Capture du CO2 : la fausse solution de la COP28 pour décarboner l’industrie
À Dubaï, les technologies de piégeage du carbone sont brandies par les pétroliers et les États producteurs d’énergies fossiles comme la solution miracle pour sauver le climat. Mais ces dispositifs, très onéreux et peu performants, permettent surtout de maintenir le « business as usual ».
Mickaël Correia et Donatien Huet
6 décembre 2023 à 13h13
ÀÀla COP26 de Glasgow en novembre 2021, un silence avait parcouru la salle de presse lors de la publication de l’accord climatique final, à l’issue de deux semaines de négociations. Le texte actait que la communauté internationale devait réduire les centrales à charbon dites unabated, un terme anglais inattendu dans ce contexte. Rebelote l’an dernier, dans la déclaration de clôture de la COP27 de Charm el-Cheikh, en Égypte : unabated était de nouveau accolé à la nécessaire réduction de la consommation de charbon.
Ce mot peut se traduire en français par « sans capture de carbone ». Il fait référence à des technologies qui consistent à piéger le CO2 directement à la sortie des « cheminées » des sites industriels émetteurs, puis à l’ensevelir sous terre. Ces dispositifs ont pour nom générique CCUS, pour Carbon Capture, Utilisation and Storage (captage, stockage, transport et valorisation du dioxyde de carbone).
Le déploiement de CCUS est ardemment défendu par l’industrie du pétrole, du gaz et du charbon. Cette dernière entrevoit la possibilité de maintenir ses activités fossiles grâce à l’absorption, par cette innovation technologique, du carbone émis. En somme, d’avoir le beurre d’un climat stabilisé et l’argent de la croissance économique.

Les douze plus grandes majors pétrogazières de la planète telles BP, Shell ou TotalEnergies ont créé en 2014 la Oil and Gas Climate Initiative, une organisation patronale pour promouvoir les CCUS comme une solution climatique incontournable. Ce lobby des géants fossiles estime que « l’investissement dans les CCUS doit être augmenté de toute urgence pour réaliser les objectifs mondiaux en matière de climat et d’énergie et respecter l’accord de Paris ».
De son côté, Amin Nasser, le PDG de la firme saoudienne Saudi Aramco, la plus grosse productrice mondiale de pétrole, martèle à l’envi vouloir « être le leader mondial du CCUS, en transformant ce qui est considéré aujourd’hui comme un déchet − le CO2 − en quelque chose de précieux ».
Quant à Sultan al-Jaber, président de la COP28 qui se déroule actuellement à Dubaï (Émirats arabes unis), il vient de valider, en tant que patron du géant pétrolier émirati Adnoc, la construction d’un dispositif CCUS pour une de ses centrales à gaz. Un investissement estimé à 500 millions de dollars.
Mirage technosolutionniste
Toutefois, sur le terrain, les promesses de ce technosolutionnisme sont bien loin d’être au rendez-vous.
Entre 2008 et 2017, l’Union européenne (UE) a lancé une grande campagne de financement destinée à développer cette solution miracle. Sur les six projets soutenus, « aucun n’a conduit au déploiement de CCUS » a conclu en 2018 la Cour des comptes européenne. Bruxelles a déjà investi près de un milliard d’euros dans ces dispositifs, mais a promis depuis cet échec de ne plus soutenir financièrement la capture carbone pour les centrales à charbon.
En 2022, l’Institute for Energy Economics and Financial Analysis a comptabilisé que sur onze installations CCUS d’importance mondiale, trois sites déjà ont été fermés depuis leur lancement et cinq sont considérés comme sous-performants en matière de piégeage du carbone.
Enfin, en novembre, le Programme des Nations unies pour l’environnement (UNEP) a estimé dans son dernier rapport sur les énergies fossiles qu’« environ 80 % des projets pilotes de CCUS menés au cours des trente dernières années ont échoué ».
Actuellement, selon les données compilées par l’Agence internationale de l’énergie, à peine 47 sites industriels fossiles à travers le globe sont actuellement dotés d’un dispositif CCUS. 23 sont en cours de construction. Et les émissions mondiales de CO2dues à la combustion d’énergies fossiles ont été en 2022 près de 410 fois plus importantes que le carbone piégé par les technologies CCUS cette même année.
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« Ces dispositifs CCUS ont généré beaucoup d’attente mais ils sont désormais de plus en plus critiqués, notamment par l’Agence internationale de l’énergie, qui parle à propos de ces technologies d’une “histoire marquée par la sous-performance”, rappelle Lola Vallejo, directrice du programme climat de l’Institut du développement durable et des relations internationales. L’UE dit qu’on ne peut pas faire de pari à large échelle sur ces dispositifs. C’est en tout cas une technologie qui est clairement déployée aujourd’hui pour vendre plus d’énergies fossiles. »
Une semaine avant l’ouverture de la COP28, Fatih Birol, le patron de l’Agence internationale de l’énergie, a enfoncé le clou : « Poursuivre l’exploitation du pétrole et du gaz comme si de rien n’était tout en espérant qu’un vaste déploiement de la capture du carbone permettra de réduire les émissions relève du fantasme. » Puis de détailler que 3 500 milliards de dollars d’investissements seraient nécessaires pour que la capture du carbone relève le défi du climat.
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Des travaux de l’université d’Oxford, publiés le 4 décembre, jugent pour leur part que s’appuyer sur un déploiement massif de CCUS comme solution afin de pouvoir continuer à consommer des énergies fossiles coûterait à la société environ 1 000 milliards de dollars supplémentaires chaque année. Une option que les chercheurs et chercheuses ont qualifié d’« extrêmement préjudiciable sur le plan économique ».
« Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) inclut ces technologies dans ses scénarios de décarbonation mais en rappellant qu’il s’agit d’un levier parmi un portfolio de nombreuse autres solutions. Il souligne aussi que stocker le carbone longtemps dans le sous-sol comporte des risques de fuite sur le long terme. », précise Aurélie Brunstein, responsable industrie lourde au Réseau action climat.
Séquestrer le carbone et la sobriété
Malgré tout, les compagnies pétrogazières et les États foncent tête baissée vers ce mirage technologique. Toujours d’après les données recueillies par l’Agence internationale de l’énergie, l’industrie prévoit d’ériger pas moins de 500 CCUS d’ici 2030. Si elle y parvient, ces technologies absorberont théoriquement à peine 1,8 % des émissions mondiales liées aux énergies fossiles à la fin de la décennie. Une goutte d’eau dans un océan de gaz à effet de serre.
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Instigatrice en 2021 d’un vaste rapport sur les CCUS, l’organisation écologiste américaine Center for International Environmental Law caractérise ces technologies de fausses solutions qui « détournent l’attention de la tâche urgente consistant à abandonner les fossiles » et qui fournissent à l’industrie pétrolière « un permis pour continuer à polluer ».
Qu’importe. À cette COP28, les États-Unis, la Chine, le Canada, la Russie et l’Arab Group − qui rassemble entre autres l’Arabie saoudite ou les Émirats arabes unis − ont fait de la défense de ces dispositifs CCUS une priorité diplomatique. Le bras de fer à la table des négociations internationales a déjà conduit une cinquantaine de compagnies fossiles comme TotalEnergies, Saudi Aramco ou BP à signer le 2 décembre une « Charte de la décarbonisation du pétrole et du gaz » à la COP28.
Aucune mention sur l’urgence de réduire la production d’énergies fossile n’est inscrite dans l’accord, mais les multinationales s’y engagent entre autres à investir dans les technologies de capture du carbone. Dans la foulée, l’organisation patronale des pétroliers Oil and Gas Climate Initiative s’est félicitée du succès de son travail de lobbying.
Quant à la déclaration finale de la COP28 actuellement au cœur de pourparlers tendus entre négociateurs et négociatrices, un terme jouxtant toute mention des énergies fossiles figure déjà dans l’ébauche de texte en débat : unabated.