Fret SNCF : opération liquidation
Favorables à la transition écologique d’un côté, l’Europe et le gouvernement organisent de l’autre la destruction d’un mode de transport considéré comme le plus durable. Paris annonce un plan qui aboutit à la liquidation de la filiale de transport de marchandises du groupe public.
12 juin 2023 à 13h26 https://www.mediapart.fr/journal/economie-et-social/120623/fret-sncf-operation-liquidation?utm_source=quotidienne-20230612-182053&utm_medium=email&utm_campaign=QUOTIDIENNE&utm_content=&utm_term=&xtor=EREC-83-%5BQUOTIDIENNE%5D-quotidienne-20230612-182053&M_BT=115359655566
La lutte contre le réchauffement climatique et la transition écologique sont leurs priorités. Toutes et tous l’assurent. Dans les discours des responsables européen·nes et français·es, il n’est plus question que de « Green New Deal », de décarbonation de l’économie. Le 22 mai, la première ministre, Élisabeth Borne, présentait encore devant le Conseil national de la transition écologique le plan du gouvernement contre le réchauffement climatique. Les objectifs, fixés en concordance avec ceux de la Commission européenne, sont ambitieux : le plan prévoit une diminution de moitié des émissions de CO2 d’ici à 2030.
Mais que vaut cet engagement ? Dès le lendemain, le ministre des transports, Clément Beaune, a démenti les belles paroles prononcées la veille. Au nom de la concurrence libre et non faussée, dogme indiscutable de la Commission européenne, il a présenté dans la plus grande discrétion un tout autre projet : une nouvelle restructuration de Fret SNCF. « Il ne s’agit pas d’une privatisation », s’est défendu le ministre des transports. Le mot, agité en épouvantail, n’est effectivement pas le bon. Non, il ne s’agit pas d’une privatisation. Il s’agit d’une liquidation pure et simple de l’opérateur historique.

Comment la Commission européenne et le gouvernement français, tout en insistant sur le développement du fret ferroviaire, considéré comme un des modes de transport les plus durables, peuvent-ils organiser la disparition d’un de ses acteurs historiques ? La puissante direction de la concurrence, considérée comme une forteresse imprenable et qui ne rend de comptes à personne, n’est-elle pas tenue elle aussi par le cadre des politiques européennes ? Et pourquoi le gouvernement français plie-t-il à ses injonctions sans discuter ?
La réponse du gouvernement est simple : il n’y a pas d’alternative. Une enquête a été ouverte par la direction européenne de la concurrence. Fret SNCF, selon le gouvernement, risque de devoir rembourser 5,4 milliards d’euros. Une somme impossible à réunir pour la société. Plutôt que d’attendre les sanctions pour aides d’État illégales et de les contester, le ministre des transports juge préférable de prendre les devants.
Sans attendre les conclusions de l’enquête de Bruxelles, Clément Beaune a présenté son propre plan de destruction de Fret SNCF. D’ici à la fin de l’année, le gouvernement entend faire disparaître définitivement l’existence et le nom de la filiale de transports de marchandises du groupe public. Deux nouvelles sociétés de droit privé seront créées, l’une pour assurer le transport, l’autre la maintenance des équipements, et reprendront les salarié·es de la filiale. Mais cinq cents personnes sont sans aucune affectation. La SNCF promet qu’il n’y aura aucun licenciement et toutes seront reclassées dans le reste du groupe. On ne parle pas des sous-traitants ou des intérimaires.
Selon le plan imaginé par le gouvernement, la nouvelle société doit abandonner d’ici à la fin de 2023 une partie des trafics dédiés, les trains les plus rentables car affrétés par un seul client, à ses concurrents, avec interdiction de s’y représenter pendant dix ans. Cela représente 20 % de son chiffre d’affaires et 30 % de son activité. Fret SNCF devra aussi revendre 40 % de ses actifs immobiliers, la plateforme logistique de Saint-Priest (Rhône), près de Lyon, et une partie de son matériel roulant. Des conducteurs et des personnels seront également mis à disposition, sur la base du « volontariat », à des concurrents qui n’ont ni les équipements ni les salarié·es suffisants pour exploiter ces nouveaux services.
Le fret ferroviaire est un outil majeur de la transition écologique. Pourtant, le gouvernement n’a rien fait pour le défendre.
Thomas Portes, député LFI
Annoncé en catimini, ce programme n’a guère suscité de réactions au-delà des syndicats de cheminot·es, pour l’instant. « Après des années noires, la SNCF affiche des bénéfices. Le fret est en train de se redresser. Et là on détruit tout à nouveau », s’indigne Bérenger Cernon, responsable CGT Cheminots du secteur Paris Sud-Est. « C’est l’ultime clou de la contre-réforme de 2018. On achève Fret SNCF. Aucun bilan n’a été dressé sur l’ouverture à la concurrence du ferroviaire. C’est un échec. Pourtant on continue. C’est une absurdité totale par rapport à nos engagements climatiques », s’emporte Julien Troccaz, secrétaire fédéral Sud Rail, qui ne voit dans tout cela qu’une position « idéologique » contre le service public. Une constante, selon lui, à Bruxelles comme à l’Élysée.
« Le fret ferroviaire est un outil majeur de la transition écologique. Pourtant, le gouvernement n’a rien fait pour le défendre. J’ai interpellé Clément Beaune sur la question à l’Assemblée. Il n’y a pas eu de réponse. Et puis, en moins de quinze jours, il a établi son plan, qui va dans le sens de ce que veut Bruxelles. On assiste à la fin d’un processus engagé contre la SNCF depuis l’ouverture à la concurrence », constate, amer, le député LFI Thomas Portes, ancien cheminot.
Le 2 juin, trois cents personnes se sont rassemblées devant le siège de l’entreprise à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), lors de la première réunion du CSE (conseil social et économique), pour exprimer leur colère et leur désarroi face au nouveau projet. Des restructurations, elles en ont connu : en quinze ans, Fret SNCF a subi plus de dix plans, les effectifs sont tombés de quinze mille à cinq mille salarié·es. Mais cette fois, malgré tous leurs efforts, le sentiment domine que c’est la mort programmée de leur entreprise, un assassinat planifié par le gouvernement. « J’ai vu des cheminots pleurer », témoigne Thomas Portes.
Pourtant, tout le monde s’accorde sur le constat : dans la lutte pour la réduction des émissions de CO2, le transport est un secteur clé. À lui seul, il contribue à plus de 30 % des émissions, un niveau qui n’a pas baissé en France depuis 1983. Le développement du transport ferroviaire est considéré comme un des vecteurs de choix dans cette lutte : un train de fret émet dix fois moins de CO2 par kilomètre que les poids lourds nécessaires pour transporter la même quantité de marchandises.
À l’inverse des autres pays, la France a délibérément délaissé ce mode de transport, favorisant outrageusement la route. Entre 2003 et 2021, la part du fret ferroviaire pour le transport des marchandises est tombée de 18 % à 9 % – moitié moins que dans le reste de l’Europe. Pourquoi alors détruire l’opérateur historique au lieu de le soutenir, quand son développement est présenté comme un des axes majeurs de la transition écologique ? La question vaut autant pour le gouvernement que pour les autorités européennes.
Tous déficitaires en Europe
Le 18 janvier 2023, la Commission européenne a annoncé avoir ouvert une enquête approfondie contre Fret SNCF. Sans tenir compte de toutes les mesures et réformes intervenues au moins depuis 2018, elle a engagé des investigations rétroactives sur la période 2007-2019. Elle estime que certaines aides dont a pu bénéficier la filiale de transport de marchandises du groupe public (avances de trésorerie, annulation de la dette financière à hauteur de 5,3 milliards d’euros lors de sa transformation en 2019, recapitalisation de 170 millions) pourraient constituer des aides illégales. Cette enquête, comme elle l’a notifié dans un document confidentiel dont Mediapart a eu connaissance, fait suite à trois plaintes déposées par des concurrents, anonymes, en 2016, 2018 et 2019.
Parmi les plaignants, le nom de DB (ex-Deustche Bahn) revient avec insistance. DB a retiré sa plainte en 2020 et 2021. Mais la direction de la concurrence européenne a estimé nécessaire de maintenir son enquête. « Sur la base de nos enquêtes préliminaires, la Commission a de sérieuses raisons de penser que certaines mesures en faveur de Fret SNCF, adoptées pendant la période 2007-2019, ne sont pas en ligne avec les règles européennes sur les aides d’État. En dépit du retrait des plaintes, la Commission a le devoir d’enquêter sur ce dossier», nous a répondu le service de presse de la Commission.
Comme le relève la Cour des comptes européenne, tous les transports ferroviaires de marchandises en Italie, en Espagne, en Allemagne ou en Suisse sont déficitaires. Car, à l’inverse du transport routier, ils doivent assumer le coût de maintenance et d’entretien de leurs infrastructures en plus de leurs frais d’exploitation directs. Dans tous les pays, les gouvernements ont accepté de les subventionner pour les maintenir. Ils sont donc à la merci d’une enquête de la direction européenne de la concurrence, pour les mêmes motifs que Fret SNCF.
DB Cargo, la filiale de transport de fret ferroviaire de la Deutsche Bahn, fait d’ailleurs l’objet d’une enquête, ouverte dès janvier 2022 pour aides publiques illégales. Une autre enquête a été également ouverte sur la société italienne Trenitalia, filiale à 100% du groupe public Ferrovie dello Stato (FS), nous a confirmé la Commission. Mais à l’inverse du gouvernement français, l’exécutif allemand poursuit la discussion avec les autorités européennes dans la plus grande discrétion. Il ne se précipite pas pour proposer par avance des remèdes visant à mettre à genoux son entreprise publique de fret.
Dans le passé, le gouvernement français avait adopté la même attitude dans des dossiers comparables. Il plaidait sa cause, résistait, n’hésitait pas à utiliser toutes les ficelles si besoin. Cela pouvait parfois durer des années, avant qu’un terrain d’entente soit trouvé. Pourquoi choisit-il aujourd’hui de précipiter les choses et de proposer lui-même des « remèdes » qui aboutissent à la liquidation du transport ferroviaire public, dépassant peut-être ce que la Commission lui aurait imposé ? Accepte-t-il de sacrifier Fret SNCF pour obtenir des contreparties en échange ? Sur le nucléaire, les règles de stabilité, les finances publiques, par exemple ? Le ministère des transports n’a pas répondu à ces questions.
Le rapport de force avec la Commission européenne peut être remporté. Encore faudrait-il le tenter !
Leïla Chaibi, députée européenne (LFI)
Au Parlement européen, la position française a beaucoup surpris et même inquiété. Certains, notamment parmi les syndicats européens, redoutent que Paris crée un précédent, obligeant les gouvernements à négocier par avance des remèdes avec la Commission, comme le font des entreprises privées en cas d’acquisition.
La précipitation avec laquelle agit la France est d’autant plus inexplicable, selon certains, que la Commission européenne elle-même a engagé une révision sur les aides d’État pour le secteur ferroviaire, afin de donner plus de souplesse aux pays qui soutiennent financièrement les entreprises du secteur pour assurer leur développement. Le nouveau cadre des aides pourrait être adopté par la Commission au cours du quatrième semestre de 2023. Pourquoi ne pas avoir attendu ce nouveau cadre ? Là encore, il n’y a pas de réponse.
L’actuel ministre des transports, Clément Beaune, a été dans la mandature précédente ministre des affaires européennes. Il connaît parfaitement les arcanes bruxellois. Et il y dispose toujours de relais pour plaider la cause : Margrethe Vestager, commissaire européenne à la concurrence, est membre de Renew, comme les député·es européen·nes de Renaissance. Ce ne sont pas que des détails : dans les institutions européennes, derrière les arguments juridiques, il est aussi beaucoup question d’équilibres politiques, comme l’a prouvé la négociation sur le maintien des moteurs thermiques pour l’automobile au-delà de 2030.

Mais, selon le gouvernement, il n’est pas possible d’éviter les sanctions. Dans une lettre elle aussi confidentielle, dont Mediapart a eu connaissance, Clément Beaune écrit au PDG de la SNCF, le 23 mai : « Les échanges que j’ai eus ces dernières semaines avec la vice-présidente exécutive de la Commission [Margrethe Vestager – ndlr] font apparaître que les orientations du dossier au regard de la jurisprudence européenne en matière des aides d’État devraient conduire la Commission à adopter une décision négative avec demande de récupération, menant de facto à la liquidation de fret SNCF. »
En public, Clément Beaune tient les mêmes propos alarmistes pour justifier sa position. « Je ne jouerai pas l’avenir de Fret SNCF, de ces femmes et de ces hommes, à la roulette russe. Je ne veux pas prendre le risque de voir disparaître l’ensemble du fret ferroviaire public français dans les mois qui viennent. » En réponse à nos questions, son cabinet nous assure : « Depuis plusieurs semaines, une solution est donc âprement négociée avec la Commission européenne pour trouver un accord rapide et protecteur », affirmant qu’il a posé des « lignes rouges » dans la discussion.
« La Commission européenne réclame la tête de Fret SNCF et plutôt que d’engager le bras de fer, le gouvernement veut le lui apporter sur un plateau. Pourtant, le rapport de force avec la Commission européenne peut être remporté. Encore faudrait-il le tenter ! »,s’indigne la députée européenne (LFI) Leïla Chaibi, qui suit la question des transports au Parlement. Avec Karima Delli, présidente EELV de la Commission européenne des transports, et Nora Mebarek, députée européenne (PS) également membre de la commission des transports, elle se propose de présenter des propositions nouvelles à la commissaire européenne de la concurrence le 13 juin.
L’ouverture à la concurrence du ferroviaire : un échec
Une première réponse adressée en février 2023 à des élu·es européen·nes et français·es qui s’inquiétaient de l’enquête de la direction de la concurrence contre Fret SNCF laisse deviner la suite. Margrethe Vestager soutient que « l’ouverture d’une enquête ne préjuge en rien de la décision finale que prendra la Commission ». En réponse à leurs questions sur la compatibilité de cette enquête avec la politique contre le réchauffement climatique, elle leur explique que, loin d’aller à l’opposé des objectifs climatiques, l’ouverture à la concurrence y contribue. Une position que rappelle la Commission en réponse à nos questions : «La concurrence est précisément un moyen de développer le report modal. Comme tout autre secteur, le secteur ferroviaire souffre des faiblesses communément constatées en situation de monopole ou dans un contexte de concurrence réduite : inefficacité et structure de coûts plus élevée, qui finalement ralentissent le transfert modal.», explique-t-elleÀ LIRE AUSSIFret ferroviaire : le désastre de l’ouverture à la concurrence
2 avril 2018
Aucun bilan réel de l’ouverture à la concurrence du ferroviaire n’a été dressé. Tous les dogmes européens, nourris d’un néolibéralisme doctrinaire, y ont été appliqués : séparation entre les infrastructures et les exploitants, destruction de toutes les synergies dans ces entreprises de réseau, mise en difficulté des acteurs historiques. Mais la réalité résiste à la théorie : l’ouverture à la concurrence est un échec. Le fret ferroviaire parvient au mieux à réaliser un cinquième des transports de marchandises, et souvent il baisse face à la concurrence de la route et de l’avion, qui bénéficient de subventions exorbitantes mais jamais prises en compte dans les enquêtes européennes.
En 2016, la Cour des comptes européenne établissait un premier constat. Très critique. Le développement du fret ferroviaire, censé être une priorité européenne, n’était pas au rendez-vous. Il régressait même dans nombre de pays dont la France. Début mai, elle a rendu un nouveau rapport sur le même sujet, et notamment sur le transport intermodal. Elle juge que les objectifs européens sont « irréalistes et irréalisables ».

En 2021, la direction des infrastructures a réalisé, sous l’égide du ministère de la transition écologique, alors dirigé par Élisabeth Borne, un nouveau rapport sur le fret ferroviaire en France. Prenant la suite du rapport Spinetta de 2015, il dresse un panorama accablant de l’ouverture à la concurrence engagée à partie de 2006.
Celle-ci, écrit le rapport, « s’est traduite par une déstabilisation de l’opérateur historique Fret SNCF, assortie de comportements non coopératifs des acteurs ». Il souligne la responsabilité de l’Europe dans ce dossier, dont la vision est « essentiellement liée à des considérations concurrentielles et manque d’une stratégie cohérente du développement du ferroviaire ». Le rapport préconisait pas moins de 71 mesures pour redresser la situation et soutenir le développement de ce mode de transport.
La concurrence, toujours plus de concurrence
Margrethe Vestager ne retient qu’une mesure : la concurrence, toujours plus de concurrence. Si l’ouverture du ferroviaire n’a pas fonctionné comme prévu, c’est que les principes de concurrence n’ont pas été convenablement appliqués. La situation du fret ferroviaire en France, selon elle, n’est d’ailleurs pas si catastrophique que cela : « Les opérateurs alternatifs à Fret SNCF sont ainsi les principaux relais de croissance en France ces dernières années », soutient-elle dans sa lettre aux élu·es.

«La concurrence permet d’enrayer le déclin du fret ferroviaire en France: le chiffre d’affaires de l’ensemble du secteur du fret ferroviaire en France a augmenté de 460 millions d’euros de 2015 à 2018, alors que celui de Fret SNCF régressait de 400 millions d’euros. Les opérateurs alternatifs à Fret SNCF ont ainsi été les principaux relais de croissance du fret ferroviaire en France ces dernières années», précise la Commission dans sa réponse à nos questions.
Une façon de voir les choses. Le fret ferroviaire ne connaît aucun développement. La croissance des acteurs privés se fait depuis des années sur le dos de Fret SNCF avec l’obligeant soutien de l’exécutif et de l’Union européenne. Tous perdent de l’argent et tous sont renfloués par leur maison-mère. Un succès donc.
Si Bruxelles estime parfaitement logique que des concurrents de Fret SNCF, parfois liés à d’autres groupes historiques ferroviaires européens, soient soutenus financièrement, elle estime en revanche que l’aide apportée par la SNCF à sa filiale publique détenue à 100 % est parfaitement illégitime et constitue une aide illégale. Dans sa procédure d’enquête confidentielle, à laquelle Mediapart a eu accès, la direction de la concurrence relève ainsi que la filiale fret de la SNCF a bénéficié de financements intragroupes pour l’aider à éponger année après année ses déficits.
Ses avances en trésorerie, qui sont communes dans tous les groupes, étaient assorties d’un taux d’intérêt de 5 %. Bien que pendant une grande partie de cette période l’argent ait été à zéro, voire à taux négatif, bien que les concurrents de fret SNCF aient sur la même période bénéficié de prêts de leur maison-mère à des taux avoisinant 1 %, la direction de la concurrence estime que ces apports financiers constituent une aide inadmissible relevant d’une vraie « distorsion de concurrence ».
N’hésitant pas à pousser son analyse jusqu’à la caricature, la direction de la concurrence poursuit : « Un actionnaire avisé aurait probablement réexaminé très régulièrement l’opportunité de financements supplémentaires à Fret SNCF par rapport à l’alternative d’un démantèlement ou d’une cession. » En d’autres termes, sans mandat, sans considération d’intérêt général, balayant tous les engagements sur la transition climatique, la direction de la concurrence demande ni plus ni moins que la mise à mort de Fret SNCF. La même analyse vaut-elle pour les concurrents de Fret SNCF qui tous soutiennent leurs filiales? Eux aussi sont-ils des actionnaires non avisés?
« Sur les aides accordées au transport aérien, sur les subventions multiples à la route, la Commission européenne ne dit rien, n’a rien à dire. Sur les soutiens dont bénéficient les concurrents de Fret SNCF en France non plus. Subventionner le privé, quoi de plus normal ? En revanche, dès qu’il s’agit d’un service public, elle se déchaîne. On est dans l’idéologie pure », s’énerve Julien Troccaz.
La Commission se défend de toute position idéologique contre les entreprises publiques.« La Commission ne pratique pas de discrimination sur la base de l’actionnariat (comme il est stipulé dans l’article 345 TFEU). L’enquête en cours n’est pas liée au fait que Fret SNCF est une société publique mais au fait de savoir si l’entreprise a reçu ou non des aides d’État en contradiction avec les règles sur les aides d’État dans le secteur ferroviaire au détriment de ses concurrents qui ne bénéficient pas de telles aides », nous écrit-elle.

Une procédure « cousue de fil blanc »
La suite de l’argumentaire de la direction de la concurrence semble donner raison aux cheminots. Rien ne trouve grâce à ses yeux. Ni la restructuration engagée dans le cadre de la réforme de 2018, ni l’abandon de la dette de 5,3 milliards d’euros prévu dans le cadre de cette réorganisation, ni la transformation juridique de Fret SNCF en SAS, ni la recapitalisation à hauteur de 170 millions d’euros, ni le redressement de la société, revenue à l’équilibre depuis deux ans. Tout semble prétexte à poursuites.À LIRE AUSSISNCF: terminus pour le service public
15 mars 2018
Chez les syndicats et les élus du personnel de la SNCF, l’incompréhension est totale. Lors de la réforme de la SNCF, menée par Élisabeth Borne, alors ministre des transports, en 2018, des assurances multiples leur avaient été données sur le fait que cette transformation ne poserait aucun problème, que tout avait été négocié avec la Commission européenne.
Comment se fait-il que moins de cinq ans après, la Commission remette en cause le plan du gouvernement ? Celui-ci a-t-il sous-estimé les risques juridiques ? L’accord donné par la Commission est-il moins formel que le gouvernement ne l’a pensé ? Interrogée à ce sujet, la Commission européenne nous affirme qu’elle n’a pas donné son accord sur la transformation juridique de Fret SNCF, se limitant à vérifier que le changement «n’aurait pas d’impact sur les procédures d’aides d’État».
À la SNCF, certains cheminots soupçonnent le gouvernement de duplicité. Pour eux, l’enquête de la direction européenne est cousue de fil blanc. Elle s’inscrit dans le vaste plan de restructuration de la SNCF engagé en 2018, le gouvernement et la direction du groupe ferroviaire ayant dès ce moment accepté de faire une croix sur le fret ferroviaire. Ce que l’un et l’autre nient.
Le peu combativité dont fait preuve le ministère des transports pour récuser les accusations d’aides illégales adressées par la direction de la concurrence, la célérité avec laquelle celui-ci s’est empressé de proposer un plan de restructuration pour Fret SNCF, avec toutes les composantes juridiques et les abandons d’activités, légitiment les questions.
Fret SNCF interdit de transports internationaux sur le territoire
Dans ce plan, vingt-trois services dédiés vont être abandonnés, selon les projets confidentiels dont Mediapart a eu connaissance. Fret SNCF est ainsi prié de renoncer aux transports d’ArcelorMittal, le plus gros client de fret ferroviaire en France, à la liaison Perpignan-Rungis, relancée début mai, pour laquelle des associations s’étaient mobilisées afin d’assurer le transport des primeurs par train.
Mais l’opérateur ferroviaire, selon les plans du gouvernement, va être obligé de renoncer à toutes les dessertes internationales : cela va de l’autoroute transalpine ferroviaire à la liaison Anvers-Barcelone, en passant par Cologne-Port-Bou, Ludwigshafen (près de Mannheim, centre de la chimie allemande)-Barcelone, ou Bettembourg (Luxembourg)-Barcelone. Un choix qui semble indiquer que le gouvernement accepte par avance que l’opérateur historique n’ait plus le droit d’exercer des transferts internationaux sur le territoire français.
« Dans quel secteur demande-t-on à un groupe de donner ses parts de marché, ses actifs à ses concurrents, et de leur livrer le tout sur un plateau sans la moindre compensation ? Dans quel pays accepte-t-on de dépouiller son entreprise publique pour le seul bénéfice du privé ? », s’énerve Bérenger Cernon.
« Fret SNCF, c’est aussi des savoir-faire, des compétences, des ingénieurs, un acquis accumulé pendant des décennies. Et tout cela va passer à la concurrence. Des concurrents qui parfois sont ceux mêmes qui nous ont dénoncés à Bruxelles, s’indigne Julien Troccaz. Et comme ils ne seront pas en capacité d’aller partout, cela va finir sur la route. »
Car casser Fret SNCF pour laisser la place au privé ne résoudra pas les problèmes structurels du fret ferroviaire en France. La destruction et l’abandon de nombreuses lignes depuis plus de vingt ans (15 000 kilomètres de voies ont disparu depuis 2005), la dégradation continuelle du réseau, qui oblige parfois les trains à rouler à 30 km/h, le manque de sillons, le coût prohibitif des péages restent des constantes qui empêchent le développement du transport ferroviaire des marchandises face à la concurrence de la route. Plutôt que de s’occuper de ces questions essentielles pour la transition écologique, la Commission européenne et le gouvernement à sa remorque préfèrent continuer sur les mêmes rails.
Le ministère des transports assure de sa volonté de soutenir le développement du fret ferroviaire en France. Il dit avoir pour objectif « de doubler le recours au fret ferroviaire d’ici à 2030 ». À cet effet, il prévoit d’apporter 200 millions d’euros par an pour « donner plus de visibilité au fret » et d’apporter 900 millions d’euros par an pour la modernisation des infrastructures ferroviaires. Des sommes à la hauteur des défis !
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