Fourmi électrique, écrevisse américaine ou frelon asiatique… : des espèces invasives de plus en plus présentes en France
Cinq ans après l’adoption d’une stratégie nationale de lutte contre les espèces invasives, cause majeure de déclin de la biodiversité, le phénomène continue de croître faute de prévention et de moyens.
Par Angela BolisPublié le 16 janvier 2023 à 05h00, modifié le 16 janvier 2023 à 13h43 https://www.lemonde.fr/planete/article/2023/01/16/le-casse-tete-de-la-gestion-des-especes-invasives-en-france_6157983_3244.html
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Elle a la réputation d’être une des espèces les plus invasives de la planète. La fourmi électrique, originaire d’Amérique du Sud, a déjà colonisé presque tous les continents. Ce petit insecte à la piqûre douloureuse forme des supercolonies de plusieurs nids et fait le vide sur son territoire, chassant toutes les autres espèces. Il a aussi la rare capacité de se reproduire par clonage. Cette fourmi a été découverte pour la première fois en France métropolitaine au cours de l’été 2022, dans une résidence à Toulon. Prospections autour de la zone occupée, recherche d’un traitement insecticide adapté…
En cette mi-janvier, après plusieurs mois d’investigations, l’éradication de la colonie est imminente. « Le moins évident, finalement, ça a été d’identifier au démarrage les bons interlocuteurs dans les services de l’Etat : qui fait quoi, avec quels budgets ? Il nous manquait un plan d’action bien défini », relate Olivier Blight, biologiste à l’université d’Avignon.
Pourtant, depuis cinq ans, une réglementation émerge en France, la lutte se structure contre les espèces exotiques envahissantes (EEE). Mais « il y a encore un décalage avec son application concrète sur le terrain », constate M. Blight. L’enjeu est pourtant de taille : les EEE – espèces introduites par l’humain hors de leur aire d’origine, et nuisant à la biodiversité, l’économie ou la santé – sont considérées comme l’un des cinq grands facteurs de déclin de la biodiversité dans le monde, selon la Plate-forme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES, le « GIEC de la biodiversité »).Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Pourquoi les crises du climat et de la biodiversité sont liées
En 2017, la France s’est dotée d’une stratégie nationale contre les EEE, aujourd’hui déclinée dans plus de la moitié des régions. L’année suivante, elle transposait dans son droit la liste des EEE préoccupantes au sein de l’Union européenne, une liste qui s’étoffe et comprend désormais 88 espèces interdites d’importation, de détention ou de commercialisation : jacinthe d’eau, écrevisse américaine, frelon asiatique, ibis sacré, etc.

Cinq ans après, pourtant, le flux d’espèces exotiques envahissantes ne montre aucun signe de tarissement. Au contraire, « il continue de s’accroître fortement », relève Yohann Soubeyran, coordinateur du Centre de ressources sur les EEE(Union internationale pour la conservation de la nature et Office français de la biodiversité). Ces déplacements d’espèces en tous sens se sont nettement accélérés depuis les années 1950, portés par l’intensification des échanges mondialisés. Depuis les années 1970, le nombre d’EEE a augmenté de 76 % en Europe. Et depuis quarante ans, un département français voit s’installer en moyenne douze nouvelles EEE tous les dix ans.
« Agir en amont »
Face à un phénomène qui explose, la prévention apparaît de plus en plus comme la priorité numéro un. En décembre 2022, la conférence mondiale sur la biodiversité (COP15) a fixé comme objectif de réduire de 50 % l’introduction d’espèces envahissantes d’ici à 2030. Jusqu’à présent, cette prévention a pourtant été le parent pauvre de la gestion des EEE.
De fait, l’immense majorité des quelque 1 500 EEE estimées en Europe ne sont pas même réglementées. Et pour celles qui le sont, « il y a encore une marge de progrès importante sur le biocontrôle aux frontières, la formation du personnel des douanes, la surveillance sur le territoire », estime Yohann Soubeyran. En France, un plan national sur les EEE vise justement, depuis mars 2022, à mieux « agir en amont » : renforcement des contrôles, campagnes de sensibilisation…
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Mais la tâche est complexe face au flux incessant d’espèces diverses et variées, parfois très discrètes. Sans compter celles qui représentent certains intérêts économiques, notamment pour les animaleries et jardineries, alors que nombre d’EEE se propagent depuis nos espaces verts, jardins, cages ou aquariums : tortue de Floride, jussie, arbre à papillons… « Les professionnels du végétal ont adopté un code de conduite, mais certains continuent à vendre des plantes problématiques. Il faut échanger avec eux, montrer qu’on peut les remplacer par des espèces exotiques non invasives, et surtout par des plantes locales », estime Arnaud Albert, référent plantes exotiques envahissantes à l’Office français de la biodiversité (OFB). Plus généralement, « il faut réfléchir aux moyens de limiter les échanges en relocalisant notre économie », souligne une note de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques de décembre.
Couper le « robinet » des EEE est une chose, mais que faire quand celles-ci sont déjà implantées dans les milieux naturels ? Une fois détectées, les campagnes d’arrachage, de piégeage ou d’abattage s’avèrent plus compliquées. « Les importants moyens humains et financiers à déployer restent un facteur limitant face aux difficultés techniques d’éradiquer les EEE présentes sur le territoire », explique le ministère de la transition écologique. Celui-ci a lancé, en 2022, un dispositif de 1,4 million d’euros pour financer une trentaine d’opérations sur le terrain – dispositif qui doit être reconduit cette année, avec un budget de 20 millions d’euros.
« Appliquer le principe de précaution »
Manque de moyens, d’organisation… Outre ces difficultés, un autre défi est aussi de déterminer les espèces sur lesquelles intervenir en priorité. De nombreuses incertitudes demeurent sur les menaces environnementales que peuvent représenter, ici ou là, les EEE. Celles-ci font l’objet de débats scientifiques, voire de controverses, certains chercheurs estimant que la lutte contre ces espèces est trop systématique ou agressive. La plupart d’entre eux font néanmoins valoir que son succès dépend de sa rapidité. « Si on attend que l’espèce ait envahi le milieu pour démontrer ses impacts, il est déjà trop tard. Il faut appliquer le principe de précaution pour ne pas se laisser déborder », défend Arnaud Albert.
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Les écureuils exotiques en offrent un bon exemple. En 2019 et 2020, le Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) a été informé de la présence de quelques écureuils roux d’Amérique, qui furent rapidement éliminés. A l’inverse, l’écureuil de Pallas, d’origine asiatique, a été identifié dès les années 1990 vers Antibes. Malgré les alertes scientifiques, la lutte a tardé à se mettre en place. Aujourd’hui, en dépit de milliers d’abattages effectués par l’OFB, cet écureuil poursuit son expansion dans les Alpes-Maritimes.
« La politique des camps retranchés »
Certaines espèces enfin, comme le ragondin ou la renouée du Japon, sont bien trop implantées sur le territoire pour envisager encore de les éradiquer. L’idée est alors de les réguler de manière plus raisonnée, voire de vivre avec. « Par contre, on identifie des écosystèmes ou des habitats prioritaires en termes de conservation, où on concentre nos efforts. C’est la politique des camps retranchés », note Benoît Pisanu, du MNHN.
D’une lutte espèce par espèce, la stratégie se recentre ainsi sur des zones à sanctuariser, voire à restaurer. Dans le parc national des Calanques (Bouches-du-Rhône) par exemple, l’arrachage massif de plantes invasives – oponces strictes ou agaves – s’est accompagné de la plantation de milliers d’astragales de Marseille, une espèce endémique. « L’objectif n’est pas de lutter contre des espèces exotiques en soi, mais de préserver des espèces menacées », souligne Arnaud Albert.
Autour de ces sanctuaires, de nouveaux écosystèmes hybrides prospèrent, pour le pire et pour le meilleur. « Ces néobiotes peuvent aussi être une richesse, relève M. Albert. La flore française compte 15 % à 20 % d’espèces exotiques, dont la plupart ne sont pas envahissantes. Cela devient problématique seulement quand une espèce prend le dessus partout, au point d’appauvrir la biodiversité et d’homogénéiser les paysages. »
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