camp anticlimat va détruire tout ce que Biden a fait car le débat est polarisé. »
Le PPE, qui prépare son programme pour les élections européennes, évoque dans un document de travail « l’interdiction d’interdire », qui pourrait notamment changer le sort de la fin du moteur thermique en 2035. « Si on décide de reporter à 2038 la fin du moteur thermique, ce ne sera pas un drame », juge un commissaire. Certains pays pourraient également s’opposer à l’extension, en 2027, du marché européen du carbone au chauffage et aux carburants pour les particuliers, avec des hausses de prix à la clé.
Le Pacte vert fait donc l’objet de violentes attaques avant même d’avoir pu déployer ses premiers effets et alors que rien ne garantit que les Européens atteindront leur objectif 2030. En tenant compte des politiques déjà en vigueur et de celles qui sont programmées, souligne le Conseil scientifique consultatif européen sur le changement climatique, dans un rapport du 18 janvier, l’UE devrait réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 49 % en 2030, loin de son objectif de moins 55 %. Et encore, ce scénario part de l’hypothèse que les Etats membres mettront en œuvre, dans les délais impartis, les textes du Green Deal qu’ils ont adoptés à Bruxelles. Dans le contexte politique actuel, on peut en douter.
« Si nous avions discuté du Green Deal aujourd’hui, il n’y aurait pas de Green Deal », confie un diplomate européen. En 2019, lorsque Ursula von der Leyen a été nommée présidente de la Commission, ni les chefs d’Etat et de gouvernement ni le Parlement européen ne lui avaient demandé le Pacte vert. « Elle n’avait pas de mandat politique, elle l’a fait de sa propre initiative », se souvient Philippe Lamberts. Un défaut de conception que la transition verte pourrait payer cher en 2024.