Investissements massifs de la Chine au Cambodge (autoroutes, aéroports, chemin de fer, canal), alors que par ailleurs oligarques chinois et cambodgiens continuent à blanchir leur argent.

La Chine double la mise sur le Cambodge de Hun Manet fils de Hun Sen l’ancien premier ministre et nouveau premier ministre.

Le nouveau premier ministre cambodgien, Hun Manet, poursuit la politique d’investissements chinois massifs menée par son père, Hun Sen, auquel il a succédé en août. Pour le meilleur et pour le pire. 

Par Brice Pedroletti (Phnom Penh, Cambodge, envoyé spécial)Publié hier à 06h00 https://www.lemonde.fr/economie/article/2023/12/14/la-chine-double-la-mise-sur-le-cambodge-de-hun-manet_6205757_3234.html?lmd_medium=email&lmd_campaign=trf_newsletters_lmfr-[a-la-une]-20231215-[zone_edito_2_titre_6]&M_BT=53496897516380

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Le premier ministre cambodgien, Hun Manet (au centre), et le gouverneur de la province chinoise du Yunnan, Wang Yubo (au centre à droite), lors de l’inauguration de l’aéroport international de Siem Reap (Cambodge), le 16 novembre 2023.
Le premier ministre cambodgien, Hun Manet (au centre), et le gouverneur de la province chinoise du Yunnan, Wang Yubo (au centre à droite), lors de l’inauguration de l’aéroport international de Siem Reap (Cambodge), le 16 novembre 2023.  TANG CHHIN SOTHY / AFP

On atteint le nouvel aéroport international de Siem Reap, dans le nord-ouest du Cambodge, par un ruban d’asphalte qui traverse des plantations de noix de cajou. Avec ses nefs aux allures de temple, l’ouvrage, capable d’accueillir 7 millions de passagers, aura coûté la bagatelle de 1,1 milliard de dollars (environ 1 milliard d’euros), de quoi accommoder les foules venant découvrir le complexe des temples d’Angkor, à 50 kilomètres de là : or le nombre de visiteurs sur les onze premiers mois de l’année, environ 247 000, reste pas loin de dix fois inférieur à celui des années 2019 et 2018.

A l’inauguration de l’aéroport, le 16 novembre, le nouveau premier ministre cambodgien, Hun Manet, qui, à 45 ans, a succédé en août à son père, Hun Sen, a vanté une « réalisation exceptionnelle », preuve de « l’amitié d’airain entre la Chine et le Cambodge » : l’aéroport a été financé et construit par un consortium d’entreprises chinoises qui va le gérer pendant quarante-quatre ans et veut multiplier les vols avec son pays d’origine, les touristes tardant à revenir depuis la fin de la pandémie de Covid-19.

Pourtant, à 320 kilomètres au sud par la route, un nouvel aéroport international doit aussi ouvrir à Phnom Penh, en 2025, lui aussi bâti par des sociétés chinoises, mais pour le compte d’un groupe privé cambodgien, l’Overseas Cambodian Investment Corporation, avec un financement mixte de 1,5 milliard de dollars.

Lire l’enquête :   « Nouvelles routes de la soie » : comment le chantier du siècle de la Chine s’est enlisé

Le géant d’Etat China Railway Construction Corporation étudie, lui, la modernisation du chemin de fer qui, depuis le temps du protectorat français, relie Phnom Penh à Poipet, à la frontière thaïlandaise – un chantier évalué à 4 milliards de dollars. Signe des temps, les traces de la présence française s’estompent : l’actuel gérant des deux aéroports de Siem Reap et Phnom Penh, le groupe français Vinci, négocie aujourd’hui une compensation pour la résiliation avant l’heure de ces concessions datant des années 1990.

« Communauté de destin partagé »

Cette boulimie de projets de Pékin vise un pays de plus de 16 millions d’habitants, de revenu intermédiaire inférieur. Le taux de pauvreté y a reculé, passant de 36,7 % en 2014 à 16,6 % en 2022, mais ses dépenses publiques, moins de 10 milliards de dollars, reposent pour les trois quarts sur l’aide internationale. Or la Chine en est devenue, depuis 2015, le premier pourvoyeur sous forme de prêts concessionnaires. Elle est aussi le premier investisseur étranger. Cette montée en puissance s’inscrit dans le cadre des « nouvelles routes de la soie », son grand projet d’expansion économique qui, en Asie du Sud-Est, privilégie les infrastructures de transport.

S’il y avait le moindre suspense sur sa pérennité après le passage de bâton, cet été, entre l’homme fort du Cambodge et son fils au terme d’élections sans concurrence politique réelle, il est levé : Hun Manet s’est rendu une première fois à Pékin en septembre pour rencontrer le président Xi Jinping, puis une deuxième fois en octobre, lors du 3e Forum des nouvelles routes de la soie. Il a signé, au cours de ces deux visites, 23 nouveaux projets de coopération – dont huit sont étiquetés Belt and Road Initiative (BRI), l’appellation officielle des « nouvelles routes de la soie ».

Lire la chronique :  « En Chine, les “nouvelles routes de la soie” adoptent un rythme de croisière moins spectaculaire mais peut-être plus durable »

Hun Manet s’est engagé notamment pour un « plan d’action » de quatre ans (de 2024 à 2028) destiné à « construire entre Chine et Cambodge une communauté de destin partagé », après celui qui a été consenti par son père en 2019. Cette « version augmentée » de la BRI implique, pour les pays autoritaires comme le Cambodge, en échange d’un plus grand alignement géopolitique avec la Chine, de stupéfiantes garanties politiques, qui prennent tout leur sens dans ce Cambodge où Hun Manet et ses affidés règnent sans partage : « Les deux parties expriment leur ferme opposition (…) à l’ingérence dans les affaires intérieures d’autres pays sous couvert des droits de l’homme ou de la démocratie », lit-on dans le communiqué conjoint du 16 septembre, une allusion aux critiques occidentales de la régression démocratique au Cambodge.

Le grand chantier chinois du règne de Hun Manet pourrait être un canal de 180 kilomètres reliant la capitale, Phnom Penh, que traversent à la fois le fleuve Mékong et la rivière Tonlé Sap, à sa côte maritime – pour un coût estimé à 1,7 milliard de dollars. Son étude de faisabilité a été confiée en septembre à la China Road and Bridge Corporation (CRBC). « Le Cambodge va pouvoir mettre à niveau son système fluvial et améliorer la logistique entre la côte et la capitale », défend l’économiste Neak Chandarith, de l’Université royale de Phnom Penh.

La principale région à en bénéficier sera, outre Kampot, où un nouveau port est construit par un autre groupe chinois, la ville portuaire de Sihanoukville, destinée à devenir une « zone économique multiusage » dotée d’un éventail de mesures d’incitation calqué sur Shenzhen (Guangdong), explique-t-il. Formé en Australie et au Japon, l’économiste a fondé en 2016 le Centre de recherche sur la route de la soie maritime du XXIe siècle – qui n’est pas, précise-t-il, financé par la Chine. « Le Cambodge a une marge pour négocier avec la Chine et faire valoir l’intérêt national », soutient-il.

« Se maintenir au pouvoir »

Il en veut pour preuve le modèle Build-Operate-Transfer (BOT), c’est-à-dire de concession, comme pour l’aéroport de Siem Reap : des groupes chinois construisent et gèrent pour une durée déterminée une infrastructure financée par des prêts de leur pays. « L’autoroute Phnom Penh-Bavet [à la frontière vietnamienne] a été proposée par le Japon il y a six ou sept ans. Ce prêt, sans aucune flexibilité, revenait finalement cher. Le modèle BOT ne coûte presque rien au Cambodge », explique-t-il. La CRBC a démarré en juin le chantier de cette autoroute, la deuxième du Cambodge, pour un coût de 1,3 milliard de dollars. Le groupe va en assurer la gestion pendant cinquante ans, comme pour l’autoroute Phnom Penh-Sihanoukville qu’il a mise en service en octobre 2022.

Les prêts accordés par la Chine à sa myriade de projets cambodgiens s’élèvent, selon les chiffres du ministère de l’économie et des finances du Cambodge, au premier trimestre 2023, à 40 % de la dette publique totale du pays, de plus de 10 milliards de dollars. « Nous ne sommes pas dans la situation du Laos ou du Sri Lanka, on ne peut pas parler de “piège de la dette” dans le cas du Cambodge », soutient un autre économiste cambodgien, Ky Sereyvath, du département d’études chinoises de l’Académie royale du Cambodge. La propagande de l’empire du Milieu accuse l’Occident d’avoir monté en épingle ce concept pour nuire aux « routes de la soie ».

Lire le reportage :  Au Cambodge, l’étreinte chinoise ne se desserre pas

Vue dans son ensemble, l’emprise de Pékin remplit pourtant bien des objectifs géopolitiques et stratégiques, rappelle la chercheuse française Anaïg Williamson, auteure d’une étude intitulée Implications politiques et économiques de l’aide étrangère chinoise au Cambodge, parue en 2023 dans la revue Moussons, consacrée à l’Asie du Sud-Est.

Le système de concessions, qui, outre les infrastructures de transport, est également répandu dans l’agriculture et les projets hydroélectriques, favorise, nous dit-elle, « des accords commerciaux réalisés entre des entreprises choisies par le gouvernement chinois, avec des entreprises désignées par le gouvernement cambodgien et dirigées par des oligarques khmers ou chinois ». Ces arrangements permettent en retour « à l’élite dirigeante du Cambodge de s’enrichir et de se maintenir au pouvoir, et à la Chine de garder la main sur des projets qui servent ses intérêts dans le pays ». Pour la première fois, des corvettes chinoises ont été aperçues début décembre sur la base navale cambodgienne de Ream, que des entreprises chinoises réaménagent dans des proportions tenues secrètes.

Mi-investisseurs providentiels, mi-gangsters

Au sortir de la crise liée au Covid-19, l’heure a été au réajustement de la BRI: la Commission chinoise d’administration et de supervision des actifs publics, l’organisme étatique de tutelle des groupes publics, s’est plainte, selon un observateur étranger ayant travaillé sur des projets sino-cambodgiens, que les groupes chinois y avaient été trop gourmands. « Les institutions au Cambodge ne sont pas capables d’encadrer ni de garantir une traçabilité suffisante pour ces projets pour prévenir la corruption », ajoute cette source.

Autre épiphénomène, l’apparition de mystérieux acteurs chinois, mi-investisseurs providentiels, mi-gangsters : naturalisés cambodgiens mais loyaux envers le régime de Pékin, ils ont fait prospérer, durant la pandémie de Covid-19, l’industrie de la fraude en ligne en cheville avec oligarques et politiciens locaux. Certains sont des criminels notoires – la police singapourienne accuse actuellement dix Chinois, dont neuf avaient le passeport cambodgien, d’avoir blanchi dans la cité-Etat l’équivalent d’environ 2 milliards de dollars de revenus illicites.

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D’autres sont plus difficiles à cerner : Chen Zhi, 35 ans, patron du conglomérat Prince Group, présent dans la construction, l’immobilier et la banque, est né au Fujian puis arrivé au Cambodge en 2010, sans aucune activité connue en Chine. Naturalisé cambodgien en 2014, il a reçu en 2020 le titre honorifique khmer de neak oknha, accordé aux gros donateurs, grâce à ses œuvres charitables dans l’éducation et la santé.

En 2021, il devenait conseiller spécial du premier ministre, Hun Sen, qui a commandé à Prince Horology, sa branche horlogerie, des montres de luxe à offrir aux chefs d’Etat invités au sommet de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est, à Phnom Penh en novembre 2022. Dans la capitale, un de nos interlocuteurs cambodgiens croit savoir que « l’ambassade de Chine mène une enquête sur les sources d’argent de Prince Group ». L’observateur étranger précédemment cité affirme, lui, que « Prince Group a été retenu par Pékin comme un intermédiaire privilégié de la BRI ». Le groupe n’a pas répondu à nos demandes d’interview.

Car Hun Manet est désormais sous la pression intense de la Chine de « s’attaquer aux oligarques locaux impliqués dans les centres chinois de cyberfraude », révélait, le 1er décembre, The Diplomat. Ce site spécialisé sur l’Asie prédit, de « source diplomatique et économique, un bouleversement bureaucratique majeur, à l’approche des élections sénatoriales du 25 février 2024 » – c’est-à-dire une opération « Mains propres ». Au Cambodge comme ailleurs, qui paie le bal mène la danse.

Brice Pedroletti(Phnom Penh, Cambodge, envoyé spécial)

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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