L’industrie agroalimentaire, un entrelacs de pouvoir et d’argent en terres bretonnes
Par Nicolas Legendre (Rennes, correspondant)Publié le 03 avril 2023, modifié le 05 avril 2023 à 12h15
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Enquête
« En Bretagne, la face cachée de l’agrobusiness » (1/5). « Le Monde » consacre une série à cette région où ce secteur de l’économie est omnipotent. Forte de 300 témoignages, l’enquête du journaliste Nicolas Legendre explore cet univers hermétique, parfois violent. L’auteur lui consacre aussi un livre très fouillé, « Silence dans les champs », à paraître le 12 avril chez Arthaud.
L’homme est assis devant une assiette de poisson, dans un restaurant, quelque part en Bretagne. Il dit : « N’utilise pas mon nom ! S’il y avait l’ombre d’un truc faisant voir que c’est moi, j’aurais de gros soucis. Dans le milieu, t’as pas intérêt à parler franchement, parce que, si on sait que c’est toi, on te fusille. » Cet éleveur, figure du complexe agro-industriel breton et membre éminent de plusieurs instances officielles, se confie trois heures durant, entre indignation et dégoût. « Espèce de bandit ! », lance-t-il à propos d’un président de coopérative qui, à l’entendre, inciterait ses collègues, les « éleveurs de base », à vendre leurs animaux au prix du marché, donc à s’exposer à la volatilité des cours, alors que lui-même bénéficierait de tarifs garantis grâce à un contrat « en or » signé avec la grande distribution.
Notre interlocuteur peste aussi contre l’« asservissement » des paysans, devenus selon lui « esclaves » des firmes, des coopératives, des banques, des vendeurs de tracteurs ou de robots de traite et, d’une manière générale, d’un modèle dominant – le productivisme – dont la Bretagne est un haut lieu depuis les années 1960. A l’entendre, ces paysans auraient été trahis par une partie de ceux, syndicalistes ou administrateurs de coopératives, censés les représenter.
Si cet éleveur exige l’anonymat, comme beaucoup de témoins dans cette enquête, c’est parce qu’il dit avoir subi, par le passé, des « représailles » après avoir « trop ouvert [sa] gueule ». Il n’est pas le seul à s’exprimer ainsi. Il y a, bien sûr, les opposants historiques au productivisme, élus de gauche, militants environnementalistes ou membres de la Confédération paysanne, l’un des syndicats minoritaires. Mais rares sont les chevilles ouvrières du modèle en question prêtes à partager leurs états d’âme.
Lire le récit (2020) : Agriculture productiviste : la fracture bretonne
Durant deux ans, Le Monde est allé à leur rencontre, ainsi qu’à celle de nombreux acteurs bretons de l’agro-industrie. Près de trois cents témoignages – paysans, fonctionnaires, techniciens, cadres de coopératives, banquiers, syndicalistes, élus, anciens ministres, etc. – ont été recueillis. Le malaise dont beaucoup font part n’est pas propre à la Bretagne, ni même à la France. A l’heure de la concurrence mondialisée et des périls environnementaux, l’agriculture traverse une crise existentielle dans bien des pays.
Mais le désarroi semble exacerbé dans cette région, où l’agriculture industrielle et sa sœur siamoise, l’industrie agroalimentaire, façonnent les paysages et les âmes depuis six décennies ; où l’on produit chaque année, sur une péninsule comptant 3,3 millions d’habitants, de quoi nourrir l’équivalent de 22 millions de personnes ; où l’exploitation des sols et des animaux a fait naître des empires transnationaux et des baronnies rurales, a créé des usines et des emplois, a nourri des silences et engendré des drames.
Notables en colère
L’avenir du modèle productiviste génère de plus en plus de crispations. En témoignent les désaccords autour du Projet stratégique 2019-2025 des chambres d’agriculture de Bretagne, présenté à la presse le 30 novembre 2020. Ce jour-là, les présidents des chambres, tous éleveurs et adhérents à la puissante Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), jettent un pavé dans la mare. « C’est toute l’agriculture bretonne qui doit évoluer, affirment-ils. On ne peut plus continuer à produire de gros volumes non payés. Nous ne voulons plus ça, ce qui veut dire une baisse de l’élevage, davantage de prairies, la baisse des phytos, etc. La Bretagne va rester une terre d’élevage, la première de France, c’est notre socle. Mais avec moins de volumes produits, plus de lien au sol, plus de compétitivité et plus de transition environnementale. »
Lire aussi : FNSEA : Arnaud Rousseau, un agro-industriel à la tête du syndicat agricole
Dans l’assistance, certains journalistes sont stupéfaits. Ces chambres furent longtemps des relais de l’idéologie productiviste. Les voici qui prônent une révolution : moins d’animaux, moins de pesticides et d’engrais de synthèse, plus d’autonomie dans les fermes, une diversification des cultures et un « verdissement » massif des pratiques. C’est, peu ou prou, ce que réclament depuis quarante ans les militants écologistes, ennemis jurés de la FNSEA. Et c’est ce qu’un éleveur des Côtes-d’Armor, André Pochon, pionnier local de l’agroécologie, a préconisé et expérimenté, avec d’autres, à partir des années 1950, au risque d’essuyer les moqueries adverses.
« Virage à 180 degrés pour l’agriculture bretonne ? », s’interroge Ouest-France le lendemain. Le point d’interrogation n’est pas superflu, car les chambres n’ont pas de pouvoir contraignant et parce que ce « virage » n’est pas du goût de tout le monde… Très vite, les représentants des « chambres d’agri » reçoivent des appels de notables en colère. Dirigeants de coopératives et gros bonnets de la FNSEA les accusent de précipiter « la mort » de l’agriculture régionale. Sommés d’aller s’expliquer devant leurs troupes, ils calment le jeu.
Lire la tribune : « Dans l’itinéraire désastreux pour l’environnement qu’a suivi l’agriculture bretonne, la responsabilité historique de l’agrobusiness et de l’Etat est engagée »
Dix jours après la conférence, André Sergent, président de la chambre régionale d’agriculture de Bretagne, arrondit les angles dans Terra, hebdomadaire spécialisé dont l’actionnaire principal est alors la FNSEA. « C’est une trajectoire d’évolution que nous proposons, pas un virage à 180 degrés faisant table rase du passé, écrit-il. Nous savons trop ce que [le passé] apporte aujourd’hui à notre économie régionale. Nous croyons à une transition progressive et négociée. » Officiellement, le projet stratégique n’est pas enterré. Dans les faits, ce coup de pression aurait clairement « freiné l’élan en faveur du changement », selon un responsable de la chambre régionale d’agriculture.
Qui fait bloc autour de ce modèle ? Qui orchestre ce que d’aucuns nomment le « lobby agro-industriel breton » ? Les réponses sont difficiles à formuler, pour la bonne raison que ce lobby, en tant que tel, n’a pas d’existence officielle. Il s’agit d’un ensemble d’individus représentant des entreprises et institutions aux intérêts souvent convergents, parfois divergents. Certains s’entraident et se cooptent. D’autres, notamment dans la filière porcine, bataillent. Leurs points communs : ils bénéficient à divers titres du système en place et s’évertuent à ce qu’il évolue peu ou pas du tout.
Galaxie hétéroclite
Parmi les pontes de l’agrobusiness figurent des capitaines d’industrie riches et discrets. Les plus emblématiques sont Jean-Paul Bigard et sa famille, numéro trois européen de la viande, le clan Roullier, géant planétaire des engrais, et Louis Le Duff, numéro un mondial des cafés-boulangeries. Réunis, ces empires pèsent 8 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel et représentent près de 60 000 emplois en Bretagne et dans le monde. Tous font partie des cent cinquante plus importantes fortunes professionnelles du pays.
Ajoutons à ce « casting » les fabricants et vendeurs de machines agricoles, grossistes, transformateurs, patrons de laiteries privées ou concepteurs de logiciels : tous forment une galaxie hétéroclite, employant plusieurs dizaines de milliers de personnes dans la région. Les ténors de la grande distribution, instigateurs d’une « course au moins cher »qui se répercute de longue date sur l’ensemble des filières, ne sont pas en reste.
Deux des plus emblématiques enseignes françaises, Leclerc et Intermarché, ne sont-elles pas nées en Bretagne ? Ces mastodontes sont d’autant plus incontournables localement qu’ils possèdent leurs propres outils de transformation. En 2018, le tiers des porcs tués en Bretagne finissaient leur vie dans les abattoirs Kermené (Leclerc) et dans ceux d’Agromousquetaires (Intermarché).
Lire le reportage : A Landerneau, la discrète arrière-boutique des Leclerc
A l’évidence, un certain nombre de ces acteurs n’ont pas intérêt à des bouleversements d’ampleur. Plus d’autonomie technique et financière des paysans, moins d’intrants, d’élevage hors-sol, d’intermédiaires, de circuits longs, de plats transformés ? Cela fragiliserait, dans des proportions variables, ceux qui vendent des pesticides au cultivateur et du jambon premier prix au consommateur. Cela mettrait en péril des milliers d’emplois… mais en créerait d’autres, à en croire plusieurs études publiées à ce sujet.
Les industriels bretons du secteur n’ont pas tous, cependant, la même philosophie ni les mêmes stratégies. Si certains d’entre eux revendiquent des démarches ambitieuses de progrès social et environnemental, d’autres se contentent d’un verdissement de façade ou n’essaient même pas de se prétendre « en transition ». Beaucoup contribuent au financement d’une ou de plusieurs des huit organisations régionales connues pour mener des actions de lobbying globalement en faveur du modèle dominant.
Parmi celles-ci : l’Association bretonne des entreprises agroalimentaires (ABEA), qui fédère deux cents entités, dont les principales coopératives, mais aussi le Crédit agricole et le Crédit mutuel Arkéa. L’ABEA a fait parler d’elle, en 2021, après que Mediapart a révélé qu’elle avait tenté d’influencer – en toute légalité – des parlementaires dans le cadre des discussions relatives au projet de loi sur les lanceurs d’alerte.
Suivre les euros
Derrière ces lobbys, ces firmes et ces usines officie une élite peu encline à exhiber ses richesses. L’Armorique n’est pas la Côte d’Azur. Pudeur et modération sont ici des vertus cardinales. Il n’existe pas de jet-set agricole qui paraderait en voitures italiennes sur la « Riviera » morbihannaise. Recenser les sociétés civiles immobilières que possèdent les uns et les autres permet, en revanche, de se faire une idée des fortunes amassées. « En quarante ans de carrière, je n’ai jamais vu quelqu’un avec un tel patrimoine immobilier ! », confie un agent de la répression des fraudes ayant enquêté sur un patron breton de l’agroalimentaire.
Au moins un de ces grands dirigeants, dont le nom apparaît dans les fuites des « Panama Papers », a été soupçonné un temps d’avoir eu recours à une société localisée dans un paradis fiscal. A partir de 2010, Alain Glon, fondateur de plusieurs entreprises agroalimentaires, aurait été l’unique bénéficiaire de Greengarth Holdings SA. Cette entité domiciliée au Panama détenait, par l’intermédiaire du cabinet Mossack Fonseca, un compte dans une banque suisse. Ce compte a été vidé en mars 2013, quelque temps avant l’approbation, par les pays du G20, du principe d’échange de données bancaires pour lutter contre l’évasion fiscale. Greengarth Holdings SA a été dissoute en 2014.
Sollicité par Le Monde, Alain Glon indique qu’il « ignorai[t] l’existence » de ce compte et de cette société jusqu’à ce que « les autorités » l’interrogent à ce sujet, il y a quelques années : « J’ai dit que je n’avais jamais eu connaissance de ce compte. Il m’a été dit que, si mes réponses n’étaient pas satisfaisantes, l’administration donnerait suite et que, dans le cas contraire, on n’en parlerait plus. Ça fait quelques années, et on ne m’en a jamais reparlé. »
Le sponsoring de clubs sportifs et le mécénat artistique témoignent aussi de la force de frappe financière des pontes de l’agro-industrie. Les trois clubs de football bretons évoluant en Ligue 1 arborent le logo d’au moins un acteur agroalimentaire. Le président du Stade brestois, Denis Le Saint, est à la tête du leader français de la distribution de produits frais. René Ruello, qui fut président du Stade rennais à trois reprises entre 1990 et 2014, a fait fortune dans la viennoiserie.
« Agriculteurs en col blanc »
Noël Le Graët, ex-président d’En Avant Guingamp, ancien maire de cette même ville et président de la Fédération française de football jusqu’à ces dernières semaines, est, à l’origine, un transformateur de produits de la mer du Trégor… Dans un autre registre, Bruno Caron, poids lourd de la boulangerie industrielle, a créé la Biennale d’art contemporain de Rennes. Quant à Edouard Leclerc, fondateur éponyme de l’enseigne, il a financé la création, à Landerneau (Finistère), d’un « fonds pour la culture » devenu un haut lieu de l’art contemporain.
Les dirigeants de coopératives géantes font également partie des bénéficiaires du système. Le Gouessant, Cooperl ou Eureden, toutes basées en Bretagne, appartiennent aux paysans qui les ont fondées il y a plusieurs décennies et qui y adhèrent. Mais le jeu des rachats et le développement à l’international ont transformé certaines « coop » en structures tentaculaires, bardées de holdings et de filiales, générant plusieurs milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel. A leur tête : des « pilotes », souvent issus de prestigieuses écoles.
Régulièrement critiquées (même par la FNSEA) pour leur manque de transparence, leur déficit chronique de démocratie interne et leur tendance à « serrer la vis » aux producteurs, ces coopératives rémunèrent généreusement, dans le même temps, leurs cadres : selon nos informations, quelques-uns des plus hauts salaires vont de 40 000 à 80 000 euros mensuels. Ce montant correspondait, en 2016, à près de cinquante fois le revenu médian d’un ménage agricole breton, selon l’Insee.
Tous les paysans de la région, cependant, ne vivent pas chichement. Parmi les exploitants pleinement intégrés au système industriel, une minorité semblent tirer leur épingle du jeu. Ce sont les plus performants du point de vue de la conduite d’élevage et des techniques culturales et/ou ceux qui jouissent des meilleures infrastructures, des meilleures terres ou d’un bon capital de départ. Ce sont aussi certains « agriculteurs en col blanc », qui complètent leurs revenus avec d’autres subsides ou bénéficient d’avantages en nature dus à leur position. Il faut dire que les maroquins sont légion…
Les conseils d’administration des syndicats, des coopératives, des banques et assureurs mutualistes, entre autres, offrent des mandats plus ou moins chronophages et plus ou moins indemnisés. Un président de chambre perçoit environ 2 000 euros mensuels au titre de ses activités consulaires, ce qui, dans bien des cas, couvre à peine les frais d’embauche d’un ouvrier agricole pour pallier l’absence, dans sa ferme, de l’élu en question. Les présidents de caisses départementales du Crédit agricole – en Bretagne, tous étaient, en 2022, des agriculteurs – empochent environ 5 000 euros mensuels et bénéficient d’un véhicule de fonction.
« Heureux élus »
Les mandats d’élus locaux, quant à eux, n’offrent bien souvent que des indemnités symboliques. Ils donnent cependant accès à des leviers importants en matière de politique foncière et d’aménagement du territoire. Or, en Bretagne comme ailleurs, les agriculteurs sont surreprésentés dans les conseils municipaux et communautaires. Tous ces engagements peuvent être désintéressés, mais ils peuvent aussi, comme l’attestent divers témoignages, s’avérer « utiles » à titre individuel. Dans tous les cas, ils contribuent au maillage du territoire par des partisans du modèle dominant.
Philippe Bizien incarne bien ce phénomène. Ce Finistérien, patron d’un important élevage de porcs, préside Evel’Up, deuxième coopérative porcine française, ainsi qu’Evalor, principal constructeur breton d’unités de méthanisation. Il est aussi le trésorier de l’Union des groupements de producteurs de viande de Bretagne, et il a présidé le comité régional porcin de 1992 à 2022.
Lire l’enquête : En Bretagne, les projets de méthanisation suscitent de plus en plus de crispations
Fils de l’ancien maire de la commune de Landunvez, M. Bizien a obtenu à plusieurs reprises des permis de construire pour agrandir son exploitation. Comme l’a révélé en 2022 le média d’investigation breton Splann !, le préfet du Finistère lui a accordé une autorisation provisoire pour l’un de ces agrandissements malgré « deux décisions de justice » qui « ont établi que l’exploitation n’aurait pas dû être agrandie » et l’avis négatif, seulement consultatif, d’un commissaire enquêteur qui n’aurait plus jamais été sollicité par l’Etat ensuite.
Bien au-delà du cas de M. Bizien, c’est tout un système, un entrelacs de pouvoir et d’argent, qui fait grincer des dents à la « base ». En cause : les innombrables mandats indemnisés, l’inutilité supposée de certains d’entre eux, les difficultés pour le paysan lambda à accéder à des cercles où règne la cooptation et, surtout, les privilèges dont jouiraient quelques « heureux élus » disposant des bons postes ou des bons réseaux. Ristournes sur des achats d’engrais ou de pesticides, accès simplifié au foncier, effacement partiel d’une dette, octroi facilité d’une labellisation…
L’éventail des passe-droits, détaillé par de nombreuses sources, est large. Cette litanie s’ajoute aux démêlés judiciaires ou administratifs qu’ont connus, depuis plusieurs décennies, un certain nombre d’entités et de personnalités pour des faits de pollution, d’abus de biens sociaux, d’entrave à la concurrence, de fraude, de non-publication de comptes, de tromperie sur l’origine de marchandises, d’extension illégale de bâtiments d’élevage, de mise en danger de salariés, ou encore de saccage de biens publics…
Ces éléments dessinent le portrait d’une région à deux vitesses. D’un côté, ceux, agriculteurs, patrons ou cadres d’entreprises agro-industrielles, qui bénéficient à fond du modèle productiviste – au prix, parfois, du franchissement de « lignes jaunes ». De l’autre, des paysans moins en vue qui s’épuisent à la tâche et gagnent peu, ainsi que des salariés du secteur agroalimentaire travaillant dans des conditions difficiles pour de faibles salaires.
Malgré les critiques et les signaux d’alerte, le système tient. Il évolue peu et à la marge. Sa robustesse s’explique par son poids économique, par les emplois qu’il induit, par sa capacité à récupérer ou à saborder les propositions alternatives, par la mise au ban ou l’intimidation d’individus récalcitrants.
« Produire l’autocensure »
Le sociologue Ali Romdhani, auteur d’une thèse intitulée « Les conflits d’usage au cœur de l’élevage breton »,soutenue en 2020 à l’université Rennes-II, est l’un des rares chercheurs à avoir théorisé les ressorts de cet « ordre social breton ». « Ce n’est pas une organisation formelle, écrit-il, mais plutôt une imbrication de réseaux d’acteurs qui se mobilisent quand leurs intérêts, leur identité, leurs privilèges ou leurs routines sont remis en cause. » Et d’évoquer le poids des « règles du jeu social », qui « empêchent l’évolution de la situation ». La force de cette organisation informelle s’exerce par « l’impunité, l’exclusion, le déni, la pression sociale et la censure ». L’enjeu n’est « pas nécessairement de faire taire les voix discordantes, mais de produire l’autocensure chez la majorité ».
Lire le reportage : En Bretagne, le journalisme sous tension
Pour prendre la mesure de cette chape de plomb, il faut battre la campagne, gagner la confiance de ceux qui savent mais n’ont jamais parlé. Etre recommandé par un proche est un plus. Avoir grandi dans les parages en est un autre. Ranger le vouvoiement au vestiaire est souvent inévitable. Alors, parfois, les langues se délient, les taiseux s’épanchent…
Michel, vétérinaire, décrit la solitude d’éleveurs surendettés, équipés de tracteurs flambant neufs mais gagnant 800 euros par mois. Arnaud, à la tête d’un important élevage de porcs, explique comment la grande distribution s’est « acheté une image » en acceptant de vendre ses produits, sans les mettre en valeur ni les rémunérer correctement. Claude, comptable à la retraite, énumère les montages juridiques qu’il a aidés à mettre en place afin que certains « gros » puissent agrandir leur ferme en passant sous les radars de la régulation foncière.
Eric, délégué syndical, évoque le cas d’une employée d’abattoir, victime d’un grave accident sur une machine « vétuste », qui a renoncé à poursuivre son employeur parce que ce dernier avait embauché dans la foulée des membres de sa famille. Françoise, ex-banquière, raconte l’histoire de cette éleveuse qui s’est endettée « jusqu’au cou » pour moderniser son exploitation mais n’a jamais pu la rentabiliser, parce qu’un voisin, administrateur de la banque en question, a fait main basse sur les terres qu’elle convoitait. Philippe, haut fonctionnaire, relate l’intervention d’un député du cru pour « faire enterrer » une procédure administrative à l’encontre d’un éleveur « ami ».
Souvent, le fléau du suicide s’invite dans la conversation. Les larmes aux yeux, un autre vétérinaire évoque ces deux paysans, mari et femme, morts à quelques années d’intervalle. Claude, le comptable, a connu « dix suicides en trois ou quatre ans, dans les années 2010 ». « Ce n’était pas forcément à cause de soucis financiers, précise-t-il. Plutôt du burn-out, de l’épuisement, de la nécessité de faire toujours plus en gagnant moins. »
Lire l’enquête : Suicides d’agriculteurs, l’hécatombe silencieuse
En France, selon la Mutualité sociale agricole, un agriculteur se donne la mort tous les deux jours. Toutes professions confondues, la Bretagne a le plus fort taux de suicide du pays. « Le choix, pour certains, c’est la faillite, le servage ou le suicide, enrage un éleveur de porcs. C’est dur, ce que je dis, hein ? Mais c’est la vérité. » Comment qualifier un système capable de broyer à ce point ses propres ouailles ? « Féodalité », répond l’un. « Esclavage moderne », assure l’autre. Les mots « oligarchie » et « mafia » reviennent aussi.
« Graves déconvenues »
Rares sont ceux prêts à le dire sans requérir l’anonymat. Christian Hascoët est de ceux-là. Ce sexagénaire au verbe fleuri nous reçoit un jour de pluie dans le bureau de sa ferme, à Guengat, près de Quimper. Il veut « dire tout haut ce que beaucoup pensent tout bas ». Après avoir travaillé comme commercial pour un groupe agroalimentaire, il a repris la ferme de ses parents dans les années 1990. D’abord de façon « conventionnelle » – maïs, soja, engrais, pesticides. Puis il a progressivement modifié son assolement jusqu’à passer en « système herbager ». Il nourrit ses 165 vaches principalement avec l’herbe de la ferme. Cette approche demande du savoir-faire, un climat adéquat ainsi qu’un parcellaire adapté, mais permet en général de gagner en autonomie et en revenus.
En 2009, la « grève du lait » fut pour lui un détonateur. Cette mobilisation d’éleveurs européens visait à obtenir une revalorisation des prix d’achat de la production. M. Hascoët y a participé. Il y a cru. Et il a déchanté, tant les avancées furent minimes… La FNSEA n’a pas soutenu le mouvement, qui s’est d’ailleurs construit en opposition à ses visées hégémoniques. Sur le terrain, les barons locaux voyaient les grévistes d’un mauvais œil.
« Un collègue agriculteur a été chargé par [une institution agricole] de me surveiller, affirme M. Hascoët. Il me l’a avoué des années plus tard… Un jour, un apparatchik du système est venu dans la ferme. Il m’a intimé d’arrêter la grève du lait, avec une violence verbale incroyable. Il disait qu’il fallait que je me soumette. Ça n’a fait que renforcer ma détermination ! Dans ce genre de situation, si t’es pas solide dans ta tête et surtout économiquement, t’es mort. Tu craques ou tu vas au-devant de graves déconvenues. Quand tu demanderas un prêt, par exemple, on ne va pas te l’accorder. Il y aura l’intervention de la “main invisible”… »
Lire le récit : Dans l’ouest, les violences et intimidations contre des défenseurs de l’environnement se multiplient
Après cet épisode, Christian Hascoët a participé à la création d’une marque de lait « équitable », propriété de cinq cents producteurs français. Désormais, il ne dépend plus directement d’une coopérative ou d’une firme. Il n’enrichit plus personne… à part lui-même. Avec son beau-frère et son fils, il emploie deux salariés, prend de trois à quatre semaines de vacances par an, ne travaille pas tous les week-ends, se verse un « très bon » salaire et paye « un paquet d’impôts ».
« Mais je suis très heureux d’en payer !, poursuit-il. J’ai fait vingt ans de collaboration passive, puis j’ai compris qu’on nous volait et qu’on nous manipulait. Je ne veux pas faire la morale aux copains restés dans le moule. Il est possible d’en sortir, mais ça suppose une remise en cause. Le problème du paysan débordé, c’est qu’il n’a pas le temps de se remettre en cause. » M. Hascoët n’a pu que constater l’hécatombe autour de lui : « Je connais au moins une dizaine de collègues qui se sont suicidés, rien que dans le pays de Quimper, en vingt ans. J’ai plein de copains morts de cancers à cause des pesticides. On paye cher, nous, les paysans bretons, pour que les autres deviennent riches ! »
Dans les champs bretons, l’industrie agroalimentaire et la culture de la peur
Par Nicolas Legendre (Rennes, correspondant)Publié le 04 avril 2023, modifié le 04 avril 2023 à 09h54
Temps de Lecture 15 min.
Enquête
« En Bretagne, la face cachée de l’agrobusiness » (2/5). Le journaliste Nicolas Legendre, auteur de cette série et du livre « Silence dans les champs », à paraître le 12 avril chez Arthaud, a rencontré de nombreux acteurs des filières agricoles opposés au productivisme. Leurs témoignages aident à mesurer la violence du contexte.
C’est un puzzle de souffrance et de silences dont les pièces sont disséminées à travers la Bretagne. Un kaléidoscope de destins plus ou moins cabossés. Au départ, il y a des rumeurs : il paraît qu’untel a « vécu ça », qu’un autre connaît quelqu’un qui « sait »… Le Monde a suivi ces pistes, recoupé les informations pour aboutir à quarante-huit témoignages de femmes et d’hommes qui se sont opposés, d’une façon ou d’une autre, aux règles tacites du complexe agro-industriel breton – ou qui, simplement, ne s’y sont pas conformés. Tous auraient connu une « concordance d’événements fâcheux », pour reprendre l’euphémisme d’un fils de paysans du pays de Léon. Comprendre : pressions, intimidations, entraves, harcèlement, sabotages… Ces récits tendent à montrer que l’agro-industrie locale doit sa pérennité, dans des proportions difficiles à définir, à l’usage de diverses formes de violence. Bien des victimes présumées affirment avoir vécu « un enfer », quelques-unes confiant même avoir songé au suicide.
« Ceux qui s’opposent au système, on les appelle “les kamikazes” », explique, amère, Christine Meignan. Cette ancienne éleveuse, directrice d’une organisation de producteurs de lait, échange sans cesse avec des paysans. Elle en côtoie beaucoup qui ne se retrouvent plus dans leur métier et son évolution vers des structures toujours plus vastes, plus endettées, plus exposées aux soubresauts des marchés et plus dépendantes d’acteurs extérieurs aux fermes. Mais la plupart auraient renoncé à lutter : « Ils me disent : C’est bon, j’ai une vie, j’en ai marre ! Je suis fatigué. » Ceux qui, « par courage ou par inconscience », ne baissent pas les bras affrontent un système « puissant et violent ».
Michel fait partie de ces « kamikazes ». Avec plusieurs collègues, cet agriculteur a créé, dans les années 2010, une structure différente pour cesser de dépendre des firmes et coopératives auxquelles il reproche d’« exploiter les paysans ». En court-circuitant les filières traditionnelles, lui et ses camarades se sont immiscés dans la géopolitique agro-industrielle. Leur initiative a viré au chemin de croix.
Tout a commencé par l’appel téléphonique d’un cadre d’une institution agricole. « Il m’a dit : “On vous mettra à genoux, on vous cassera les reins.” » Dans la foulée, les démarches bancaires et administratives se seraient révélées interminables. A ces entraves se seraient ajoutées des intimidations : « J’ai eu droit à des menaces de mort, anonymes ou non. J’ai reçu des centaines de SMS en tout genre… » Enfin, les sabotages : « On nous a mis des antibiotiques dans le lait. Ça s’est probablement passé de nuit : des types viennent dans la ferme et vident des seringues dans le tank à lait. Finalement, les antibiotiques sont détectés par la laiterie, et le producteur est sanctionné. Des méthodes de barbouzes. » Michel affirme ne jamais avoir déposé plainte, par crainte de subir des représailles. « Vous n’avez pas de preuves et vous n’en aurez jamais !, prévient-il. Ce qui nous a sauvés, c’est notre silence. »
Course d’obstacles
Patrice et Isabelle sont restés silencieux, eux aussi. « Pour se souvenir », ils ont répertorié, dans un document dactylographié intitulé « Historique des événements 1995-2006 », les embûches ayant émaillé leur installation comme paysans dans les Côtes-d’Armor. Six pages au total, en petite écriture.
Le calvaire du couple débute avec la recherche d’une ferme. Un propriétaire promet de leur vendre des terres, puis se désengage. De lointains voisins s’intéressent soudain aux parcelles convoitées. Un maire fait ensuite pression sur un administré pour qu’il ne leur cède pas ses champs. La suite est à l’avenant : le prix du troupeau qu’ils envisagent d’acquérir s’envole au dernier moment ; deux banques refusent, sans justification, de financer leur projet. Malgré cela, ils persévèrent et parviennent à démarrer leur activité. Quelque temps après, ils constatent que leur tracteur freine mal. Diagnostic du garagiste : le liquide de frein a été remplacé par du liquide de refroidissement.
Deux ans plus tard, une prairie fraîchement semée est retrouvée « grillée » à l’herbicide. Deux vaches prêtes à vêler meurent après un amaigrissement fulgurant, sans que le vétérinaire parvienne à savoir pourquoi. A plusieurs reprises, des clôtures sont ouvertes, laissant des animaux divaguer. Lorsque Patrice se présente aux élections municipales, un tract anonyme injurieux est distribué dans plus de 400 boîtes aux lettres. Patrice deviendra tout de même maire. A ce jour, le couple continue son activité.
Lire l’enquête (2019) : Suicides d’agriculteurs, l’hécatombe silencieuse
Pourquoi leur vie a-t-elle été une telle course d’obstacles ? Parce que le père de Patrice, agriculteur lui aussi, était encarté à la Confédération paysanne, l’un des syndicats minoritaires ? Parce que Patrice, engagé à gauche, s’est opposé au modèle agricole dominant ? Lui et sa compagne ne peuvent que faire des suppositions… puisque personne ne leur a jamais reproché quoi que ce soit. Selon les « bruits » qui leur seraient parvenus, ils auraient été perçus comme des « gauchistes », des ennemis de la cause, en somme. « On a essayé de nous tuer, résume Isabelle. Il fallait qu’on tombe. On s’en est sortis, mais ce qui nous est arrivé a fait peur autour de nous. On a un peu servi d’exemple. »
Pareil acharnement n’est pas de nature à surprendre Georges Le Normand. Maire socialiste de Pabu (Côtes-d’Armor) de 1983 à 2001, il a longtemps travaillé pour une coopérative agricole, en intégrant même le conseil d’administration. « J’ai connu le cas d’un paysan en difficulté qui demandait une facilité de trésorerie, se souvient-il. En bas d’un document que j’ai pu consulter, il était indiqué que cet éleveur était “manipulé par la Confédération paysanne” et qu’il fallait lui refuser un concours financier. »
Nomenklatura régionale
Jacques, un autre témoin, a le regard perçant et l’accolade franche. De ses bureaux, dans une zone artisanale de la région, il évoque, avec un relatif détachement, les turpitudes qui, dans les années 1990, accompagnèrent la création de sa société de conseil en agriculture. Son credo : faire gagner du temps et de l’argent aux paysans et améliorer leur qualité de vie en leur permettant de réduire leur utilisation d’engrais et de pesticides de synthèse. Rien de très subversif, a priori. Jacques, pourtant, a « sérieusement morflé », comme il dit. Aider les cultivateurs à diminuer les doses revenait à saper (très modestement) le business des vendeurs d’intrants.
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Hasard ou coïncidence, le sort se serait acharné contre lui : « J’ai reçu des lettres anonymes disant qu’il ne faudrait pas que je m’étonne si mes roues se dévissent dans un virage… Et des coups de téléphone menaçants, dans le même genre. Un jour, deux gros bras ont débarqué au bureau, sans se présenter. Ils m’ont dit : “Y a un système qui existe, il vaudrait mieux pour vous que vous n’en sortiez pas.” N’étant pas du genre à me laisser faire, ils sont repartis perdants… Dans le même temps, j’ai eu d’innombrables contrôles du fisc et de l’Urssaf, nettement plus que mes confrères. Et puis des propositions d’emplois, notamment de la part de grosses firmes agro-industrielles, avec des salaires mirobolants à la clé. »
S’il avait accepté certaines de ces offres, il aurait pu gagner « entre cinq et quinze fois mieux » sa vie. Soit un différentiel de plusieurs millions d’euros, en incluant les propositions d’actionnariat. « C’est si gros que, quand tu racontes ça aux gens, ils pensent que tu mens », s’exclame-t-il. Lui a choisi de ne pas céder, en pensant notamment aux paysans qu’il a côtoyés : « Ce qui m’intéresse dans mon métier, c’est de leur donner la possibilité d’être de vrais chefs d’entreprise. J’ai constaté que des organismes et des lobbys, par le comportement de certains de leurs représentants, ont cassé des agriculteurs, les ont mis en difficulté financière, ont amené certains au dégoût, voire à la dépression. Tout ça pour protéger des intérêts personnels, leur business, leurs marges commerciales… Ils ont une telle puissance ! »
Qui incriminer ? Les accusations directes, nominatives, sont difficiles à étayer. Disons plutôt qu’un « système » est en cause. Banques, assurances, fournisseurs d’aliments, vendeurs d’engrais et de pesticides, coopératives, organismes fonciers, chambres d’agriculture, Mutualité sociale agricole, centres de gestion : chacune de ces entités est liée, plus ou moins directement, au destin de la plupart des fermes. Leurs conseils d’administration, lorsqu’elles en disposent, sont autant de lieux de pouvoir où évolue la nomenklatura agricole régionale.
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Même si la plupart des paysans qui s’y font élire sont encartés à la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), rien ne permet d’affirmer que le puissant syndicat majoritaire intervient ou est intervenu directement, en tant que tel, pour commanditer d’éventuels méfaits. D’autant que la « fédé », contrairement à ce que ses dirigeants laissent parfois entendre, n’est pas monolithique. Elle est parcourue de courants, fracturée par des oppositions d’idées ou de personnes. Elle n’en demeure pas moins un levier au service d’une vision globalement libérale et industrielle de l’agriculture. Ses sections cantonales, départementales et régionales assurent le maillage du terrain et sont le « ciment » de l’édifice agro-industriel.
« Ceux qui ouvrent leur gueule »
Dans ce contexte, un paysan décidé à s’opposer à un voisin influent ou à une coopérative ayant pignon sur champ peut vite subir des complications tous azimuts, sans forcément parvenir à identifier l’origine du tir. Jean-Louis Chevé en sait quelque chose. Président du réseau Initiative Bio Bretagne, ce sexagénaire a longtemps travaillé pour une firme agricole locale. Il confie avoir connu des paysans qu’« on » a voulu « saquer » : « Qui décide des représailles ? Il y a tant de niveaux de hiérarchie qu’il est très facile de mécontenter quelqu’un et de le payer par la suite. Ça se passe parfois tout simplement au niveau du terrain. Ça peut être un commercial qui en a marre que tel paysan se plaigne et qui fait tout pour lui pourrir la vie. »
A l’évidence, aucune officine obscure, dirigée par un chef unique, ne coordonne les actions à mener contre les réfractaires. « C’est bien plus compliqué que ça », soupire un ténor de la FNSEA. Intérêts fonciers, vieilles rancœurs et querelles de voisinage peuvent s’ajouter aux oppositions de fond. Deux paysans aux profils semblables, vivant des situations proches à des moments et à des endroits différents, ne connaîtront pas forcément le même sort. Les témoignages recueillis au cours de cette enquête laissent toutefois entrevoir une typologie des procédés et des victimes.
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Messages anonymes, propagation de rumeurs, entraves pour l’accès au foncier ou aux financements et multiplication des contrôles semblent récurrents. Parmi les « classiques », signalons aussi la livraison d’animaux de mauvaise qualité aux éleveurs censés les engraisser. Dans le jargon, on les appelle des « queues de lots ». Recevoir ce genre de bêtes peut fragiliser l’équilibre financier d’un élevage et celui, mental, d’un éleveur. « J’ai eu à accompagner des producteurs dont les lots de veaux étaient indignes et non conformes au contrat, confie Patrick Bougeard, agriculteur breton retraité, président de l’association Solidarité paysans de 2014 à 2019. Il est difficile de prouver qu’il s’agit de malveillance. On dira toujours que les éleveurs confrontés à des difficultés n’ont pas les bonnes compétences techniques. Mais c’est un peu toujours chez les mêmes que ça arrive… Ceux qui ouvrent leur gueule, par exemple. »
Dans certains cas, nul besoin d’« ouvrir sa gueule » pour être sanctionné. Il suffit de vouloir quitter sa coopérative. Plusieurs paysans nous ont confié avoir subi des pressions lorsqu’ils ont tenté de rompre le contrat qui les liait à leur « coop », afin de s’affranchir de certaines contraintes et/ou de modifier leur mode de production. Ainsi Francis, un maraîcher finistérien en désaccord avec la « course au volume » et l’« esprit hyperintensif » de son groupement : « Quand j’ai annoncé mon départ, ils ont trouvé un motif fallacieux pour me réclamer de l’argent. Les factures arrivaient à la maison : une, puis deux, trois… six, soit plusieurs dizaines de milliers d’euros. Leur but était de faire un exemple : il ne fallait pas que d’autres quittent le navire. J’ai dû payer un avocat pour avoir gain de cause. Je me suis battu parce que j’avais les ressources pour me battre. Mais, si tu es faible, ils te broient. » Un conseiller chargé des questions agricoles à la région Bretagne explique à ce sujet : « La règle tacite, dans les coopératives, c’est : “On ne quitte pas la famille.” Celui qui s’écarte rompt la solidarité. »
L’éventail des représailles
Plusieurs responsables de structures agricoles affirment avoir eu connaissance de tels agissements. Alain Glon, patron emblématique, fondateur de nombreuses entreprises agroalimentaires, indique quant à lui : « Les pressions, menaces, représailles, on a tous connu ça, plus ou moins. Les sabotages, j’en ai entendu parler, ici ou là… » Et de nuancer, cependant : « Mais ce n’est pas vrai qu’en agriculture. Pour moi, ça existe dans tous les domaines. » Sollicités pour s’exprimer à ce sujet, les responsables de la branche régionale de la FNSEA en Bretagne et ceux de La Coopération agricole Ouest, qui fédère la plupart des coopératives, n’ont pas donné suite.
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Des ouvriers, cadres et syndicalistes du secteur agroalimentaire, mais aussi des journalistes et des lanceurs d’alerte, ont également subi des représailles. Les déboires les plus emblématiques sont ceux de la journaliste Morgan Large. Cette salariée de Radio Kreiz Breizh (RKB), antenne bilingue basée à Rostrenen (Côtes-d’Armor), conseillère municipale d’opposition (divers gauche) à Glomel, en Bretagne centre, de 2016 à 2020, travaille depuis des années sur l’agriculture bretonne. En 2020, elle témoigne dans le documentaire Bretagne, une terre sacrifiée, diffusé sur France 3, consacré aux conséquences du modèle productiviste. Dans la foulée, elle reçoit des appels anonymes nocturnes, son chien est retrouvé intoxiqué, ses chevaux sont mis en divagation, les portes des locaux de la radio sont dégradées.
En mars 2021, alors qu’elle vient d’effectuer plusieurs trajets en voiture, elle découvre que deux boulons d’une de ses roues manquent à l’appel. Excédée, elle rend publique sa situation. S’ensuit une mobilisation en sa faveur, à l’échelle locale et régionale, doublée d’une médiatisation nationale. Mme Large porte plainte. Le parquet de Saint-Brieuc ouvre une information judiciaire contre X, notamment pour « entrave concertée à la liberté d’expression ». Aucun suspect n’a été identifié. Une ordonnance de non-lieu a été rendue en décembre 2022. Fin mars, la voiture de Morgan Large a encore été visée, selon les déclarations de la journaliste, par un acte de sabotage. Une nouvelle plainte a été déposée.
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Sans surprise, les militants environnementalistes ne sont pas en reste. Les exemples d’affaires relayées par la presse reviennent souvent dans les discussions, comme les menaces de mort taguées sur l’espace public, en 2007, contre Gérard Borvon, ancien porte-parole des Verts dans la région, ou le saccage des locaux de l’association Eau et rivières de Bretagne, à Guingamp et à Brest, à la même période, par des inconnus. Cette année-là, lors de l’assemblée générale de la Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles (FDSEA) du Finistère, son président, Thierry Merret, voit dans ces incidents une provocation : « A la vue des photos qu’il m’a été donné de voir, je suis quasi sûr que ce ne sont pas des paysans qui ont fait les dégâts car, en colère comme ils le sont après [Eau et rivières], rien ne serait resté. En revanche, subversifs comme [les militants de cette association] le sont, bon nombre d’entre eux ayant été formés à l’école de Trotski ou de Bakounine, il ne serait pas étonnant qu’à des fins de publicité ils aient en fait eux-mêmes tout organisé. »
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D’autres témoins relatent des faits qu’ils n’avaient pas rendus publics jusqu’alors. C’est le cas de Gilles Lanio. Ex-technicien naval dans le Morbihan, ce passionné d’apiculture a présidé l’Union nationale de l’apiculture française (UNAF) et le Syndicat des apiculteurs du Morbihan. Il s’est opposé à plusieurs reprises, au niveau local, à certaines pratiques agro-industrielles. Dans les années 2010, l’UNAF a participé à des actions judiciaires à l’échelle européenne contre des firmes agrochimiques. Dès lors, les nuages noirs se seraient amoncelés au-dessus de M. Lanio. Selon lui, son ordinateur a été piraté et vidé d’une partie de ses dossiers « sensibles », des individus non identifiés l’ont surveillé et suivi en voiture, son véhicule personnel a été saboté, son domicile « visité ».
Toujours d’après lui, un dirigeant de coopérative a tenté de le corrompre : « Il m’a dit : “Tout le monde a un prix. C’est quoi votre prix à vous ?” » Un inconnu l’aurait ensuite abordé, un jour, sur le parking d’un magasin, en lui disant : « Alors, comment vont les abeilles ? » Et d’ajouter : « Je sais que vous avez pas mal de soucis et qu’ils sont sur votre dos. J’ai vu assez de drames dans des cas pareils. Faites attention, monsieur. » M. Lanio a abandonné son mandat à l’UNAF en 2020 et n’est désormais plus engagé qu’au niveau local.
« Tous nos vœux de bonheur »
En 2019, Le Monde et France 2 ont révélé que la firme agrochimique Monsanto (propriété de Bayer) avait fiché « plus de deux cents personnalités » en fonction de leur positionnement dans le débat public sur le glyphosate. En 2021, à la suite de plaintes déposées après ces révélations, la Commission nationale de l’informatique et des libertés a prononcé une amende administrative de 400 000 euros à l’encontre de la multinationale. Gilles Lanio faisait partie des deux cents personnes fichées. Jusqu’à présent, aucun élément tangible n’a permis d’établir un lien entre ce fichage et les mésaventures qu’il aurait subies.
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Comme M. Lanio, Yves Pucher s’est senti « épié ». Notaire de profession, ce septuagénaire a milité au sein de l’association Sauvegarde du Penthièvre, connue pour ses combats contre la prolifération d’algues vertes et les extensions de porcheries industrielles. Le 15 juillet 2013, il se marie avec sa compagne, Alix, à la mairie de Meslin (Côtes-d’Armor). Les conjoints sont impliqués dans la vie locale et bien connus dans la commune. Le jour des noces, sur le parvis de l’hôtel de ville, des convives aperçoivent un individu qui les photographie depuis une voiture, avec un appareil photo muni d’un téléobjectif. « Ma femme a pris ça à la rigolade, se souvient M. Pucher. Elle a dit : “Tiens, on a quelqu’un qui s’intéresse à nous !” Moi, je n’y ai pas trop prêté attention. »
Lorsque les mariés parviennent à leur domicile, ils constatent que la « même voiture » est stationnée non loin. Ils découvrent ensuite qu’un bac à sable a été déposé devant leur propriété. Quatre ballons de baudruche roses en forme de cochons y sont attachés. Le tout est accompagné d’une lettre dactylographiée, non signée : « Tous nos vœux de bonheur pour votre mariage, sans ironie, nous ne souhaitons pas vous gâcher ce moment, juste en profiter pour vous faire un petit clin d’œil, un petit coup de klaxon. (…) Votre combat est louable, cependant, vos actions sont souvent trop radicales. En nous mettant systématiquement des bâtons dans les roues, vous détruisez à petit feu l’outil qui permet de nourrir des millions de personnes à un prix raisonnable, mais aussi de faire vivre des centaines de milliers de personnes. »
En Bretagne, cette rhétorique est familière. Déclinée depuis des décennies par des cadres de la FNSEA, des patrons d’entreprises agroalimentaires, des porte-voix de lobbys agro-industriels, mais aussi par des élus locaux et des parlementaires, elle consiste à assimiler – plus ou moins implicitement – toute personne opposée aux pratiques agro-industrielles à un ennemi de l’agriculture et, par extension, à un ennemi de l’économie bretonne, voire à un ennemi de la Bretagne tout court.
Lire l’enquête : La face cachée des engrais azotés
En 1994, Sébastien Coupé, président de la Cooperl, la plus importante coopérative porcine française, basée à Lamballe (Côtes-d’Armor), qualifiait les membres de l’association Eau et rivières de « parasites qui ne vivent que pour eux-mêmes et veulent casser l’activité économique de la région ». En 2011, à la suite de la diffusion par l’association France Nature Environnement de publicités destinées à alerter l’opinion sur les conséquences environnementales de « l’élevage industriel », le député (LR) Marc Le Fur, connu pour sa défense mordicus du productivisme agricole, dénonçait une « campagne antibretonne ».
Victimes collatérales
Jean-Yves Le Drian, président (PS) du conseil régional, fustigeait quant à lui une « opération malveillante » et des « attaques caricaturales [qui] risquent de réduire à néant les efforts des acteurs de terrain et de raviver les clivages ». En 2015, dans son rapport d’orientation annuel, la FDSEA du Finistère évoquait la « situation dégradée que connaissent les filières agricoles et agroalimentaires ». Et de désigner des responsables : « Nous récoltons le fruit de trente ans d’attaques nourries contre le soi-disant modèle agricole breton (…), qui ont conduit à des réglementations de décroissance, sous la pression d’associations écologistes. (…) Elus, citoyens, entreprises, tout le monde doit tirer dans le même sens, et ne pas se tirer dessus à boulets rouges ! »
Le message est clair. Critiquer le « modèle » revient à batailler contre l’emploi, voire à saborder l’union sacrée. Dans quelle mesure cette doxa nourrit-elle la brutalité qui prospère en Bretagne ? Les saillies des ténors offrent-elles une justification tacite aux méfaits anonymes ? Une chose est sûre : jusqu’à présent, cette violence latente n’a jamais constitué un élément du débat public régional.
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A l’inverse, les violences exercées contre des agriculteurs par des acteurs extérieurs à l’agriculture ont donné lieu à une intense opération de communication de la FNSEA, à partir de 2018, à l’échelle régionale et nationale, sous la bannière de la lutte contre l’« agribashing ». Cet anglicisme fourre-tout a été utilisé, entre autres, pour désigner les insultes et menaces subies par des paysans alors qu’ils épandent des pesticides ou du lisier dans leurs champs, les lettres anonymes reçues par des éleveurs désireux d’agrandir leurs installations ou les intrusions de militants antispécistes dans des élevages.
De l’avis général, de tels méfaits se seraient multipliés à partir des années 2010. Nombreux sont ceux, agriculteurs « conventionnels » ou « bio », qui ont déploré leur recrudescence. L’activisme de la FNSEA en la matière a contribué à la création, par l’Etat, en lien avec la gendarmerie nationale, de la cellule Demeter, chargée notamment de lutter contre ces délits. Des « observatoires de l’agribashing » ont même été mis en place sous l’égide de certaines préfectures de département, dans toute la France.
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Les victimes collatérales du système agro-industriel – paysans, salariés de l’agroalimentaire, militants environnementalistes, citoyens ou journalistes – n’ont, quant à elles, jamais eu le droit à leur « cellule » de gendarmerie ni à leurs « observatoires » préfectoraux. Cachant ce qu’elle ne saurait voir, la société – française en général, bretonne en particulier – a détourné le regard. Certains jurent d’ailleurs que cette violence n’existe pas, « puisqu’on n’en parle pas ». D’autres considèrent qu’elle concerne des « cas isolés », victimes inévitables d’une marche vers le « progrès », ou l’estiment « normale », « puisque le monde fonctionne comme ça ».
Dès lors, la chape de plomb est presque scellée. La peur fait le reste : peur de perdre un emploi, peur du regard des autres, peur du « gros agriculteur » d’à-côté, peur que le dernier fils n’obtienne pas un prêt… L’anonymat intégral, si souvent requis lors de cette enquête, est un révélateur du climat ambiant. L’utilisation fréquente du terme « omerta » pour qualifier la situation en est un autre. Définition du Larousse : « Silence qui s’impose dans toute communauté d’intérêts. »
Les paysans bretons dans la spirale du productivisme
Par Nicolas Legendre (Rennes, correspondant)Publié le 05 avril 2023, modifié le 05 avril 2023 à 12h49
Temps de Lecture 13 min.
Enquête
« En Bretagne, la face cachée de l’agrobusiness » (3/5). Sur le premier territoire agricole de France, les paysans ont été contraints ces dernières décennies d’investir, et donc de s’endetter, pour se moderniser et survivre au modèle dominant : le productivisme. Une fuite en avant qui a provoqué une profonde crise morale et nombre de faillites.
« Ça fait quoi d’aller au boulot le matin en sachant qu’on a 4 millions d’euros de prêts sur le dos ? » En guise de réponse, Yannick, éleveur de porcs dans les Côtes-d’Armor, offre un rire nerveux. Puis il dit : « J’ai pris le risque, donc j’assume. » Et de préciser : « Faut être capable d’assumer… » Comme beaucoup de ses confrères, Yannick a investi pour mettre ses infrastructures aux normes, agrandir son élevage, acheter de nouvelles terres. Sa banque l’a encouragé. L’Etat, indirectement, l’a encouragé. Sa coopérative l’a encouragé. Cette dernière, basée en Bretagne, est un mastodonte de taille mondiale.
Yannick possède des parts du capital de la « coop », mais ses marges de manœuvre vis-à-vis d’elle sont limitées. Il doit lui acheter ses porcelets, les aliments pour les engraisser et les services vétérinaires ad hoc. Interdiction d’aller voir ailleurs, sous peine de sanction. Lorsque Yannick ne peut pas régler ses achats rubis sur l’ongle, la « coop » lui octroie des facilités de paiement… moyennant des intérêts. Aux prêts de long terme, contractés auprès des banques, s’ajoutent donc des crédits de court terme. Les « ouvertures de crédit » (« OC », dans le jargon) s’empilent.
Chaque créancier prend des garanties. Qui s’accumulent, elles aussi. « La maison est hypothéquée, le cheptel est hypothéqué, les bâtiments sont hypothéqués », soupire Yannick. Comble de l’hypothèque : la coopérative a nanti les parts sociales de l’éleveur en échange d’un différé de paiement (avec intérêts) sur des livraisons d’aliments. S’il ne parvenait pas à régulariser sa situation, il pourrait perdre sa participation au capital de la « coop », fruit de plusieurs décennies de labeur. Ces fardeaux le hantent : « J’en suis à 100 % d’endettement. La “coop” paie mal, et c’est à l’éleveur de trouver les moyens de subvenir. Dans le même temps, les dirigeants se font mousser en achetant des filiales un peu partout… On nous dit : “Vous n’êtes pas contents ? Allez bloquer les supermarchés !” Mais pendant que je bloque des supermarchés, je ne fais pas mon boulot de paysan ! C’est un cercle vicieux. »
Lire le récit : Agriculture productiviste : la fracture bretonne
Ce « cercle » n’est pas « vicieux » pour tout le monde. La modernisation perpétuelle des exploitations et l’endettement chronique de leurs propriétaires ont fait prospérer des industries et services devenus des poids lourds de l’économie régionale : banques, firmes agrochimiques, coopératives, fabricants d’équipements en tout genre… Cet écosystème peut être comparé à un échafaudage dont les paysans constitueraient le soubassement. Depuis les années 1960, l’édifice n’a cessé de s’élever, faisant de la Bretagne le premier territoire agricole de France et l’un des principaux d’Europe. Mais cet essor s’est effectué, dans bien des cas, au détriment de l’équilibre économique et psychologique des paysans eux-mêmes. Au détriment, donc, des fondations de l’édifice, bien plus fragile qu’il n’y paraît.
Recette miracle
L’augmentation colossale des quantités de viande, de lait et de légumes produits en Bretagne dans la seconde moitié du XXe siècle s’est accompagnée d’une hausse tout aussi spectaculaire des volumes transformés localement par l’entremise de l’industrie agroalimentaire. Pour écouler ces denrées, il a fallu conquérir des marchés, y compris lointains, et baisser les coûts de production pour accroître la compétitivité. Cela alors que les acteurs de la grande distribution s’engageaient, de leur côté, dans une impitoyable course au moins cher, avec une conséquence identique : la contraction des prix payés aux producteurs.
Circuits longs obligent, les intermédiaires (transporteurs, grossistes…) se sont multipliés. Les montants payés aux paysans ont stagné ou baissé. Qu’à cela ne tienne : ces derniers ont été encouragés à produire davantage, avec moins de main-d’œuvre mais un recours massif aux intrants de synthèse, ainsi qu’à des machines et infrastructures toujours plus coûteuses, souvent acquises à crédit. La logique d’économie d’échelle a été présentée comme une recette miracle : exploiter une plus grande surface et/ou élever davantage d’animaux devaient diminuer les coûts de production, offrir de meilleures rémunérations et améliorer la qualité de vie.
Les fermes se sont agrandies. Les paysans se sont raréfiés. Les emplois agricoles détruits ont été en partie transférés, statistiquement parlant, dans les usines agroalimentaires. La construction de voies rapides a facilité le transport des marchandises nouvellement produites. L’aménagement de ports en eaux profondes à Brest, Lorient, Saint-Malo, Saint-Brieuc et Roscoff a permis l’exportation des choux-fleurs et cochons bretons, ainsi que l’importation d’engrais pour fertiliser les terres et d’aliments pour nourrir le bétail – notamment le soja en provenance d’Amérique.
Abattoirs, concessions de machines agricoles, usines et plates-formes logistiques ont fleuri dans la campagne. Des banques et des cabinets de gestion ont construit des sièges rutilants aux abords des métropoles régionales. Autour de Loudéac, de Vitré, de Pontivy, de Lamballe ou de Landerneau, l’agriculture est devenue une industrie lourde. Ce n’est pas un hasard si le président de la coopérative Coopagri (rebaptisée par la suite Triskalia, puis Eureden) parlait, dans les années 1990, de « minerai » pour désigner la viande, le lait et les légumes produits dans la région.
Lire le reportage : En Bretagne, les corbeaux de la discorde
Les piliers de l’« échafaudage breton » ont été l’argent public et les capitaux privés. L’Etat a distribué des prêts bonifiés et mis en œuvre des dispositifs de défiscalisation destinés à faciliter, par exemple, l’acquisition de matériels, ce qui a contribué à moderniser les fermes et à rendre certains travaux moins pénibles. Mais cela a également favorisé un suréquipement récurrent : tracteurs trop puissants par rapport aux besoins réels des paysans, machines peu utilisées… Les institutions européennes, quant à elles, ont largement encouragé ce modèle, notamment en subventionnant les exportations de viande ou en attribuant des « primes à l’hectare » qui ont incité les agriculteurs à accroître leurs surfaces.
La main au portefeuille
Les collectivités locales ont également mis la main au portefeuille. Elles ont cofinancé l’aménagement de routes et de ports, et contribué au renflouement de coopératives et d’entreprises en difficulté, comme Brittany Ferries, Unicopa ou D’Aucy, par le biais d’effacements de dettes ou de prises de participation. Elles ont aussi subventionné la construction d’infrastructures telles que la plate-forme logistique de la SICA Saint-Pol-de-Léon, plus importante coopérative légumière française, pour laquelle le conseil régional a versé 10 millions d’euros en 2021
Sans oublier la prise en charge – avec plus ou moins d’efficacité – des « externalités négatives » de l’agriculture et de l’élevage industriels : dépollution de l’eau, arrachage puis, quelques décennies plus tard, replantation de haies, ramassage et traitement des algues vertes… Au total, plusieurs dizaines de milliards d’euros d’argent public ont ainsi été injectées. Les banques, de leur côté, ont rivalisé d’inventivité pour huiler le moteur : financement de « cathédrales » porcines ou laitières – ainsi que l’on nomme les plus grands élevages –, avances avec intérêts sur les primes de la politique agricole commune…
Les nombreuses crises traversées par les filières laitière, porcine et de la volaille ont fait office de purges : elles ont éliminé les entités les plus fragiles sans pour autant briser la colonne vertébrale agro-industrielle. L’échafaudage a tenu bon, au prix d’une casse sociale considérable et d’une indéniable surenchère financière.
Les chiffres le prouvent : le taux moyen d’endettement des fermes bretonnes n’a cessé de croître depuis les années 1980. Il atteignait 57 % en 2020, contre 42,9 % à l’échelle nationale. D’après la direction régionale de l’agriculture, de l’alimentation et de la forêt, les paysans bretons sont les plus endettés du pays. Entre 2010 et 2020, alors que le nombre de chefs d’exploitation (âge moyen : 50 ans) a diminué de 22 % en Bretagne, le total d’accompagnements effectués par l’association Solidarité Paysans, qui vient en aide aux agriculteurs en difficulté, a bondi de 20 %.
Lire le récit : L’intense lobbying de l’agro-industrie contre « Farm to Fork », le volet agricole du Pacte vert européen
Dès lors, beaucoup d’acteurs s’interrogent sur la durabilité du « modèle » breton. Et les confidences livrées sous le couvert d’anonymat divergent parfois radicalement des propos tenus en public. Des élus, syndicalistes et entrepreneurs qui prônent officiellement une « évolution progressive » des pratiques se montrent beaucoup plus virulents en privé. « Soit ce modèle explose, soit on change, on n’a pas le choix », affirme un patron du secteur agroalimentaire. « On est la population active la plus âgée : après nous, c’est les curés !, s’exclame un éleveur finistérien. C’est ça, la réussite agricole ? C’est minable. La région se porte bien ? Parce que les paysans sont le pétrole de l’agroalimentaire. Sauf que la source est en train de se tarir… »
« Aujourd’hui, une ferme qui ne se modernise pas est condamnée, déplore un ancien cadre de la chambre d’agriculture des Côtes-d’Armor. J’ai toujours connu la logique de l’agrandissement, le culte de la croissance, etc. Mais j’ai lu quelque part que les arbres ne montent pas au ciel… Près de chez moi, un gars est passé à 220 hectares. Il arrache les plots en passant dans le bourg avec sa moissonneuse-batteuse, tellement elle est grande. On va dire qu’il faut des outils performants parce que les paysans sont moins nombreux. Mais pourquoi sont-ils moins nombreux ? On dit qu’il faut installer les jeunes, mais quand une ferme se libère et qu’un jeune est intéressé, il y a souvent déjà un voisin plus gros qui lorgne la terre… »
Double peine
Cette fuite en avant – qui ne concerne pas que la Bretagne – a nourri une profonde crise morale. En faisant de la compétitivité une valeur cardinale, le modèle industriel a exacerbé la concurrence des paysans entre eux. Il a contribué à déliter les « liens du sol » qui cimentaient une profession historiquement marquée par l’individualisme, mais aussi par des formes de solidarité et de travail en commun.
La course à l’agrandissement a entraîné une guerre des terres. Le paysan breton est devenu un loup pour le paysan breton : c’est à celui qui aura le plus d’hectares – pour produire davantage de maïs, pour épandre davantage de lisier ou, depuis peu, pour cultiver des végétaux destinés à être méthanisés. « Ils ont habitué les paysans à être cannibales, à bouffer le voisin, se désole une ancienne cadre d’une banque agricole. Le système a validé cette violence. Il a mis des prolétaires à se battre entre eux. Celui qui s’agrandissait, qui rachetait des fermes, était un gagneur. »
Les « gagneurs », cependant, ne sont pas nécessairement ceux qui vivent le plus confortablement, ni les plus heureux. « C’est un cercle vicieux, jusqu’au moment où ça disjoncte, confie Michel Douguet, vétérinaire dans le Finistère. Je connais plusieurs grandes fermes de 150 hectares où il y a beaucoup de souffrance. Les gens sont bousillés par le principe de Peter : ils sont allés au-delà de leurs capacités. Le “meilleur” éleveur que j’ai, il a seulement 25 hectares et quarante vaches. Il est très perfectionniste, hyper exigeant avec lui-même. Il a moins de surface, mais une bien meilleure maîtrise. Il n’achète pas de fourrage à l’extérieur. Il n’est pas suréquipé et il a beaucoup de temps libre. »
Lire la tribune : « Dans l’itinéraire désastreux pour l’environnement qu’a suivi l’agriculture bretonne, la responsabilité historique de l’agrobusiness et de l’Etat est engagée »
A l’inverse, agrandissement et endettement vont souvent de pair, avec des marges de manœuvre réduites. « Globalement, aujourd’hui, on est asservis à nos coopératives, affirme un élu de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA). Elles régissent tout chez toi : tes ventes, tes achats. Il y a une nécessité, pour ces structures, de faire du chiffre d’affaires. Et si t’as pas les résultats, tu crèves. Sauf que tu travailles sur du vivant ! »
Autre écueil : les fermes toujours plus grandes s’avèrent plus difficiles à transmettre. Leur coût les rend inaccessibles pour de nombreux jeunes désireux de s’installer. Dans certains cas, c’est donc la double peine : pour les aspirants agriculteurs, mais aussi pour les cédants qui, après avoir investi et travaillé toute leur vie afin, notamment, de financer leur retraite, ne parviennent pas à vendre leur ferme.
Parfois, le paysan est pieds et poings liés. Quand les firmes ou coopératives qui achètent sa production sont aussi ses créancières, quand ces dernières, ainsi que les banques et la Mutualité sociale agricole, sonnent le rappel des dettes, le château de cartes vacille. Aux hypothèques sur les bâtiments s’ajoutent les warrants, les mises en garantie du cheptel, du matériel ou des récoltes (actuelles ou à venir), mais aussi les différés de paiement avec intérêts, les prêts de long terme et de court terme, ainsi que les plans d’apurement ou de restructuration, qui peuvent conduire à rembourser essentiellement des intérêts sans parvenir à se « libérer » d’une dette.
« On joue à la roulette russe »
« Beaucoup de producteurs sont en surfinancement, résume Véronique Le Floc’h, éleveuse dans le Finistère, présidente nationale de la Coordination rurale, syndicat minoritaire. C’est du crédit revolving : on s’achète notre droit à vivre. On joue à la roulette russe ! » Un ancien patron d’un grand groupe agroalimentaire breton ajoute : « Pourquoi les banques acceptent de prêter à un agriculteur en difficulté infiniment plus longtemps qu’à un industriel en difficulté ? Parce qu’elles savent qu’elles pourront, si besoin, se payer sur la terre. La terre a de la valeur. Alors qu’une vieille usine… »
Dès lors, changer de modèle d’élevage et/ou de culture, pour gagner en autonomie, en qualité de vie ou en revenus, peut relever de la mission commando. D’abord parce que le paysan concerné doit se former et, éventuellement, trouver de nouveaux débouchés. Ensuite parce que le poids des investissements et des engagements contractuels peut l’« enfermer » dans la case productiviste. De même, s’opposer aux choix stratégiques des dirigeants d’une coopérative s’avère hasardeux lorsque cette même coopérative est l’un de vos créanciers. « Vous leur livrez votre lait et vous leur devez de l’argent, résume Patrick Bougeard, agriculteur breton retraité, président de Solidarité Paysans de 2014 à 2019. Votre liberté de parole est donc relativement restreinte… »
Lire l’entretien (2016) : Patrick Bougeard, président de Solidarité paysans : « Les agriculteurs ont un réel sentiment d’abandon »
Denis Cohan en sait quelque chose. Ce quinquagénaire nous reçoit dans la jolie longère qui jouxte ses bâtiments d’élevage, à Saint-Gilles (Ille-et-Vilaine), près de Rennes. Il élève depuis plus de vingt-cinq ans des porcs et des volailles dans des bâtiments hors-sol, possède une vingtaine de vaches allaitantes et cultive 40 hectares de céréales, qu’il a récemment convertis en bio.
Longtemps, il a été sous contrat avec la firme finistérienne Doux, géant mondial de la volaille. En 2012, l’entreprise, criblée de dettes, minée par les erreurs stratégiques de ses dirigeants et plombée par la fin des subventions européennes à l’exportation, est placée en redressement judiciaire. Pour les éleveurs comme M. Cohan, c’est un choc moral et financier. Doux lui doit alors 20 000 euros, que l’éleveur n’a toujours pas entièrement recouvrés onze ans plus tard. C’est aussi le début d’un tumultueux voyage dans les méandres du capitalisme mondialisé.
A partir de 2013, l’entreprise Glon-Sanders, filiale du conglomérat Sofiprotéol, devenu par la suite Avril (présidé par Xavier Belin, le numéro un de la FNSEA de 2000 à 2017), reprend une partie des sites Doux. M. Cohan collabore avec cette firme jusqu’en 2021. Le 28 février de cette année-là, il reçoit un courrier lui indiquant que Glon-Sanders cède son activité volaille à une autre société, propriété d’une holding détenue par deux coopératives danoise et allemande et une multinationale belge.
« La nouvelle société s’engageait à nous faire un contrat, mais en payant la production 10 % moins cher, détaille l’éleveur. Et ils nous ont demandé de réinvestir 150 000 ou 200 000 euros dans les bâtiments pour les adapter aux souches de poules qu’ils voulaient qu’on élève… Ils voulaient des bâtiments sombres, alors qu’on a aujourd’hui des bâtiments clairs et lumineux, plus respectueux du bien-être animal ! J’ai voulu aller voir ailleurs, mais aucune autre firme n’a accepté de me prendre en contrat, soi-disant parce qu’elles étaient “partenaires” de la société en question et ne pouvaient pas lui faire de concurrence. »
« J’ai fait le deuil »
M. Cohan a élevé deux lots de poules pour le repreneur, sans effectuer les investissements exigés. Un jour, un cadre de la société en question lui a rendu visite à la ferme. Cette rencontre lui a laissé un goût amer : « Il m’a dit en gros : “Soit vous investissez, soit on vous vire.” Le mec ne m’a même pas demandé comment j’allais ! Il est reparti comme il est venu. J’ai refusé de réinvestir. Trois jours après, je recevais un recommandé. C’était fini. J’ai eu quelques nuits un peu difficiles. J’ai hésité à continuer la volaille. Mais j’arrête. J’ai fait le deuil. On aura un bâtiment vide devant la maison. Une friche industrielle. Finalement, on n’a pas notre mot à dire. J’ai la chance de ne plus avoir de dettes. Mais quand tu as investi il y a deux ou trois ans… Je connais un éleveur qui a 1,3 million d’euros sur le dos. Pour lui, c’est marche ou crève. J’ai des collègues plus jeunes, endettés, qui ne prennent que trois ou quatre jours de vacances par an. C’est un truc de fou. »
Lire l’enquête (2020) : Vives critiques contre Déméter, la cellule de gendarmerie surveillant les « atteintes au monde agricole »
La spirale de l’endettement atteint son paroxysme lorsqu’un agriculteur qui ne parvient plus à rembourser ses dettes est contraint d’abandonner tout ou partie de sa ferme. Cela peut se faire dans le cadre d’un actionnement d’hypothèque ou d’une annulation de créance, moyennant l’entrée d’un tiers au capital de l’exploitation. Dans certains cas, le paysan jette l’éponge et change de profession. Dans d’autres, il devient salarié du nouveau maître à bord. Combien d’exploitations ont ainsi été « aspirées », ces dernières années, en Bretagne ? Aucune statistique n’existe à ce sujet.
Les fermes, cependant, n’ont pas le monopole des difficultés financières. Les entreprises agroalimentaires les plus focalisées sur les produits bas de gamme et les plus dépendantes de l’export évoluent également sur un fil. Elles pâtissent de marges faibles, d’une valeur ajoutée limitée et d’une forte exposition à la concurrence internationale. Ces fragilités ont entraîné moult débâcles depuis les années 1960 : naufrage des volaillers Doux et Tilly-Sabco, démembrement et restructuration des coopératives Cecab et Unicopa, restructuration des groupes Le Méliner et Entremont Alliance, fermeture de l’abattoir Gad, des conserveries Minerve et Boutet-Nicolas, liquidation et revente de la charcuterie industrielle Jean Caby, difficultés récurrentes du fabricant de lait en poudre Synutra…
Lire aussi : Les algues vertes, un fléau sans fin sur les plages de la Bretagne
A ces turbulences s’ajoute un processus de concentration. Au gré des fusions et rapprochements, les principaux acteurs de l’agro-industrie sont devenus toujours plus gros et toujours moins nombreux. A elles seules, en 2019, les dix principales entités économiques bretonnes du secteur représentaient 16,4 milliards d’euros de chiffre d’affaires et plus de 43 000 emplois, soit environ les trois quarts du nombre total d’emplois régionaux dans l’agroalimentaire, selon la chambre régionale d’agriculture. Le poids financier et social de ces mastodontes rend les transformations périlleuses : il faut du temps à de tels paquebots pour changer de direction – à supposer que cela soit possible. Et si l’un de ces colosses s’enrhume, c’est, potentiellement, toute l’économie régionale qui tousse.
Question « explosive »
Depuis plusieurs décennies, des élus, des agronomes, des économistes et autres responsables d’institutions agricoles, partisans d’une « autre voie » pour les filières bretonnes, ont proposé des solutions à ces problèmes structurels : des cheptels proportionnés au territoire, moins de dépendance aux intrants et à l’alimentation animale importée, plus d’autonomie des paysans, des animaux élevés sur litière ou à l’extérieur et plus de valeur ajoutée.
D’après Jean-Charles Larsonneur, député (Horizons) du Finistère, une telle évolution est « techniquement faisable », à condition que les producteurs soient « accompagnés ». « La vraie question, ajoute-t-il, concerne l’écosystème qui vit grâce au modèle actuel : les dizaines de milliers d’emplois dans le machinisme, le marketing, les chaînes de distribution en circuit long, les start-up qui travaillent sur l’agriculture de précision, et tout le système bancaire breton… Comment on passe de ça à autre chose sans tout péter ? Il y a tant d’imbrication ! Pourrait-on conserver un tel niveau de développement et de pouvoir d’achat en Bretagne si on changeait de modèle ? Pour beaucoup de gens, la réponse est non. Mais la question n’est même pas officiellement posée ! On ne tente pas de trouver des pistes concrètes ni de dégager un horizon. Parce que poser une telle question, c’est déjà explosif ! »
Lire aussi : Réforme des retraites : en Bretagne, les « bonnets rouges » se tiennent à l’écart de la contestation
Cette imbrication est – selon le point de vue – l’atout majeur ou le talon d’Achille de l’économie bretonne. Une chose est sûre : elle n’est pas étrangère au soutien apporté, de longue date, par la puissance publique comme par les banques, à l’échafaudage agro-industriel, malgré le mal-être paysan, malgré les pollutions, malgré la vulnérabilité de l’édifice. Elle explique aussi, peut-être, le vertige qui semble saisir un certain nombre de responsables dès lors qu’il s’agit de « dégager un horizon ».Interrogé par Le Télégramme, en janvier 2022, à propos d’une éventuelle réduction d’ampleur du nombre d’animaux d’élevage en Bretagne, le préfet de la région, Emmanuel Berthier, a employé un truisme révélateur : « L’agriculture doit continuer à produire de façon productive, c’est un des fondements de l’économie bretonne. »
Le lobby agroalimentaire breton, une machine puissante et bien huilée
Par Nicolas Legendre (Rennes, correspondant)Publié le 06 avril 2023, modifié le 06 avril 2023 à 14h26
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Enquête
« En Bretagne, main basse sur la terre » (4/5). Depuis la révolte des agriculteurs de Morlaix, en 1961, le complexe agro-industriel est devenu indissociable de la réalité économique, politique, sociale et environnementale de la région. Il n’a jamais cessé, non plus, de bénéficier d’un accès privilégié au cœur de l’Etat.
Morlaix, le 8 juin 1961. Réveillé à l’aube par un tintamarre de tous les diables, le sous-préfet du Finistère doit fuir « sa » sous-préfecture, envahie par plusieurs centaines d’agriculteurs, et se réfugier au commissariat. Voilà des semaines que la colère gronde. La modernisation des exploitations maraîchères a entraîné une hausse de la production, ainsi qu’un endettement massif de certains paysans, contraints de brader leurs légumes à des négociants tout-puissants. Les invendus pourrissent, le gouvernement rechigne à agir. Vu de Paris, cette fronde inquiète, car son écho résonne fort en Vendée, dans la Creuse, dans le Puy-de-Dôme…
Lire notre série de 1961 : Episode 1, une révolte d’hommes du XXe siècle
Tandis que les CRS affluent vers Morlaix, les manifestants quittent la sous-préfecture et improvisent un meeting. Deux syndicalistes sont placés en détention provisoire. L’un d’eux est le jeune Alexis Gourvennec, qui s’affirmera par la suite comme un leader emblématique. Quinze jours plus tard, il comparaît avec son compère devant le tribunal correctionnel. Dehors, environ 10 000 de leurs collègues attendent le jugement. Les prévenus seront relaxés, puis portés en triomphe par la foule.
Le gouvernement, groggy, se résout à changer de braquet : des mesures économiques et sociales sont entérinées, un nouveau ministre de l’agriculture est bientôt nommé, la mise en œuvre de la première loi d’orientation agricole accélérée. Celle-ci prévoit notamment l’élaboration et la mise en application des politiques agricoles « avec la collaboration des organisations professionnelles » concernées. Des organisations au sein desquelles la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) et son antichambre, le Centre national des jeunes agriculteurs (devenu par la suite les Jeunes Agriculteurs), règnent sans partage. L’Etat ne reconnaîtra d’autres entités représentatives de la profession que dans les années 1980. La « cogestion » agricole à la française, liant pouvoir politique et organisations professionnelles, voit le jour dans le sillage des événements de Morlaix.
Lire notre série de 1961 : Episode 2, une anémie pernicieuse
Cet épisode préfigure, pour les soixante ans à suivre, les relations entre l’Etat et une partie du monde agricole breton – sa frange libérale, en l’occurrence. A l’époque, celle-ci est incarnée par de jeunes et fougueux paysans, avides de « progrès » et de « réussite », décidés à transformer une ruralité régionale jugée « arriérée ». Il est vrai que les campagnes de la péninsule sont notoirement en retard en matière d’infrastructures. La terre battue ? Ils n’en veulent plus. Les routes défoncées ? Ils ont donné. La mosaïque bocagère et ses milliers de parcelles minuscules ? Basta.
Chantage à l’emploi
Certains de ces meneurs deviendront les chevilles ouvrières d’un complexe agro-industriel bientôt indissociable de la réalité économique, politique, sociale et environnementale de la région. A mesure que s’enchevêtreront intérêts personnels et orientations collectives, aides publiques et capitaux privés, réseaux d’affaires et proximités d’idées, ces chefs de file et leurs héritiers s’affirmeront comme des notables.
Partisans d’une agriculture de volume intégrée dans un tissu industriel dense, susceptible de rivaliser avec la concurrence étrangère, ils disposeront d’atouts majeurs pour imposer leurs vues. La cogestion mise en place après le printemps 1961 leur offrira un accès privilégié au cœur de la machine étatique. Quand les décideurs se montreront récalcitrants, ils pourront s’appuyer sur des troupes mobilisables à souhait, et plus ou moins de colère selon l’intensité des crises.
En 1962, les responsables de la Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles du Finistère théorisent les ressorts de leur succès de Morlaix, lors de l’assemblée générale du syndicat. Ils soulignent l’efficacité de l’« action directe » par rapport à celle de la « négociation menée patiemment pendant des mois ». « Deux mille agriculteurs qui cassent tout, c’est plus payant que 10 000 manifestants qui défilent dans le calme », confirmera Alexis Gourvennec au Monde en 1974.
Dans les décennies suivantes, on ne compte plus les tonnes de pneus et de palettes brûlées sur la voie publique, les hectolitres de lisier répandus devant les préfectures, les routes bloquées, les installations ferroviaires sabotées, le mobilier urbain saccagé, les véhicules de police ou de gendarmerie détériorés, les portiques écotaxe démontés, les sous-préfectures et les hôtels des impôts mis à sac, sans oublier un mouton mort déposé dans la propriété d’un député-maire et l’attaque d’une prison (Quimper, 1983).
L’Etat a appris à courber l’échine. Pierrick Massiot, président (PS) du conseil régional de Bretagne lors du mouvement des « bonnets rouges », en 2013, confie : « Quand on recevait les ministres de l’agriculture, ils nous disaient à mots couverts : “Attendez, vos demandes, là, on ne peut pas les satisfaire, sinon on met le feu aux poudres !” Il fallait toujours peser le pour et le contre, de façon qu’il n’y ait pas de révolte attisée par le syndicat. » Député (Horizons) du Finistère, Jean-Charles Larsonneur résume la situation : « Le système, finalement, tient sur pas grand-chose : la force de frappe du syndicat majoritaire permet de bloquer des préfectures – quand on a une armée de tracteurs, on est plus fort. Les élus sont tétanisés par le risque de jacquerie. Et rien ne bouge. »Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Réforme des retraites : en Bretagne, les « bonnets rouges » se tiennent à l’écart de la contestation
Autre moyen de pression fréquemment utilisé : le chantage à l’emploi. La modernisation à marche forcée a entraîné, en Bretagne comme ailleurs, une véritable saignée : dans la région, le nombre de paysans est passé de 370 000, en 1970, à environ 55 000, en 2020, selon le ministère de l’agriculture. Ce « plan social » silencieux a été compensé par la création d’emplois dans les secteurs agroalimentaires et para-agricoles : abattoirs, usines de transformation, transport d’animaux et d’aliments, conception et vente de machines, expertise technique et comptable… De nos jours, le complexe agro-industriel représente quelque 300 000 postes dans la région, en incluant l’activité induite, soit, au total, environ 20 % des actifs bretons. Certaines firmes et coopératives constituent localement les principaux employeurs. D’où leur poids économique et symbolique.
Méthodes « rustiques »
La Cooperl, plus importante coopérative porcine française, basée à Lamballe-Armor (Côtes-d’Armor), fait partie de ces mastodontes. En juillet 2020, l’Autorité de la concurrence la condamne à payer une amende de 35,5 millions d’euros, dans le cadre de l’affaire dite du « cartel des jambons ». En cause : l’entente présumée d’industriels, dont la Cooperl, qui « se coordonnaient pour acheter moins cher les pièces de jambon auprès des abatteurs et/ou s’entendaient, par ailleurs, sur les hausses de prix des produits charcutiers qu’ils entendaient pratiquer auprès des enseignes de la grande distribution ».
Dans la foulée, la coopérative fait appel de cette décision. Son directeur, Emmanuel Commault, annonce à la presse avoir demandé un « sursis » pour le versement de l’amende, dans l’attente d’un nouveau jugement, et menace d’engager un « plan de restructuration dur » si l’Etat n’obtempère pas. Moins de vingt-quatre heures plus tard, le ministère de l’économie réagit en assurant que la Cooperl est « un groupe français d’importance pour la filière porcine et le territoire breton » et qu’il peut « compter sur l’engagement » du gouvernement. En mars 2021, la cour d’appel de Paris valide la demande de sursis. Sollicitées par Le Monde, ni la Cooperl ni l’Autorité de la concurrence n’ont indiqué si cet appel avait, depuis, donné lieu à de nouvelles décisions administratives.
A l’évocation de ces faits, Marylise Lebranchu soupire. L’ancienne maire (PS) de Morlaix, élue quatre fois députée du Finistère, nommée trois fois ministre, a connu bien des manifestations d’agriculteurs et moult réunions plus ou moins houleuses avec des acteurs de l’agro-industrie. « Il y a un problème de lobbying et de chantage à l’emploi, affirme-t-elle. Ce chantage fonctionne toujours, parce que le politique a la trouille du chômage. Et il a raison ! Pour engager des transformations en profondeur, il faut vraiment avoir beaucoup de force… et beaucoup d’élus. Il faut être soutenu par les citoyens, les syndicalistes, etc. C’est épuisant. Or, il y a des choses politiquement plus rentables à court terme… »
Lire le récit : Agriculture productiviste : la fracture bretonne
Mme Lebranchu confie avoir refusé le poste de ministre de l’agriculture proposé par François Hollande, en 2012, par crainte d’être ciblée dans son fief finistérien : « J’avais de très mauvais souvenirs de la maison de Marie Jacq [députée socialiste du Finistère de 1978 à 1993] arrosée de fioul et entourée de pommes de terre. Je ne voulais pas avoir tout le temps la police autour de ma maison et imposer ça à ma famille. »
Les méthodes « rustiques » éprouvées à partir de 1961 se sont peu à peu doublées d’une stratégie d’influence plus méthodique. De nos jours, huit organisations défendent, plus ou moins activement, les intérêts des principaux acteurs de l’agrobusiness. L’une des plus anciennes se nomme Breiz Europe. Créée en 1987 à l’initiative d’Alexis Gourvennec, domiciliée au siège du Crédit agricole du Finistère, financée par la plupart des grandes firmes et coopératives de la région, ainsi que par des organisations de producteurs, cette association emploie deux personnes à temps plein et dispose d’un bureau à Bruxelles. Son objet ? Agir pour la « représentation permanente des intérêts économiques bretons » auprès des instances européennes.
Un système réinventé
Selon nos informations, les responsables de ce lobby auraient longtemps eu tendance à s’exprimer à Bruxelles… au nom de la Bretagne dans son ensemble. A tel point qu’une « clarification » a été entreprise par divers élus du conseil régional après que celui-ci a été conquis par la gauche, en 2004. Il fallait « remettre les choses à plat, chacun dans son rôle », indique-t‑on au conseil régional. Avant cela, la droite au pouvoir dans l’hémicycle régional avait laissé le champ libre à Breiz Europe et à son directeur, Christophe Hamon. Sollicité, ce dernier reconnaît des « divergences d’approche » et des « accrochages » avec le conseil régional. Il confirme que Breiz Europe est intervenue ponctuellement sur des sujets allant « au-delà du simple marché agricole », parce que cela « concernait indirectement »ses financeurs, mais il dément tout « recadrage ».
Au travail en coulisses s’ajoute une stratégie de communication à destination de la « base » paysanne et du public. Cette démarche a été impulsée à partir des années 2010, quand le lobby agro-industriel a affronté une série de revers. Alors que les impasses sociales, environnementales et économiques du modèle dominant étaient de plus en plus soulignées, les méthodes musclées de la FNSEA avaient perdu de leur « fraîcheur ». A l’heure du soft power, elles pouvaient même s’avérer contre-productives. Le système s’est donc réinventé…
Imagine-t-on un ministre de la santé intervenir sur la scène d’un événement musical dont l’organisateur serait un patron du secteur paramédical, le tout sous l’égide d’un lobby financé notamment par des acteurs de l’industrie pharmaceutique, avec comme invité de marque une vedette de la télévision prête à vanter, dans ses émissions, les mérites de l’industrie en question ? En Bretagne, pareil mélange des genres est possible.
Lire l’enquête : A Bruxelles, le lobbying assumé du président de la région Bretagne
12 juillet 2021. Comme chaque année depuis 1995, Carhaix (Finistère), « capitale » du centre de la Bretagne, accueille le festival musical des Vieilles Charrues. Entre deux journées de concert, l’association organisatrice loue sa scène à une autre association, Agriculteurs de Bretagne. Cette dernière, créée en 2012, prône une « démarche de communication positive et collective de l’agriculture bretonne » et se revendique « apolitique et asyndicale ».
En cet été 2021, elle investit le temple breton de la musique, privatisé pour l’occasion. Environ 700 personnes sont présentes. Au premier rang se trouvent le préfet du Finistère, le président du conseil régional et le ministre de l’agriculture, Julien Denormandie. A la tribune, celui-ci salue le « collectif soudé » et l’« écosystème performant » des« agriculteurs bretons », étendards d’un « modèle » français « fondé sur la qualité ». Aucun propos polémique à signaler – c’est jour de fête. Jean-Luc Martin, président des Vieilles Charrues, remet les insignes de la Légion d’honneur à Danielle Even, éleveuse de porcs dans les Côtes-d’Armor, présidente d’Agriculteurs de Bretagne. Avant cela, Mac Lesggy, présentateur de l’émission « E = M6 », avait animé une conférence-débat sur le thème « Agriculture et médias, je t’aime moi non plus ».
Capacité à brouiller les cartes
A première vue, rien de choquant : un animateur célèbre parle à des agriculteurs des problèmes qui les concernent, en présence de « leur » ministre, sur la scène d’un festival situé au cœur d’un bassin d’élevage. Les apparences, cependant, sont trompeuses. Contrairement à ce que son nom laisse entendre, Agriculteurs de Bretagne ne représente pas tous les agriculteurs bretons. Fondée par cinq présidents ou administrateurs d’institutions agricoles, l’association est majoritairement financée par des entités agro-industrielles, tout en faisant appel aux collectivités, qui peuvent la soutenir moyennant 10 centimes d’euro par habitant. Mme Even, sa présidente de 2014 à 2022, a dirigé la chambre d’agriculture des Côtes-d’Armor de 2016 à 2019, sous la bannière de la FNSEA. En 2020, elle a été candidate aux élections sénatoriales dans les Côtes-d’Armor, sur une liste de centre-droit.
L’un des administrateurs d’Agriculteurs de Bretagne n’est autre que… Jean-Luc Martin, président des Vieilles Charrues et patron de l’entreprise Tell Elevage, spécialisée dans le diagnostic technique d’installations hors-sol. Mac Lesggy, quant à lui, a vanté les mérites de l’agriculture industrielle dans des émissions accumulant parfois « erreurs » et « omissions », selon l’association de consommateurs UFC-Que choisir. La société de production qu’il préside a conçu des programmes de communication pour diverses entreprises et organisations, parmi lesquelles Coca-Cola, Total, Casino, Picard et Interbev, association interprofessionnelle des acteurs de la viande.
Sollicité pour préciser les circonstances de son intervention lors de l’assemblée générale d’Agriculteurs de Bretagne, M. Lesggy indique avoir répondu « à titre bénévole » à une proposition qui lui a été faite par la direction de l’association, « moyennant un aller-retour Paris-Lamballe en train, un sandwich jambon-fromage et une bière à la buvette ». Il tient à préciser que l’association lui a laissé « toute liberté quant au contenu de [son] intervention ». La direction d’Agriculteurs de Bretagne, quant à elle, n’a pas répondu aux interrogations du Monde.
Lire aussi : La France à l’heure du choix pour son modèle agricole
Cette capacité à brouiller les cartes – avec de l’argent public et la bénédiction des autorités – témoigne de l’agilité du lobby agro-industriel. Une caractéristique consolidée par la porosité entre ses réseaux et la sphère politique. Car l’ambiguïté de l’Etat vis-à-vis du « système » breton ne s’explique pas uniquement par la crainte des jacqueries, par l’épée de Damoclès des fermetures d’usines et l’efficacité des procédés d’influence. Les amitiés et les convergences de vues jouent aussi un rôle décisif.
L’exemple le plus emblématique est celui de Marc Le Fur, député (LR) à partir de 1993 dans la troisième circonscription des Côtes-d’Armor, l’un des territoires les plus marqués par l’activité agro-industrielle. Surnommé « le député du cochon », pour son soutien au « modèle », M. Le Fur a notamment été à l’origine, en 2010, d’un amendement controversé destiné à faciliter la création et l’extension d’élevages hors-sol. En 2012, il affirmait à Rue89 que les proliférations d’algues vertes étaient un « problème de journalistes parisiens » et appelait à « distinguer l’essentiel de l’accessoire » : « L’essentiel, c’est l’emploi ; l’écologie, c’est accessoire. » L’intéressé a eu pour conseiller parlementaire un certain Jacques Crolais, devenu par la suite directeur de l’Union des groupements de producteurs de viande de Bretagne.
Chantier politiquement périlleux
En Bretagne, pareilles accointances sont légion. L’archipel des soutiens au modèle dominant rassemble des paysans maires et des sénateurs « amis », des hauts fonctionnaires acquis à la cause et des conseillers régionaux conciliants. A l’autre bout du spectre, militants écologistes, représentants des syndicats agricoles minoritaires et partisans d’une autre agriculture s’activent également, mais le rapport de force ne leur a jamais été favorable. En témoignent ces confidences d’élus locaux et de parlementaires, de droite comme de gauche, qui affirment avoir été « torpillés » par leur propre camp après avoir exprimé un avis dissonant concernant l’agro-industrie. En témoignent aussi les crispations que suscite, au sein de la gauche bretonne « traditionnelle », la question de l’alliance avec les écologistes, partisans d’une transformation de fond.
Le temps d’un mandat, entre 2004 et 2010, socialistes et « écolos » ont gouverné ensemble au conseil régional, sous l’égide du président Jean-Yves Le Drian. Nourri par sa propre vision de l’économie (plutôt libérale et productiviste), agacé par l’activisme des Verts, M. Le Drian a choisi, par la suite, de ne plus s’encombrer de ces alliés. Son successeur, Loïg Chesnais-Girard, a fait de même en 2021.
A cette époque, M. Le Drian, alors ministre des affaires étrangères et « ministre officieux » de la Bretagne, avait qualifié une potentielle alliance avec les écologistes de « ligne rouge » à ne pas franchir pour son dauphin. La consigne a été respectée. Elu de justesse, M. Chesnais-Girard évolue sur un fil : il veut faire de la Bretagne «le leader européen du bien-manger » et souhaite accompagner les « changements en cours », le tout « sans casse et crispation majeure ». Ce qui renvoie à une question cruciale : est-il seulement possible d’atteindre cet objectif sans remettre en cause des acquis, sans engendrer des dommages collatéraux ?
Lire le portrait : En Bretagne, « l’héritier » de Jean-Yves Le Drian fait des vagues
Force est de constater que certaines lignes ont d’ores et déjà bougé depuis les années 1960, notamment en ce qui concerne la prise en compte des conséquences environnementales du productivisme. Mais les évolutions ont, dans l’ensemble, consisté à corriger le modèle, pas à le transformer. Elles ont le plus souvent eu lieu sous la contrainte, à la suite de la mobilisation de la société civile ou des menaces de sanctions européennes, par des instances qui ont elles-mêmes favorisé le modèle en question.
L’Etat, de son côté, n’a jamais échafaudé de grand plan destiné à modifier en profondeur un système dont ses propres services ont pourtant souligné les limites. Il faut dire qu’un tel chantier, herculéen et politiquement périlleux, nécessiterait un alignement de planètes entre les échelons régionaux, nationaux et européens qui, jusqu’alors, s’est toujours avéré chimérique.
Dans ce contexte, faute de disposer d’une boussole claire, l’administration a louvoyé, multipliant les normes qu’elle a tantôt durcies, tantôt assouplies, proposant un jour des subventions directes, l’autre des aides conditionnées, selon que les vents politiques tournaient dans un sens ou dans l’autre. Cela alors que de nombreux paysans, sur le terrain, se disent prêts à « changer », pour peu qu’on leur en donne les « moyens » et qu’un « horizon clair » soit défini.
Signaux ambivalents
Devoir de réserve oblige, très peu de fonctionnaires se sont exprimés, à ce jour, sur les ressorts de l’attelage « étatico-agricole ». Ceux qui ont accepté de se confier au Monde déplorent les injonctions contradictoires des dirigeants, le manque chronique de moyens consacrés au contrôle des installations agro-industrielles et l’écart entre la parole officielle et les actes.
« Il y a des procédures, pour l’agrandissement d’élevages, par exemple, que l’Etat a rendues plus flexibles, dit un agent, sous couvert d’anonymat. Or, si on s’était penchés sur certains cas, on aurait tout bloqué, pour des raisons environnementales évidentes. Parfois, on émet des avis négatifs circonstanciés, mais les services finissent par accepter le dossier, sans qu’on sache pourquoi. D’où ça vient ? Il y a peut-être des pressions, des accointances, des différences de vision avec nos chefs, qui n’ont pas forcément en tête les dommages écologiques potentiels… D’une manière générale, il y a des obligations de résultat, mais pas de moyens. »
Un magistrat ajoute : « Il faudrait aller plus loin pour régler les problèmes structurels du modèle dominant. Y a-t-il la volonté politique actuellement ? Non. On maintient le dispositif existant parce qu’on ne veut pas avoir de vision alternative. Certains préfets souhaiteraient agir, mais on ne leur donne pas les moyens, notamment pour peser face aux lobbys. »
Lire la tribune : « Le lobby agricole s’arc-boute sur le vieux monde »
Des serviteurs de l’Etat ont appris à leurs dépens la force de ces « lobbys ». Myriam, médecin des services régionaux de santé, affirme avoir été « placardisée » après qu’elle et son équipe ont publié un rapport sur les implications sanitaires de l’élevage hors-sol. Paul, quant à lui, a été chargé d’enquêter sur les pratiques douteuses d’un industriel. Il se souviendra longtemps de son entrevue avec le fraudeur, condamné par la justice quelque temps plus tard : « Mon interlocuteur était très désagréable, à la limite de la provocation. Il disait : “Vous voyez à qui vous vous attaquez ? Foutez-moi la paix, j’ai pas que ça à faire !” A la fin, en me raccompagnant, il m’a dit : “C’est bien vous qui habitez [dans telle commune rurale] ?” Il savait où je vivais ! J’ai alors vu dans son regard à qui j’avais affaire… »
Lire la tribune : « Dans l’itinéraire désastreux pour l’environnement qu’a suivi l’agriculture bretonne, la responsabilité historique de l’agrobusiness et de l’Etat est engagée »
Gérard, biologiste de formation, commissaire enquêteur pour le compte de l’Etat durant une vingtaine d’années, a examiné la demande d’autorisation d’agrandissement d’élevage d’un « baron » de la filière porcine, également président d’une coopérative. Considérant les impacts environnementaux et la proximité d’habitations et de bâtiments publics, il a rendu un avis négatif. Quelque temps plus tard, la commission chargée de délivrer les agréments aux commissaires enquêteurs n’a pas renouvelé le sien. L’Etat n’a plus jamais fait appel à lui.
« Pour rendre mon avis, j’avais pris en compte la totalité de l’exploitation, soit environ 15 000 cochons en incluant l’extension de 2 900 animaux, explique-t-il. La personne qui représentait le préfet m’a dit que je n’avais pas à me prononcer sur la globalité, mais uniquement sur l’extension. Quand on ne juge qu’un morceau, c’est moins important, donc ça passe. En fait, je n’avais pas fait ce qu’ils attendaient de moi : donner un avis positif. »
Le Monde a répertorié de nombreuses situations, depuis les années 1960, pour lesquelles l’Etat semble avoir fait preuve, au moins, d’une certaine « légèreté » vis-à-vis d’acteurs de l’agro-industrie. Mis bout à bout, ces témoignages nourrissent une interrogation : le complexe agro-industriel breton bénéficie-t-il ou a-t-il bénéficié, de façon permanente ou ponctuelle, d’un régime d’exception ? Officiellement, non. Les gouvernements successifs, cependant, ont multiplié les signaux ambivalents à ce sujet.
L’un des derniers en date est la mise en place de la cellule Demeter. Créée en 2019 au sein de la gendarmerie nationale, en lien étroit avec la FNSEA, cette structure vise à accroître la « coopération » des forces de l’ordre avec le monde agricole. Dans son viseur : les vols de matériel, les intrusions de groupes animalistes dans des élevages hors-sol, mais aussi les « simples actions symboliques de dénigrement du milieu agricole ». Le dispositif, à vocation nationale, revêt une dimension symbolique majeure en Bretagne : c’est ici que la densité d’élevages est la plus forte et, aussi, que les crispations liées au modèle dominant sont les plus exacerbées.
Lire l’enquête : Vives critiques contre Déméter, la cellule de gendarmerie surveillant les « atteintes au monde agricole »
Durant les mois qui ont suivi l’inauguration du dispositif, de nombreux militants environnementalistes ont fait part d’« intimidations » et de « graves atteintes à la liberté d’expression » à leur encontre. Saisie par plusieurs associations, la justice administrative a estimé, en janvier 2022, que la prévention d’« actions de nature idéologique » effectuée par Demeter ne reposait sur « aucune base légale » et a sommé le gouvernement de faire cesser ces activités. Le gouvernement a fait appel de cette décision.
Dieu, l’argent et la technologie : la sainte trinité du complexe agro-industriel breton
Par Nicolas Legendre (Rennes, correspondant)Publié le 07 avril 2023, modifié le 07 avril 2023 à 15h06
Temps de Lecture 14 min.
Enquête
« En Bretagne, la face cachée de l’agrobusiness » (5/5). Les fondations idéologiques du productivisme ont été posées dès les années 1960, notamment sous l’influence de la Jeunesse agricole catholique et de fortes personnalités locales dont l’influence continue de se faire sentir aujourd’hui.
Alexis Gourvennec avait les yeux azur et du charisme à revendre. Mort en 2007, à l’âge de 71 ans, ce fonceur hyperactif avait grandi dans une famille modeste du Léon, la « terre des prêtres » du Finistère nord, marquée par l’influence du clergé et le conservatisme politique. Engagé très tôt dans le syndicalisme paysan, il était devenu, après la mémorable occupation de la sous-préfecture de Morlaix, en 1961, le leader emblématique de l’agriculture bretonne contemporaine, un meneur capable d’invectiver les ministres et de lancer des ultimatums. Ses combats – le désenclavement de la Bretagne, l’organisation des filières agricoles – ont contribué à la modernisation de la région.
Entrepreneur stakhanoviste, cet amateur de whisky au caractère volcanique a possédé des piscicultures et plusieurs grands élevages porcins en Bretagne, mais aussi dans les Landes et… au Venezuela. Il a présidé la compagnie maritime Brittany Ferries, dont il fut l’un des créateurs, et a contribué à créer la SICA (société d’intérêt collectif agricole) Saint-Pol-de-Léon, première coopérative légumière de l’Hexagone, ainsi que le lobby Breizh Europe, bras armé du complexe agro-industriel breton à Bruxelles. Il a également présidé la caisse départementale du Crédit agricole du Finistère – cette même banque qui a financé ses aventures entrepreneuriales et s’est imposée, par ailleurs, comme la « machine à cash » de l’agro-industrie régionale.
Homme de droite, libéral, Alexis Gourvennec était allergique au centralisme français, mais pas aux subventions de l’Etat pour les filières agricoles. Comme tant d’autres personnalités bretonnes des « trente glorieuses », il a été formé à la Jeunesse agricole catholique (JAC), mouvement d’encadrement des jeunes ruraux progressiste et chrétien. C’était un dur, qui détestait partager le pouvoir. A en croire de nombreux témoignages, il pouvait se montrer « tyrannique », « odieux », voire « violent », au moins verbalement, avec ceux qui lui tenaient tête. « Avec moi ou contre moi » aurait pu être sa devise. « La fin justifie les moyens » pourrait lui servir d’épitaphe.
Lire cette nécrologie de 2007 : Alexis Gourvennec, figure du syndicalisme agricole
Lors d’une rencontre organisée en 1976 avec des directeurs de lycées agricoles bretons, il tint ces propos, rapportés par Le Télégramme de Brest : « Nous devons abandonner à leur sort les “minables” qui ne nous intéressent pas. C’est à ce prix, et à ce prix seulement, que nous gagnerons la bataille de la production. Je ne dis pas que cela va sans poser des cas sociaux difficiles et dignes d’intérêt. Mais il appartient à l’Etat de leur venir en aide, et non à la profession, qui ne peut se permettre de traîner des boulets dans la bataille internationale en cours et qui n’est jamais gagnée. » Le terme « minable » désignait les petits paysans et, d’une manière générale, les acteurs de la profession qui n’avaient pas sauté dans le train du « progrès ».
Comte et légende de Bretagne
Quarante-sept ans plus tard, alors que la puissance publique tente (en vain, jusqu’à présent) de juguler l’hémorragie des effectifs paysans, cette déclaration mérite d’être rappelée. Car l’élimination des « minables » a bien eu lieu : l’édifice bancaire, étatique et industriel a privilégié l’agrandissement des fermes et l’intensification des productions, au détriment des « boulets » désignés par Alexis Gourvennec. Ceux – nombreux – qui ne pouvaient ou ne voulaient pas se conformer aux dogmes du productivisme.
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Ainsi, d’après lui, la production d’aliments serait une « bataille » dont les Bretons seraient en quelque sorte des soldats d’élite, dotés des meilleures armes (machines, infrastructures, intrants). Présentée comme une adaptation inéluctable aux contraintes du « réel » (le capitalisme mondialisé), son approche relevait, à bien des égards, de la croyance, notamment dans les vertus de la croissance perpétuelle et dans la corrélation systématique entre progrès technologique et progrès humain.
Cette foi a trouvé un écho particulier en Bretagne, terre religieuse s’il en est, à partir du milieu du XXe siècle. Le destin de ses plus fervents « apôtres », à l’instar d’Alexis Gourvennec, montre que le productivisme s’est imposé comme une idée, avant même de devenir une réalité économique et sociale incontournable.
Au numéro 59 de la rue de Brest, à Landerneau (Finistère), se trouve un bâtiment de style rationaliste. Ce cube de béton aux lignes épurées abrite, de nos jours, une « maison des services publics ». Jusqu’en 1970 s’y trouvait le siège de l’Office central des associations agricoles du Finistère et des Côtes-du-Nord. Surnommée « l’office » ou encore « le syndicat », cette union d’organismes agricoles, créée en 1911, s’est affirmée comme l’une des principales matrices économiques et idéologiques de l’agro-industrie bretonne. A sa tête, durant trente-sept ans : le comte Hervé Budes de Guébriant (1880-1972).
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Cet aristocrate était an ôtrou, comme on dit en breton, « un monsieur ». Riche propriétaire terrien du Léon, agronome de formation, royaliste s’accommodant – bon an mal an – de la République, ce fervent catholique aux manières de gentilhomme était un partisan de la modernisation des campagnes… sans bouleversement des hiérarchies sociales. Il fut l’un des piliers français de l’agrarisme, courant de pensée qui considérait le monde rural et l’agriculture comme des entités sociales et économiques singulières devant bénéficier d’un encadrement singulier. En son temps, il prôna et appliqua un corporatisme agricole mâtiné de paternalisme, de volontarisme social et d’aversion pour le capitalisme autant que pour le communisme, perçus comme des menaces pour l’« ordre naturel » des campagnes. Diffuser le « progrès » relevait, pour lui comme pour d’autres nobles de sa génération, d’une mission divine.
Durant les années 1930, des affrontements opposent, en Bretagne, des leaders paysans de droite, populistes et antirépublicains, et leurs équivalents « rouges », socialistes et universalistes. Par sens tactique autant que par proximité idéologique, M. de Guébriant s’appuie sur les premiers. Un représentant des Chemises vertes, mouvement rural fascisant créé par le journaliste antisémite Henri d’Halluin, dit « Dorgères », entre alors au conseil d’administration de « l’office ».
Lire cette archive de 1960 : Des « chemises vertes » à Poujade en passant par Vichy
Dans le Dictionnaire du patrimoine breton (Presses universitaires de Rennes, 2013), les historiens Alain Croix et Corentin Canévet expliquent combien l’« empreinte » des Chemises vertes « marque profondément une partie de la paysannerie à travers ses modes d’action (opérations de commando, actions directes, politique du fait accompli) ». Difficile de ne pas songer, en la matière, aux méthodes musclées mises en œuvre ou approuvées, bien plus tard, par des représentants de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) ou des Jeunes Agriculteurs – à commencer par Alexis Gourvennec…
L’« esprit » de Landerneau
Durant l’Occupation, M. de Guébriant est chargé par le maréchal Pétain, personnage qu’il vénère, de mettre sur pied la Corporation paysanne. « Vichy donne enfin l’occasion à notre parti de triompher », déclare-t-il alors. A la Libération, il est emprisonné pour faits de collaboration, avant d’être libéré quelques mois plus tard, « faute de charges suffisantes ». Après cet épisode, il restera une figure respectée en Bretagne jusqu’à sa mort, en 1972. Son héritage demeure important. L’« esprit » de Landerneau (mutualisme, corporatisme, coopération) a largement infusé dans les campagnes. D’autant que des structures à la démarche semblable ont officié dans les Côtes-d’Armor, l’Ille-et-Vilaine et le Morbihan.
Lire cette archive de 1980 : Vichy et les paysans
Qui plus est, « l’office » a donné naissance à des colosses : le Crédit mutuel de Bretagne, la coopérative Coopagri – rebaptisée Triskalia, puis Eureden : 3,1 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2021, 19 500 coopérateurs –, la caisse bretonne de l’assureur Groupama, la Mutualité sociale agricole de Bretagne ou encore l’hebdomadaire Paysan breton(fondé quant à lui par un résistant, Pierre Guillou), sont tous des « enfants » de l’institution landernéenne.
M. de Guébriant a également contribué à la création du lycée agricole Le Nivot, au cœur des monts d’Arrée. Un établissement qui, à l’origine, dans les années 1920, selon l’historien américain Robert Paxton, avait notamment pour objectif de « contrer » localement l’influence de l’école publique en matière agricole. Dans la Bretagne cléricale, celle-ci était parfois surnommée skol an diaoul, l’« école du diable ». Parmi les nombreuses personnalités ayant fait leurs classes au Nivot, un certain Alexis Gourvennec.
M. Gourvennec, avec d’autres figures bretonnes de l’après-guerre, s’est construit en opposition partielle à la vieille tutelle de « l’office », qu’il voyait comme une « boutique » sclérosée. Le fougueux paysan du Léon était imprégné par les préceptes modernisateurs de la JAC et par l’air du temps des « trente glorieuses ». Contrairement au comte de Guébriant, il ne considérait pas le capitalisme et le consumérisme comme des concepts démoniaques.
Lire cette archive de 1961 : La Jeunesse agricole catholique va créer de nouvelles branches pour tenir compte de la diversité du monde rural
Parvenue aux manettes, la « génération Gourvennec » a opéré une rupture dans la continuité. Elle a repris à son compte certains acquis socio-économiques et des aspects idéologiques de « l’office », tout en y agrégeant la valorisation de l’efficacité économique et de la performance individuelle, ainsi qu’une fascination accrue pour la technologie. Cette synthèse, opérée dans les années 1960, a constitué un véritable big bang.
C’est à ce moment que les fondations idéologiques du productivisme breton sont posées. La religion, une fois encore, n’est pas loin. « La Jeunesse agricole catholique a formé des milliers de paysans à l’idée qu’un “christianisme bien compris” était “non seulement une montée vers Dieu, mais encore un puissant stimulant du progrès”, écrivent les sociologues Pierre Alphandéry, Pierre Bitoun et Yves Dupont, dans Les Champs du départ, une France rurale sans paysans ? (La Découverte, 1989). On voit ainsi comment se sont articulés l’humanisme chrétien progressiste et le rationalisme technico-économique. »
« Un fait social total »
Dans ce contexte, il n’est pas anodin de noter que les territoires bretons les plus marqués par l’influence du clergé, de la JAC ou du corporatisme agrarien (pays de Lamballe et de Pontivy, Léon, Marches de Bretagne…) sont ceux qui ont connu la plus nette intensification des exploitations. Ils se distinguent également par l’ampleur des arrachages de haies et des arasements de talus qui y ont eu lieu, par les hauts niveaux de nitrates ou de pesticides dans leurs masses d’eau et/ou l’importance des proliférations d’algues vertes sur leurs côtes.
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Le mariage idéologique semble définitivement consommé quand, en 1971, M. de Guébriant chante les louanges de l’industrialisation de l’agriculture : « Loin de la redouter, nous, agriculteurs bretons, nous la proclamons nécessaire. »Quelques années plus tôt, en 1964, un cadre de l’Office central des associations agricoles du Finistère et des Côtes-du-Nord anticipait à sa façon la sortie d’Alexis Gourvennec à propos des « minables », en déclarant : « La coopérative ne devrait aider que ceux qui souhaitent aller de l’avant, elle ne devrait travailler qu’avec les plus forts. Le rôle de la coopérative est économique et non social. »
D’année en année, le productivisme devient, en Bretagne, un « fait social total », selon les mots du sociologue Maxime Prével (« Socioanthropologie de l’industrialisation des campagnes françaises », Etudes rurales, 2008). Outre les paysages et les modes d’élevage, c’est l’univers mental d’une population entière qui se transforme : « Le productivisme a des incidences économiques, symboliques, politiques et imaginaires. La volonté de produire toujours plus et les pratiques mobilisées pour ce faire retentissent sur la vie des agriculteurs, placée sous le sceau de la démesure, de la vulnérabilité, de l’hétéronomie et du progressisme. »
Les Bretons n’ont pas adhéré de manière unanime à la « ligne » Gourvennec. Le trublion du Léon, comme le comte de Guébriant, avait ses adversaires. Des paysans, des syndicalistes et des personnalités politiques, à commencer par le socialiste François Tanguy-Prigent, ministre de l’agriculture de 1944 à 1947, ont ferraillé contre le corporatisme de Landerneau, puis contre le productivisme.
Par ailleurs, la JAC, de même que la FNSEA, a été parcourue de courants antagonistes. La création, en 1987, de la Confédération paysanne, syndicat marqué à gauche, s’inscrit dans une opposition à l’industrialisation des productions et à la libéralisation de l’activité agricole. Mais les démarches alternatives se sont heurtées à la puissance de la pensée dominante, d’autant plus hégémonique que ses plus fervents défenseurs (à l’instar d’Alexis Gourvennec) ont trusté les postes à responsabilité dans la région.
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A la faveur d’un alignement des planètes économiques, politiques et syndicales, un « conglomérat idéologique » s’est ainsi mis en place. Chambres d’agriculture, lycées agricoles, presse spécialisée et lobbys agro-industriels ont longtemps chanté à l’unisson la « sainte parole » productiviste. Rationalisation, industrialisation, spécialisation, économies d’échelle, mécanisation, puis robotisation, ont été présentées comme les moyens ultimes pour atteindre les objectifs de la croissance et du développement économique.
Les mantras du productivisme
Au fil des ans, la foi productiviste a engendré ses propres croyances. Sa « matière de Bretagne », en quelque sorte, pour reprendre l’expression désignant les légendes et chansons médiévales ayant donné naissance, entre autres, aux épopées arthuriennes. Cette mythologie des temps modernes est constituée de formules qui, à force d’être répétées – par des élus, des syndicalistes, des chefs d’entreprise, des préfets, des journalistes –, sont communément considérées comme des vérités établies : « L’agriculture moderne a sorti la Bretagne de la misère » ; « les agriculteurs entretiennent les paysages » ; « l’agriculture bretonne peut et doit nourrir le monde » ; « tous les types d’agriculture peuvent coexister » ; « l’agroécologie ne peut pas nourrir l’humanité » ; « les fermes bretonnes sont de petite taille et familiales »…
Chacune de ces affirmations, mise à l’épreuve des faits, se révèle à la fois partiellement vraie et partiellement inexacte, voire fausse. Malgré cela, elles ont toutes été propagées tels des mantras. Ainsi, pouvait-on lire dans un document édité, en 2010, par le Conseil de l’agriculture régional de Bretagne, association qui réunit la Fédération régionale des syndicats d’exploitants agricoles, les Jeunes Agriculteurs, les chambres d’agriculture, la fédération Coop de France Ouest, le Crédit agricole de Bretagne, l’assureur Groupama et la MSA d’Armorique : « Avec 251 000 kilomètres de haies, l’agriculture façonne la beauté des paysages bretons. Elle lutte contre l’artificialisation des terres et entretient les zones humides. »
Lire cette archive de 1965 : Le destin du bocage
Les statistiques et les études scientifiques montrent une autre réalité. A partir des années 1950, en Bretagne, le remembrement a accompagné l’industrialisation des pratiques agricoles. Il a entraîné la disparition de 70 % du linéaire bocager, élément central d’un agroécosystème multiséculaire. Dans le même temps, pour les mêmes raisons, des milliers d’hectares de zone humide ont été asséchés. Des milliers de cours d’eau secondaires ont été rectifiés. L’agriculture n’est pas l’unique responsable de la transfiguration récente des paysages, mais elle a largement contribué à la banalisation des milieux naturels, ainsi qu’à la fragilisation des écosystèmes. Affirmer de manière péremptoire qu’elle « façonne la beauté des paysages bretons » revient donc à tordre le réel.
Ce rapport particulier aux faits confine parfois au déni. C’est ainsi que des paysans, responsables d’institutions agricoles, mais aussi des élus locaux et nationaux, ont longtemps clamé que les proliférations d’algues vertes, observées sur le littoral à partir des années 1970, étaient sans lien avec les activités agricoles. Et de pointer les excédents d’azote liés aux rejets de l’assainissement individuel et collectif.Lire cette archive de 1977 : Article réservé à nos abonnés Pour une Bretagne moins piétinée
C’était faire fi de certains éléments basiques : la Bretagne compte plus de 100 millions d’animaux d’élevage, dont 10 millions de porcs et de bovins, pour seulement 3,3 millions d’humains, et l’apparition des « marées vertes » coïncide avec le développement massif de l’agriculture productiviste et de l’élevage hors sol. Surtout, c’était ignorer le consensus scientifique forgé à partir des années 1990. Les experts de l’Ifremer, de l’Institut national de la recherche agronomique et du Centre européen de valorisation des algues ont en effet conclu, dès cette époque, que la part d’azote d’origine non agricole dans les cours d’eau bretons représente « 5 % en moyenne » du total, et que les proliférations d’algues vertes sont « très majoritairement » dues aux activités agricoles.
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Malgré cela, certains protagonistes ont (sciemment ou non) entretenu le doute, voire propagé de fausses informations. En 2011, Thierry Merret, président de la Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles (FDSEA) du Finistère, affirmait dans un communiqué qu’« aucun lien scientifique [n’avait été] établi entre les marées vertes et les activités humaines, en particulier agricoles ». Et d’appeler le monde agricole à « réagir à la hauteur des attaques dont il est la cible » de la part des « écolos intégristes ».
Faire bouger les lignes
Toute religion ayant son bestiaire démoniaque, le productivisme breton s’est trouvé une figure honnie : l’écologiste. Dans la région, les mouvements de protection de l’environnement sont apparus à partir des années 1950. Jusque dans les années 1980, leurs militants étaient d’autant moins pris au sérieux par le monde agricole et les institutions locales qu’ils étaient peu nombreux.
L’indifférence pouvait se doubler de sarcasme, voire de mépris, a fortiori quand les intéressés arboraient cheveux en pétard ou barbe broussailleuse. « Dans les années 1980, les militants d’Eau et rivières [de Bretagne] étaient vus comme des charlots, absolument pas crédibles, confie un ancien cadre de la chambre d’agriculture des Côtes-d’Armor. Ils ramaient à contre-courant. Les choses ont changé à partir de 1992-1993, lorsqu’on a commencé à entendre parler officiellement des excès de nitrates… »
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Au fur et à mesure que les mises en garde prétendument « alarmistes » (sur la qualité de l’eau ou la dégradation des sols notamment) se révélaient justifiées, que les rangs des associations environnementalistes grossissaient et que leur structuration leur permettait d’engager des actions judiciaires, les attaques contre les « écolos » ont gagné en virulence. Ainsi, lors d’un procès qui lui était intenté pour augmentation illicite de cheptel, en 1997, l’éleveur Pierre Rannou, président de la coopérative porcine Porfimad, déclarait : « Les écologistes forment une secte aussi dangereuse que celle du Temple solaire. » En 2013, Daniel Picard, président du Marché du porc breton, fustigeait, dans une note, le « mal profond » à l’origine, selon lui, des difficultés des filières agroalimentaires. En cause : une « véritable fatwa », lancée par « quelques illuminés intégristes (…) contre la production porcine ».
Dès les années 1980, certains ténors du monde agricole breton ont tout de même pris leurs distances avec les outrances de la « religion productiviste ». Ce fut par exemple le cas de Jean Salmon. Eleveur dans les Côtes-d’Armor, formé à la JAC, cet « humaniste chrétien » a siégé dans les instances nationales de la FNSEA et présidé la chambre régionale d’agriculture de Bretagne, de 1995 à 2007.
Sensibilisé aux problématiques environnementales, M. Salmon a dû batailler avec ses pairs pour les imposer dans l’agenda régional. « J’en ai vu de toutes les couleurs, parfois hué, traité de tous les noms, boycotté à certaines réunions, confiait-il, en 2015, au média en ligne Histoires ordinaires. J’ai aussi reçu des menaces ou été agressé en public… Deux ou trois fois, j’ai failli craquer et tout laisser tomber. C’est grâce à ma femme et à quelques amis que j’ai tenu le coup. Alors, je me suis dit : “Ils ne m’auront pas.” Parce que c’était l’avenir de notre terre, de notre région, de nos métiers qui était en jeu ! »
Avec d’autres, Jean Salmon a contribué à faire bouger les lignes. Scandales sanitaires et périls environnementaux ont progressivement ébranlé la forteresse idéologique bretonne. A l’aube du XXIe siècle, le productivisme a muté. Il s’est hybridé – à l’image du capitalisme dans son ensemble. Chose impensable dans les années 1990, l’agroécologie, les circuits courts, la saisonnalité, le « bien manger » et le « localisme » sont valorisés, à grand renfort de communication, par certains acteurs majeurs de l’agro-industrie.
La statue du « paysan directeur général »
D’une manière tout aussi surprenante, la chambre régionale d’agriculture prône désormais une orientation quasi décroissante : plus d’autonomie dans les fermes, plus de valeur ajoutée, moins de production, moins d’intrants. Mais le mot « décroissance » n’est jamais prononcé. Il faut dire que ce concept est à l’exact opposé de la philosophie qui a prévalu, en Bretagne comme ailleurs, depuis soixante ans. Beaucoup de responsables agricoles y voient une dangereuse hérésie.
« Depuis des années, les décisions des dirigeants politiques français et européens pour l’agriculture sont guidées par un populisme vert aux conséquences dévastatrices pour nos exploitations ; la décroissance ne fait pas une vision stratégique », écrivait Jean-Alain Divanac’h, président de la FDSEA du Finistère, dans son éditorial de mars 2022. Alexis Gourvennec n’aurait probablement pas renié ces paroles. Le « paysan directeur général », ainsi qu’il était surnommé, n’est plus là pour prendre l’opinion à témoin et les ministres à partie. Mais son ombre continue de planer sur l’Armorique.
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A Carnoët (Côtes-d’Armor), dans le centre de la Bretagne, se trouve La Vallée des saints. Créé à partir de 2008, ce vaste ensemble de sculptures monumentales a vocation, selon ses instigateurs, à devenir une « île de Pâques bretonne ». Plus de cent cinquante statues des « saints » bretons y ont pris place. Les personnages en question sont des figures du panthéon armoricain, reconnues officiellement ou non par Rome. Certains auraient vraiment existé, d’autres non. Leur légende s’est perpétuée, de façon plus ou moins vive, depuis le Moyen Age.
En 2022, un nouveau venu a pris place parmi les géants de granit : une statue représentant saint Alexis, un Romain mort au début du Ve siècle, fils de bonne famille, devenu mendiant après avoir distribué tous ses biens aux pauvres. Mensurations : 14 tonnes, 4,25 mètres de haut. L’œuvre a été cofinancée par la compagnie maritime Brittany Ferries, le Crédit agricole du Finistère et la coopérative légumière SICA Saint-Pol-de-Léon. Il s’agit, d’après les commanditaires, d’un « hommage » à Alexis Gourvennec. L’intéressé est, à ce jour, l’unique personnage breton contemporain « réel » auquel une statue de La Vallée des saints fait référence. L’infatigable artisan de la modernisation bretonne, partisan d’une mise à l’écart des « minables », se voit ainsi symboliquement canonisé. Il rejoint le roi Arthur, saint Yves et la duchesse Anne, dans les brumes de l’imaginaire breton. Mythe et réalité s’entremêlent un peu plus.
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