La fièvre de l’hydrogène « vert » gagne l’Espagne
L’ancienne ville minière de Puertollano, à l’immense complexe pétrochimique, entend devenir la « capitale espagnole » de l’hydrogène produit à partir d’électricité renouvelable.
Par Sandrine Morel(Puertollano, envoyée spéciale) Publié le 10 mai 2023 à 05h15 https://www.lemonde.fr/economie/article/2023/05/10/la-fievre-de-l-hydrogene-vert-gagne-l-espagne_6172713_3234.html
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Un nuage de pollution ocre enveloppe le pôle pétrochimique de Puertollano, ville industrielle de 45 000 habitants perdue à mi-chemin entre Madrid et Séville, au milieu des vieux moulins de Castille-La Manche. A quelques kilomètres de là, Miguel Angel Fernandez arpente avec enthousiasme les couloirs blancs du Centre national de l’hydrogène (CNH2), joue le guide dans un laboratoire où s’affaire un jeune chercheur et pose fièrement devant l’imposant prototype d’électrolyseur que renferme l’édifice.
Depuis 2011, il dirige cet organisme public détenu à parts égales par la région et le ministère des sciences espagnol. « Nous avons démonté nos centrales à charbon et décidé de ne pas prolonger la vie de nos centrales nucléaires : nous avons choisi un chemin exclusivement avec l’hydrogène vert, explique avec conviction cet ingénieur. Et nous serons les premiers à laisser aux prochaines générations une planète plus propre que celle que nous avons trouvée. »
Comme de nombreux habitants de Puertollano, son grand-père travaillait dans les mines de houille, qui, entre 1873 et 1975, ont fait de cette ville sans charme l’un des principaux centres industriels d’Espagne. Son père a, quant à lui, intégré le pôle pétrochimique construit en 1966 par le régime franquiste et qui a pris le relais de l’extraction de charbon comme principale activité de la commune.
Peu efficiente et coûteuse
A présent, la ville est surnommée « capitale espagnole de l’hydrogène vert ». Non seulement elle abrite le siège du CNH2, dont le rôle est d’offrir conseil et accompagnement aux entreprises, de plus en plus nombreuses, décidées à investir dans cette énergie. Mais c’est aussi, depuis un an, la plus grande usine de production d’hydrogène renouvelable à usage industriel d’Europe.
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Construite par la compagnie d’électricité Iberdrola, elle est la figure de proue de ce virage. Grâce à un partenariat avec le leader espagnol des fertilisants Fertiberia, cette usine doit permettre de décarboner la production d’engrais de son site de Puertollano. Fertiberia fournit l’eau. Iberdrola l’utilise pour produire l’hydrogène par électrolyse, en scindant les molécules d’eau en hydrogène et en oxygène. L’électricité nécessaire au processus provient d’une centrale photovoltaïque construite à une dizaine de kilomètres de là. D’une capacité de 100 mégawatts (MW), celle-ci est dotée de quatre unités de batterie ion lithium capables de stocker 20 mégawattheures (MWh).
Toutefois, la production de cet hydrogène dit « vert » est encore peu efficiente et très coûteuse – entre deux et trois fois plus chère que celle de l’hydrogène « gris », c’est-à-dire produit à partir de gaz naturel. « Cette usine nous sert d’apprentissage, un peu comme lors de l’essor des énergies renouvelables : nous avions été pionniers et cela a été un avantage technologique que nous avons conservé et qui nous a permis de nous imposer en Espagne et en Europe », souligne Javier Plaza de Agustin, responsable de gestion de l’énergie du département d’hydrogène vert d’Iberdrola, en arpentant le site flambant neuf, situé en bordure du pôle pétrochimique.
« Phase de test »
Le groupe y a investi 150 millions d’euros. A l’intérieur, l’électrolyseur est composé de seize cellules de 1,25 MW achetées au norvégien Nel,« les plus grandes du marché, composées de 200 membranes comprimées qui laissent passer l’hydrogène mais pas l’eau », précise-t-il.
A l’extérieur, onze immenses réservoirs verticaux ont une capacité de stockage de 6 tonnes de gaz à 60 bars, afin de pallier l’intermittence de l’énergie photovoltaïque. Au total, l’usine a une capacité de production de 3 000 tonnes par an (20 MW), soit 10 % de la consommation de l’usine de Fertiberia.
« Nous sommes encore en phase de test. Si nous sommes compétitifs, nous en construirons une plus grande en face, car l’objectif de Fertiberia est d’atteindre la neutralité carbone en 2035 »,souligneM. Plaza. Pour cela, Iberdrola attend le feu vert de l’administration à son dossier de demande d’aides, sans lesquelles le site « ne peut pas être viable », insiste-t-il.
Bien décidé à prendre la tête de la production en Europe de ce gaz propre et clé pour sa souveraineté énergétique, le gouvernement de gauche espagnol a, en effet, promis 1,5 milliard d’euros d’aides des fonds NextGeneration pour son développement. Son objectif, fixé dès octobre 2020 dans la « feuille de route de l’hydrogène » élaborée par le ministère de la transition écologique, est d’atteindre, à l’horizon 2030, 4 gigawatts (GW) de puissance installée d’électrolyseurs pour une réduction de 4,6 millions de tonnes des émissions de gaz à effets de serre équivalent CO2.
Défini comme un « vecteur indispensable pour compléter la décarbonation de l’industrie »,l’hydrogène vert devra alors avoir remplacé au moins 25 % des quelque 600 000 tonnes annuelles d’hydrogène gris consommées en Espagne, à 70 % pour le raffinage et plus de 25 % pour la production d’ammoniac pour les fertilisants.
Dans les faits, les investissements s’accélèrent à un rythme si soutenu que « l’Espagne va sans doute tripler la capacité installée prévue par sa feuille de route et dépasser les 14 GW », assure Miguel Angel Fernandez.
Une « ville industrielle résiliente »
A Puertollano, les projets se sont multipliés, ces derniers mois. Le pétrolier Repsol, qui y possède une raffinerie, développe un programme avec Enagas, gestionnaire du réseau gazier espagnol, pour produire de l’hydrogène renouvelable par photoélectrocatalyse, en utilisant l’énergie solaire pour séparer la molécule d’eau. Il est le premier producteur et consommateur d’hydrogène d’Espagne.
Le groupe Ric Energy doit investir 110 millions d’euros pour construire une usine capable de produire 30 MW d’hydrogène vert dans un premier temps, 100 MW à terme, destinés à alimenter la raffinerie de Repsol grâce un hydrogénoduc de 10 kilomètres de long.
Le projet Hydnum Steel, mené par Russula Corporation avec Siemens et Abei Energy, vise, quant à lui, à construire à Puertollano l’une des premières usines de production d’acier vert d’Europe, pour un investissement de 1 milliard d’euros. L’allemand Nordex travaille, de son côté, sur un prototype d’électrolyseur.
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« Beaucoup d’entreprises manifestent de l’intérêt pour la ville, des grands groupes, mais aussi des industries auxiliaires, notamment parce que le pôle pétrochimique est un gros consommateur d’hydrogène, qui peut donc absorber ces projets, explique Rebecca Hidalgo, chargée de la promotion économique à la mairie. Et nous avons démontré, au fil du temps, que nous sommes une ville industrielle résiliente. »
Après la fermeture des mines et des centrales de charbon, Puertollano a subi de plein fouet la crise de 2008 et l’explosion d’une bulle des énergies renouvelables alimentée par une surrémunération de l’électricité produite par le solaire et l’éolien. Deux entreprises qui fabriquaient des panneaux solaires, Solar Silicio, en 2012, et Solaria, en 2014, ont mis la clé sous la porte et envoyé plus d’un millier d’habitants au chômage. Puis, la centrale à cycle combiné innovante mais non rentable Elcogas a fermé, en 2015.
Décarboner des voies ferrées
Avec l’hydrogène vert, Puertollano veut reprendre espoir. « Il y a plein de projets pour que la ville devienne championne des énergies propres : cela permettra de maintenir l’emploi ici », affirme Borja Zamora, 39 ans, technicien, qui s’affaire, sous un soleil radieux, entre les panneaux solaires de la nouvelle centrale photovoltaïque d’Iberdrola. « On se doute bien que les jours des énergies fossiles sont comptés »,ajoute-t-il, les yeux rivés en direction des immenses cheminées qui, au loin, déversent dans l’atmosphère leurs gaz contaminants.
Dans le reste du pays, les projets se multiplient. En novembre 2022, la compagnie danoise de transport maritime de marchandises Maersk a promis 10 milliards d’euros d’investissement en Espagne afin de produire, d’ici à 2030, 2 millions de tonnes de méthanol vert, dérivé de l’hydrogène, dans deux centres en Galice et en Andalousie. Un mois plus tard, la major pétrolière espagnole Cepsa a annoncé 5 milliards d’euros pour développer une « vallée de l’hydrogène vert » en Andalousie, capable de produire 3 GW d’électricité solaire et éolienne et 300 000 tonnes d’hydrogène vert.
Entre-temps, les deux « trains de l’hydrogène » développés par les entreprises Talgo et Repsol, d’un côté, et CAF et Iberdrola, de l’autre, sont entrés en phase d’« essais dynamiques », afin de décarboner les quelque 36 % de voies ferrées espagnoles qui ne sont pas encore électrifiées. Durant les trois premiers mois de l’année, le gouvernement a débloqué plus de 300 millions d’euros de subventions. Et, en avril, Arcelor a obtenu 450 millions d’euros de subventions pour l’exécution d’un projet d’hydrogène circulaire destiné à produire de l’acier vert à Gijon, dans le nord-ouest du pays.
« H2Ports à Valence, Green Hysland à Majorque… Nous accompagnons en ce moment six grands projets dans toute l’Espagne, souligne M. Fernandez. La viabilité économique de l’hydrogène vert ne fait plus de doute, même s’il faut encore avancer pour réduire les coûts et améliorer les chaînes d’approvisionnement, adapter le cadre normatif pour qu’il accompagne les avancées technologiques et former plus de professionnels. »
Une « fuite en avant » risquée
Des voix commencent cependant à s’élever pour tenter de refroidir cet engouement. « L’hydrogène vert est un gaz nécessaire et précieux pour compléter les énergies renouvelables là où l’électrification n’est pas possible, mais nous assistons à une fuite en avant qui risque de mettre en danger la transition énergétique », estime Fernando Ferrando, président du think tank spécialisé en énergie renouvelable Fundacion Renovables.
Le projet d’hydrogénoduc marin BarMar, prévu entre Barcelone et Marseille en 2030 pour un coût estimé à 2,5 milliards d’euros, concentre les critiques. Son objectif, transporter 2 millions de tonnes d’hydrogène vers la France et l’Allemagne chaque année, soit, selon Madrid, 10 % des besoins estimés de l’Europe, suscite de plus en plus de doutes. « Cela supposerait d’installer 50 GW d’énergie renouvelable de plus, alors que nous avons déjà des problèmes d’aménagement du territoire. Et pour une demande qui n’existe pas », estime M. Ferrando.
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L’Espagne, qui se positionne déjà comme une future puissance exportatrice d’hydrogène vert, mène aussi la course, plus humblement, sur le terrain de la recherche. « Nous travaillons sur cinq grandes technologies de production d’hydrogène vert. Chacune présente ses complications, les unes sont très lentes ou corrosives, difficiles de coupler à l’énergie éolienne, ou basées sur des métaux précieux… », souligne Maria Retuerto, chercheuse en chimie au Conseil supérieur de recherche scientifique, l’équivalent du CNRS en Espagne.
« Cela ne m’inquiète pas que l’Espagne soit pressée ou que certains projets semblent excessivement optimistes, ajoute cette experte en recherche appliquée et fondamentale sur l’hydrogène vert. Au contraire, il faut faire vite. Il n’y a pas d’autres solutions si l’on veut sauver la planète… »
Sandrine Morel(Puertollano, envoyée spéciale)
AMITIÉ : QUAND L’ALLEMAGNE TORPILLE L’HYDROGÈNE FRANÇAIS
06 février 2023 Mariane Vidéo Natacha Polony C’était le 22 janvier dernier, Olaf Scholz et Emmanuel Macron convolaient ensemble à Paris, fiers notamment de leur accord sur l’hydrogène. Toute cette amitié et ce respect réciproques semblent pourtant bien loin une fois les caméras éteintes. https://tv.marianne.net/focus/amitie-quand-l-allemagne-torpille-l-hydrog-?autoplay=true&startTime=5.929052673007987
« En matière d’hydrogène, la collaboration franco-allemande est menacée dès sa naissance »
Chronique
A l’occasion des 60 ans du traité de l’Elysée, Paris et Berlin ont tracé une feuille de route pour développer la production, le transport et l’usage de ce gaz. Mais ils ont des approches très divergentes sur le sujet, ce qui hypothèque l’avenir de leur partenariat, note Philippe Escande, éditorialiste économique au « Monde ».
Publié le 23 janvier 2023 à 10h18, modifié le 23 janvier 2023 à 15h55 Temps de Lecture 2 min.
Sous les auspices bienveillants des deux icônes de la mythologie européenne, Charles de Gaulle et Konrad Adenauer, Français et Allemands ont renoué avec une vieille tradition : l’alliance technologique. A l’occasion de l’anniversaire des 60 ans du traité de l’Elysée, le 22 janvier 1963, les deux alliés n’ont pas parlé seulement du soutien militaire à l’Ukraine, mais aussi d’hydrogène. Un sujet plus pointu en apparence, mais qui pourrait constituer l’un des piliers de la transition énergétique.
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La déclaration finale, publiée dimanche 22 janvier, prévoit la mise en place d’une feuille de route pour développer la production, le transport et l’usage de ce gaz, dont la vertu principale est de ne pas être un gaz à effet de serre. Pour concrétiser cet engagement, ils ont décidé que le futur hydrogénoduc marin qui sera construit entre Barcelone et Marseille poursuivrait sa route le long du Rhône, en direction de l’Allemagne. Berlin participera donc au financement de cette infrastructure, dont le coût est estimé à 2,5 milliards d’euros et qui pourrait, à terme, transporter deux millions de tonnes d’hydrogène vers la France chaque année, soit, selon Madrid, 10 % des besoins estimés de l’Europe.
Mais quels seront réellement ces besoins ? Il n’est pas facile d’y voir clair, tant la technologie est encore balbutiante et les hypothèses, nombreuses. L’hydrogène peut d’ores et déjà être utilisé pour propulser des voitures, des camions, des trains ou des bateaux, afin d’alimenter des aciéries, des cimenteries, des papeteries. Pour l’heure, l’essentiel de la production provient du raffinage du gaz naturel et son bilan carbone est catastrophique. Il peut se produire par électrolyse de l’eau, mais avec une forte consommation d’électricité.
L’Allemagne aiguillonnée par la fin du gaz russe
Qui plus est, le rendement est faible. Si l’on produit de l’électricité, convertie en hydrogène, puis reconvertie plus tard en électricité, on ne récupère que 30 % de l’électricité initiale. Cela n’a donc de sens que pour absorber une production excédentaire à coût nul, de type solaire ou éolien. La France développe cette voie, en favorisant la formation de clusters où sont couplées de l’énergie renouvelable, de l’électrolyse et de la consommation.
Aiguillonnée par la fin du gaz russe, l’Allemagne voit les choses différemment. Pour elle, l’hydrogène doit remplacer à terme le gaz naturel et alimenter ses industries et les transports lourds, comme les gros camions. Elle cherche donc à adapter son vaste réseau gazier à cet enjeu. D’où son insistance pour accéder aux gazoducs qui relieraient l’Espagne et la France. A court terme pour approvisionner le pays en gaz fossile, puis, à long terme, pour le remplacer par l’hydrogène.

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Elle est prête pour cela à devenir un gros importateur. Car, paradoxalement, les principaux producteurs d’hydrogène ont de grandes chances de ne pas être européens ; ce sont même les moins vertueux en matière climatique : Etats-Unis, Australie, pays du golfe Arabo-Persique. Avec des champs solaires géants, mais aussi en produisant à partir de gaz fossile dans des raffineries équipées de systèmes de capture de carbone. Une tout autre vision des choses.
Comme autrefois avec l’informatique, l’aéronautique ou encore le nucléaire, la collaboration franco-allemande est menacée dès sa naissance par deux approches bien différentes du sujet. Dans tout couple, ce qui importe dès le départ, c’est d’être certain de regarder ensemble dans la même direction. En 1963, en dépit des effusions, le général de Gaulle se posait déjà la question.