Chez les défenseurs des droits de l’homme, le maintien de l’ordre déployé après l’utilisation du 49.3 lors des manifestations contre la réforme des retraites et la mégabassine de Sainte-Soline (Deux-Sèvres) a engendré une franche inquiétude – en France comme à l’étranger

Le maintien de l’ordre à la française, une agressivité à rebours des voisins européens

Par Anne Chemin Publié le 14 avril 2023 à 08h00, modifié hier à 06h11 https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/04/14/le-maintien-de-l-ordre-a-la-francaise-une-agressivite-a-rebours-des-voisins-europeens_6169477_3232.html

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Enquête

Critiquées pour leur brutalité envers les manifestants, les forces de l’ordre de l’Hexagone boudent les logiques de « désescalade » appliquées depuis des décennies en Allemagne, au Royaume-Uni et dans les pays scandinaves. Pourquoi cet isolement français ?

Des jeunes assis par terre, les mains sur la tête, sous la surveillance des forces de l’ordre ; des arrestations musclées réalisées par des policiers aux allures de Robocop ; des centaines de gardes à vue qui ne donnent lieu à aucune poursuite ; des gendarmes armés de lanceurs de balles de défense (LBD) qui circulent en quad au milieu de la foule et deux manifestants dans le coma pendant des semaines : chez les défenseurs des droits de l’homme, le maintien de l’ordre déployé après l’utilisation du 49.3 lors des manifestations contre la réforme des retraites et la mégabassine de Sainte-Soline (Deux-Sèvres) a engendré une franche inquiétude – en France comme à l’étranger.

Le rapporteur spécial des Nations unies sur le droit de réunion pacifique et d’association, Clément Voule, a mis en garde le gouvernement contre un « usage excessif de la force », tandis que la commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Dunja Mijatovic, estimait que les libertés d’expression et de réunion s’exerçaient, en France, dans des conditions « préoccupantes »Les instances hexagonales ne sont guère plus indulgentes : la Défenseure des droits, Claire Hédon, dénonce des situations « inacceptables », et la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) des « dérives » dans le maintien de l’ordre.

Aux Nations unies comme au Conseil de l’Europe, à la CNCDH comme chez la Défenseure des droits, nul ne conteste que certains manifestants ont activement participé aux affrontements avec la police, voire les ont déclenchés. Mais si Gérald Darmanin, le ministre de l’intérieur, clame que les forces de l’ordre ont le monopole de la « violence légitime », selon les mots du sociologue allemand Max Weber (1864-1920), elles sont tenues de respecter le « droit d’expression collective des idées et des opinions », consacré en 1995 par le Conseil constitutionnel. Dans un Etat de droit, rappelle la CNCDH, l’usage de la force doit être « absolument nécessaire » et « strictement proportionné » – et, en France, ce n’est pas toujours le cas.

Des armes interdites ailleurs

Le maintien de l’ordre « à la française », qui s’exportait si bien dans les années 1990, a-t-il pris, dans les années 2000, un virage répressif ? Tourne-t-il aujourd’hui le dos au mouvement de « désescalade » engagé depuis des décennies par les polices allemande, anglaise ou scandinave ? La réponse à ces questions ne fait guère de doute : les chercheurs qui travaillent sur la gestion des foules protestataires constatent tous un raidissement français – une approche « confrontationnelle » pour Sebastian Roché, « chaotique » pour Aurélien Restelli, « musclée » pour Jacques de Maillard, ou encore « brutale » pour Olivier Fillieule et Fabien Jobard.

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Pour Sebastian Roché, directeur de recherche au CNRS et professeur à Sciences Po Grenoble, cette fermeté se mesure à quelques chiffres. « La police française est, en Europe, celle qui tue le plus en maintien de l’ordre, constate-t-il. Il y a eu un mort en 2014 à Sivens [Tarn], un autre en 2018 à Marseille, un troisième en 2019 à Nantes et deux manifestants dans le coma en 2023 à Sainte-Soline. Dans le même temps, on n’a recensé aucun décès aux Pays-Bas, en Allemagne, en Norvège, en Grèce, en Espagne ou au Royaume-Uni… Aucune autre police européenne n’a en outre infligé à des manifestants trente mutilations en six mois, comme la France pendant la crise des “gilets jaunes”. »

Si la police des foules, en France, fait tant de dégâts parmi les manifestants, c’est parce qu’elle utilise des armes qui sont interdites dans la plupart des pays européens. Inaugurés lors des émeutes urbaines de 2005, les LBD peuvent, si un agent est menacé, être utilisés sans la moindre sommation : ils ont, depuis dix ans, provoqué tant de blessures que le Défenseur des droits a demandé leur interdiction en 2019. S’y ajoutent des grenades de désencerclement projetant des plots en caoutchouc, ainsi que des grenades lacrymogènes et étourdissantes officiellement classées parmi les « matériels de guerre ».

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Ce puissant arsenal est nettement plus étoffé que celui des autres polices européennes. « En matière de maintien de l’ordre, les pays démocratiques considérés comme les plus avancés par les index sur la défense des droits fondamentaux – ceux de The Economist ou du World Justice Project, par exemple – proscrivent les LBD et les grenades à effet de souffle, souligne Sebastian Roché. Les forces de l’ordre anglaises disposent certes de LBD, mais elles ne les utilisent quasiment jamais : pendant les émeutes de Londres, en 2011, la question s’est posée, mais la police y a finalement renoncé de peur de blesser les manifestants. »

En Allemagne, les grenades et les LBD ne sont quasiment jamais utilisés face à des manifestants. « Depuis les années 1970, les grenades sont réservées aux situations exceptionnelles – lorsqu’un policier a recours au gaz, c’est par le biais de sa bombe individuelle, constate Fabien Jobard, directeur de recherche au CNRS. Quant aux LBD, ils équipent uniquement les unités spéciales affectées aux prises d’otages et aux attaques terroristes. Même les organisations syndicales policières y sont hostiles : quand le syndicat policier conservateur a demandé des LBD, en 2008, le syndicat majoritaire s’y est clairement opposé et l’Allemagne en est restée là. »

Un modèle « autoritaire »

Plus armés que leurs homologues européens, les policiers français sont également enclins à accompagner leurs interpellations d’humiliations, d’insultes, voire de brutalités. A Paris, les brigades de répression des actions violentes motocyclistes (BRAV-M) se sont fait une spécialité de ces arrestations coups de poing. « Les policiers des pays voisins procèdent, eux aussi, à des interpellations dans les cortèges, précise Jacques de Maillard, professeur de science politique à l’université de Versailles-Saint-Quentin. Mais il n’y a pas, en Allemagne ou en Angleterre, d’unités spécialisées pratiquant l’arrestation musclée, voire l’intimidation – en tout cas pas avec une telle ampleur. »

L’agressivité de ces unités chargées d’aller au corps-à-corps avec la foule est d’autant plus problématique qu’elles confondent souvent les manifestants et les black blocs. « Lorsque la police allemande procède à des arrestations dans la foule, elle cible avec précision les fauteurs de troubles, y compris dans des moments de grande tension, comme les affrontements du G20 de Hambourg, en 2017, analyse Fabien Jobard. En France, les brigades spécialisées interpellent de manière massive et indistincte, comme le montrent les nassages avec conduite systématique au poste, ou les nombreuses gardes à vue qui ne débouchent sur aucune poursuite. »

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Ce modèle « autoritaire », selon le mot d’Olivier Fillieule et Fabien Jobard, auteurs de Politiques du désordre (Seuil, 2020), contraste fortement avec la doctrine pacifiée que l’Hexagone exportait avec succès – et fierté – dans les années 1980-1990. Pendant cet âge d’or du maintien de l’ordre « à la française », les forces de l’ordre cherchaient à éviter les affrontements et les corps-à-corps : elles retardaient au maximum le recours à la force – la police et la gendarmerie étaient à la fois invisibles et lointaines – et elles toléraient un certain niveau de désordre – au nom du pragmatisme et de l’apaisement, les infractions commises lors du défilé étaient rarement poursuivies.

Depuis le début des années 2000, la France a cependant changé de stratégie : il lui a fallu, plaident les responsables policiers, s’adapter à des foules de plus en plus menaçantes. Inauguré par les attentats du 11-Septembre et les violences des contre-sommets altermondialistes, le début du XXIe siècle a en effet été marqué, selon Olivier Fillieule et Fabien Jobard, par une « déritualisation » des défilés et un recul des « savoir-faire et savoir-être manifestants » : aux rassemblements paisibles des années 1980-1990 ont succédé des cortèges peuplés de militants radicaux prêts à en découdre avec la police.

La « désescalade » contre la violence

Si ces mutations de la protestation sociale sont réelles, elles n’ont cependant rien d’une spécificité française : les premiers épisodes violents avec les altermondialistes ont eu lieu à Göteborg (Suède) et à Gênes (Italie), en 2001. Les black blocs ont essaimé ensuite dans de nombreux pays européens. « L’Angleterre n’est pas épargnée par les violences, comme l’ont montré les émeutes de Londres de 2011, ajoute Jacques de Maillard. Quant à la police allemande, elle est confrontée à des autonomes infiltrés dans les mouvements de justice climatique et à des militants de gauche qui peuvent s’affronter, parfois physiquement, avec l’extrême droite. »

Parce que cette radicalité touche aujourd’hui toute l’Europe, elle ne saurait, selon Sebastian Roché, justifier les dérives du maintien de l’ordre « à la française ». « Les 1er-Mai révolutionnaires de Berlin n’ont pas poussé la police allemande à utiliser des grenades, pas plus que les émeutes de Göteborg n’ont incité la police suédoise à acquérir des LBD, souligne-t-il. Si la police est plus respectée en Allemagne, en Scandinavie ou en Angleterre qu’en France, c’est tout simplement parce qu’elle est respectable : cette pacification est le fruit, non pas de la culture ancestrale de nos voisins, mais d’un travail de fond sur la limitation de l’usage de la force. »

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Dans le monde du maintien de l’ordre, cette volonté d’apaisement renvoie à un sigle : Godiac (Good Practice for Dialogue and Communication as Strategic Principles for Policing Political Manifestations in Europe). L’acronyme désigne un groupe de réflexion qui a réuni pendant trois ans une douzaine de pays européens désireux d’enrayer la mécanique de la violence. Composé de policiers autrichiens, allemands, suédois, britanniques, danois, espagnols, néerlandais, portugais, chypriotes, hongrois, roumains et slovaques, mais aussi de chercheurs en sciences sociales, ce réseau a lancé en 2010 un mouvement de révision des doctrines fondé sur la notion de « désescalade ».

La conception de la psychologie des foules dont s’inspire ce travail prend à contre-pied la philosophie qui imprègne, depuis la fin du XIXe siècle, le maintien de l’ordre français. Forgée dans les années 1890 par le médecin Gustave Le Bon, cette approche traditionnelle considère la foule comme une entité impulsive, intolérante, mobile, sauvage, irréfléchie, crédule – et donc dangereuse. Parce qu’elle a le sentiment de détenir une « puissance irrésistible », écrit Gustave Le Bon, elle n’admet pas d’« obstacle entre son désir et la réalisation de ce désir ». « A la première suggestion de meurtre ou de pillage, elle cède immédiatement », affirme-t-il.

Godiac, une nouvelle doctrine

Cette « loi de l’unité mentale des foules » est cependant remise en cause, dans les années 2000, par de nombreux psychologues sociaux venus du Royaume-Uni et des Pays-Bas. S’appuyant sur une démarche d’observation expérimentale et participative, le chercheur britannique Stephen Reicher affirme ainsi que les personnes réunies dans une foule conservent leur individualité et leur faculté de jugement – sauf quand elles sont confrontées à un groupe hostile : soudées par le sentiment du danger, elles forment alors un bloc cohérent qui peut basculer dans l’affrontement. Pour éviter la radicalisation de la foule, concluent ces spécialistes, il faut éviter de réprimer de la même manière les manifestants et les casseurs.

Dans les années 2010, le groupe Godiac tire de ses travaux quatre enseignements. Si la police veut endiguer la violence, elle doit fonder son travail sur une bonne connaissance des fauteurs de troubles et non sur des stéréotypes ou des rumeurs ; faciliter l’expression des manifestants pacifiques ; donner à la foule des informations sur le défilé par le biais de haut-parleurs, d’écrans géants ou de médiateurs ; et surtout, appliquer un traitement différent aux fauteurs de troubles et aux manifestants – l’usage indiscriminé de la violence crée en effet une solidarité résumée par le slogan : « Nous sommes tous des casseurs. »

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Nourri par des expériences européennes – les Special Police Tactics suédoises, la Deeskalation allemande, les Peace Units néerlandaises, les Liaison Officers anglais ou les 3D suisses (« dialoguer, désamorcer, défendre ») –, Godiac donne naissance, dans les années 2010, à une nouvelle doctrine de maintien de l’ordre. « Sa réflexion ne s’est pas conclue par la rédaction d’un schéma de maintien de l’ordre diffusé dans tous les pays européens, mais elle a inspiré un certain nombre de “soft law” comme des manuels sur la police des foules ou des textes européens », observe Fabien Jobard.

Ces documents recensent nombre de « bonnes pratiques » : en Allemagne, au Danemark, en Suède ou au Royaume-Uni, par exemple, des unités de dialogue équipées de haut-parleurs et d’écrans géants se déploient lors des grands événements sportifs ou politiques. « A Londres, des Liaison Officers formés à la communication marchent au milieu du cortège : ils sont en tenue, ils ont une liaison radio et ils renseignent les manifestants sur le parcours à emprunter ou les zones à éviter – y compris après la dispersion, raconte Fabien Jobard. Ce n’est pas le cas à Paris : à la fin d’un défilé, les seuls interlocuteurs des manifestants sont des policiers à moto casqués qui ont tendance à sortir un peu vite leur matraque. »

« Confondre badauds et black blocs »

Dans le nord de l’Europe, la désescalade gagne peu à peu du terrain, d’autant que certaines des tactiques qu’elle promeut ont fait leurs preuves. « Dans les années 1990, les
“1er-Mai révolutionnaires” du quartier alternatif berlinois de Kreuzberg donnaient lieu à de violents affrontements,
rappelle Jacques de Maillard. Au début des années 2000, la police a opté pour la désescalade : elle a communiqué en amont avec les organisations les moins radicales, créé des équipes anticonflit, rencontré des activistes et des casseurs, évoqué dans les établissements scolaires les risques, y compris judiciaires, associés aux violences, et accepté des blessés dans ses rangs. Cette stratégie a permis de réduire, voire d’éteindre, la violence de ce rendez-vous annuel. »

Malgré ces succès, la France, dans les années 2010, se tient prudemment à l’écart de Godiac : aucun responsable des forces de l’ordre ne participe aux travaux de cette instance européenne. Est-ce par suffisance, comme l’affirme Sebastian Roché ? Parce que la France hésitait entre un délégué issu de la police et un représentant de la gendarmerie, comme l’a entendu dire Fabien Jobard ? Ou parce que la lettre d’invitation s’est perdue, comme le suggère en souriant Jacques de Maillard ? Le mystère reste entier. La police française a non seulement ignoré l’initiative, mais elle a emprunté une voie « orthogonale » à celle que prônait le projet européen, selon le mot d’Olivier Fillieule.

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Si certains principes issus des théories de la désescalade ont été inscrits en 2021 dans le Schéma national de maintien de l’ordre, ils n’ont pas été déclinés dans les pratiques. « Le texte mentionne la différenciation de l’usage de la force – ce n’est pas parce qu’il y a des manifestants agressifs qu’on peut gazer ceux qui ne le sont pas – mais, sur le terrain, les BRAV-M ont une fâcheuse tendance à confondre badauds et black blocs, observe Sebastian Roché. Le schéma souligne également l’importance cruciale de la communication, mais les équipes anticonflit françaises sont invisibles, alors que, dans la seule ville de Berlin, elles comptent plus de 200 agents. »

Pour le sociologue, coauteur du documentaire Police attitude, 60 ans de maintien de l’ordre (2020), les forces de l’ordre françaises ne se contentent pas d’ignorer la doctrine de la désescalade : elles mettent en œuvre, de facto, une stratégie d’escalade – « graduée mais revendiquée », précise-t-il. « Elles disent employer une violence “proportionnelle” à celle des manifestants, ce qui les conduit, si elles reçoivent des projectiles, à répliquer avec des LBD, constate Sebastian Roché. Cette logique est contraire à l’esprit même de la désescalade – un terme qui est aujourd’hui considéré comme un gros mot par le ministère de l’intérieur. »

« Citadelle assiégée »

Comment expliquer cette « insularité » française, selon le mot de Fabien Jobard et Olivier Fillieule ? La police est « persuadée qu’elle n’a de leçon à recevoir de personne », répond l’historien Arnaud Houte. Elle se considère comme une « citadelle assiégée », renchérit l’historien Vincent Denis. « En France, la frontière entre le nous et le eux, entre l’intérieur et l’extérieur, est particulièrement prononcée, ce qui crée une situation défavorable à la transformation des pratiques professionnelles, ajoute Jacques de Maillard. Le dialogue peine à s’établir entre les responsables du maintien de l’ordre, les organismes de défense des droits et libertés et les spécialistes de ces questions. »

L’histoire de la police et de la gendarmerie françaises, des institutions régaliennes placées sous la tutelle des ministres de l’intérieur et de la défense, ne les prédispose pas, il est vrai, à débattre avec la société civile, les élus et les experts : le « premier flic de France » se fait plus volontiers le porte-parole des syndicats de policiers. Une situation qui tranche avec nombre de pays européens, notamment en Europe du Nord : leurs polices sont à la fois moins centralisées et moins étroitement soumises aux autorités politiques que celle de la France. Cette relative autonomie leur permet de débattre plus librement de leur doctrine, mais aussi de leurs outils tactiques.

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Au Royaume-Uni, le maintien de l’ordre est ainsi gouverné depuis le XIXe siècle par le principe du consentement (policing by consent). « Les avantages et les inconvénients des techniques coercitives font l’objet d’un dialogue entre les forces de l’ordre, la société civile, mais aussi des instances comme le College of Policing, une organisation indépendante qui veille à ce que le maintien de l’ordre respecte les droits fondamentaux, précise Jacques de Maillard. Ce système permet de débattre des pratiques policières en dehors des moments de crise, sur la base d’un échange documenté avec des experts ou des psychologues sociaux. »

En 2015, quand la police de Londres a demandé à utiliser des canons à eau, le maire, Boris Johnson, a ainsi fait confiance à la concertation. « Au terme de ces échanges, l’usage des canons a été validé, mais la ministre de l’intérieur, Theresa May, a finalement interdit à la police de les utiliser en raison des blessures qu’ils pouvaient infliger aux manifestants, poursuit Jacques de Maillard. Dans l’Hexagone, les décisions sont prises dans un cercle politico-administratif plus restreint, qui comprend uniquement les membres du gouvernement, les préfets et les hauts fonctionnaires de la police et de la gendarmerie. »

Amertume

En Allemagne, le maintien de l’ordre échappe, lui aussi, à la tutelle directe des autorités politiques : depuis 1985, il est régulé par les juges. La pierre angulaire de la police des foules est en effet un arrêt rendu par le Tribunal constitutionnel fédéral d’Allemagne, siégeant à Karlsruhe : cette décision de principe accorde une protection constitutionnelle à toute forme d’action collective – y compris les blocages, les sit-in ou les manifestations non déclarées –, dès lors que les organisateurs ne recherchent pas la destruction. Le devoir des pouvoirs publics est, selon la haute juridiction, de se montrer « amicaux » (freundlich) avec les manifestants.

Depuis 1985, cette décision a profondément modifié le visage du maintien de l’ordre. « Tout manifestant qui estime que le dispositif policier est contraire à la Loi fondamentale de 1949 peut désormais saisir le Tribunal constitutionnel ou les juridictions administratives, précise le sociologue Fabien Jobard. Dans leurs décisions, les magistrats n’hésitent pas à analyser en détail les dispositifs : ils peuvent lever une interdiction de manifestation, modifier le parcours autorisé, prescrire les modalités générales de l’intervention policière ou préciser la distance à laquelle se tiendra la contre-manifestation éventuelle. »

On est loin, très loin, de la verticalité des ministères de l’intérieur et de la défense français, qui veillent de manière sourcilleuse à ce que nul n’empiète sur leur territoire. Même la Défenseure des droits, qui est officiellement chargée de contrôler la déontologie de la police et de la gendarmerie, peine à se faire entendre : pendant la mobilisation contre la réforme des retraites, elle a rappelé les recommandations sur le maintien de l’ordre formulées en 2017, 2020 et 2021 par l’autorité indépendante – en ajoutant, avec une certaine amertume : « Je souhaite qu’elles soient suivies d’effet. »Une manière comme une autre de signaler qu’elles sont restées lettre morte.

« Police et société en France » : regards sur une institution sous tension

C’est un ouvrage passionnant, documenté et salutaire : dans Police et société en France, un livre collectif dirigé par Jacques de Maillard et Wesley Skogan, une vingtaine de chercheurs en sciences sociales analysent le regard que la société française porte sur l’institution policière. De la formation des policiers – dualiste et centralisée – à leurs relations avec les populations – dégradées – en passant par les systèmes de contrôle – souvent insuffisants –, l’ouvrage explore avec rigueur toutes les facettes d’une institution « omniprésente sur l’agenda politique et médiatique ». Nourri par les recherches les plus récentes, ce travail a l’ambition, selon les auteurs, de « penser le rôle de la police dans la société en faisant une place au tiers manquant que sont les différentes composantes de la société civile et les usagers des services de police ». Un pari amplement réussi.

Police et société en France, sous la direction de Jacques de Maillard et Wesley Skogan, Les Presses de Sciences Po, 380 p., 27 €.Anne Chemin

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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