La géostratégie des États Unis depuis la disparition de l’URSS

DE LA GÉOSTRATÉGIE AMÉRICAINE À LA GUERRE EN UKRAINE

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L’objet de cet article est de présenter le lien entre l’actuelle guerre en Ukraine et la géostratégie déployée par les États-Unis depuis la disparition de l’Union soviétique.

La dislocation du camp socialiste et ses principales conséquences

En 1988, Mikhaïl Gorbatchev déclare à la tribune de l’ONU l’universalité du principe de l’autodétermination des peuples. Cette déclaration marque la fin de la conception soviétique des relations internationales appliquée jusque-là et selon laquelle les pays d’Europe centrale, satellites de l’URSS, ne disposent que d’une « souveraineté limitée ». Il s’agit d’un tournant historique fondamental. En effet, la nouvelle doctrine soviétique implique que désormais l’URSS n’imposera plus par la force à ses alliés sa propre forme de gouvernement, comme elle l’avait fait en 1968 pour mettre fin au « Printemps de Prague ». Pour montrer qu’il ne s’agit pas de paroles creuses, Mikhaïl Gorbatchev ordonne un important retrait des forces armées soviétiques en RDA, Hongrie et Tchécoslovaquie.

Dès 1989, le « bloc socialiste » commence se disloquer : le mur de Berlin est détruit, puis toutes les « démocraties populaires » d’Europe centrale adoptent, les unes après les autres, des régimes politiques libéraux. Ce processus de décomposition se termine en 1991 par l’éclatement de l’URSS en quinze États indépendants.

Parmi les multiples conséquences de ces événements, trois sont particulièrement importantes. En premier lieu, au niveau économique, toutes les « démocraties populaires » d’Europe centrale ainsi que les États issus de la dislocation de l’URSS abandonnent le socialisme au profit du capitalisme. En second lieu, au niveau des relations internationales, la Guerre froide prend fin. En troisième lieu, grâce à leur avance dans les domaines de l’économie et des techniques, les États-Unis deviennent la seule puissance dominante à l’échelle mondiale.

La nouvelle politique étrangère des États-Unis

Dès l’effondrement du « camp socialiste », Zbigniew Brzezinski, qui fut de 1977 à 1981 le conseiller à la Sécurité nationale du président Jimmy Carter, formule l’idée que l’avance technologique et économique doit être maintenue dans l’avenir pour permettre à l’Amérique de conserver sa domination mondiale. En même temps, il affirme que cette domination ne pourra être préservée que si les États-Unis changent radicalement leur politique étrangère. Sa critique de celle menée par Richard Nixon et Henry Kissinger dans les années 1970 est sans appel :

La question capitale est de savoir dans quelle mesure la Maison Blanche est parvenue à formuler une politique étrangère qui ne se contente point de régler les problèmes du passé, mais qui s’efforce de modeler l’avenir. Nous affirmons qu’à cet égard, le bilan de l’administration est négatif.Cité par Daniel Colard, Revue Défense Nationale, n° 375, mars 1978.

Que préconise alors Zbigniew Brzezinski ? Selon lui, l’Amérique doit impérativement établir sa domination sur l’Eurasie, territoire englobant l’Europe et l’Asie. Il s’agit d’une région-clé pour deux raisons. D’une part, la population qui y vit représente 75 % de la population du globe, produit 60 % du PNB mondial et détient les trois quarts des ressources énergétiques connues. D’autre part, du fait de sa situation géographique, cette région occupe une position stratégique, ce qui fait d’elle le « grand échiquier » sur lequel va se jouer, dans les années à venir, le pouvoir de domination sur le monde. Dans son livre Le grand échiquier (1997), Zbigniew Brzezinski explique :

Pour l’Amérique, l’enjeu géopolitique principal est l’Eurasie… La façon dont les États-Unis “gèrent” l’Eurasie est d’une importance cruciale. Le plus grand continent à la surface du globe en est aussi l’axe géopolitique. Toute puissance qui le contrôle, contrôle par là même deux des trois régions les plus développées et les plus productives… la mainmise sur l’Eurasie offre presque automatiquement une tutelle facile sur l’Afrique et confère une position géopolitique périphérique aux deux Amériques et à l’Océanie.Le grand échiquier, 1997, p. 57-59.

L’échiquier Eurasien selon Zbigniew Brzezinski

Source : Zbigniew Brzezinski, Le grand échiquier, p. 119.

L’objectif des États-Unis étant de maintenir leur hégémonie et celle-ci pouvant être remise en cause par la Russie dès qu’elle aura recouvré ses forces, la politique extérieure américaine doit avoir pour but d’empêcher ce rival d’établir sa domination sur l’Eurasie.

Dans cette perspective, l’Ukraine, qui a déclaré son indépendance le 24 août 1991, est d’une importance capitale. Zbigniew Brzezinski explique pourquoi :

Sans l’Ukraine, la Russie cesse d’être un empire en Eurasie. Et quand bien même elle s’efforcerait de recouvrer un tel statut, le centre gravité en serait alors déplacé, et cet empire pour l’essentiel asiatique serait voué à la faiblesse, entraîné dans des conflits permanents avec ses vassaux agités d’Asie centrale… Pour Moscou, en revanche, rétablir le contrôle sur l’Ukraine – un pays de cinquante-deux millions d’habitants doté de ressources nombreuses et d’un accès à la mer Noire – c’est s’assurer les moyens de redevenir un État impérial puissant s’étendant sur l’Europe et l’Asie. La fin de l’indépendance ukrainienne aurait des conséquences immédiates pour l’Europe centrale… Le refus russe d’entériner le statut d’indépendance de l’Ukraine, pour des raisons historiques et politiques, se heurte frontalement aux vues américaines.Op. cit. p. 74-140.

L’extension de l’OTAN

L’Ukraine représentant un enjeu majeur aussi bien pour la Russie que pour les États-Unis, un affrontement entre ces deux puissances est inévitable.

Selon Zbigniew Brzezinski, pour empêcher la Russie de s’emparer de l’Ukraine, l’Amérique doit s’appuyer à la fois sur l’Union européenne et sur l’OTAN dont les rôles respectifs sont définis ainsi :

L’Europe est la tête de pont géostratégique fondamentale de l’Amérique… et l’Alliance atlantique lui permet d’exercer une influence politique et d’avoir un poids militaire directement sur le continent.Op. cit. p. 88-105.

Poursuivant son idée, Zbigniew Brzezinski explique pourquoi l’expansion de l’OTAN vers l’Est est absolument primordiale pour l’Amérique et pourquoi elle devrait se faire en parallèle avec celle de l’Union européenne. Autrement dit, les pays qui rejoindront l’UE seront, après certaines réformes institutionnelles, intégrés à l’OTAN.

En ce qui concerne l’OTAN, l’essentiel est de lier son élargissement à celui de l’Europe… l’expansion de l’OTAN est essentielle. À défaut, les États-Unis n’auraient plus les moyens d’élaborer une politique d’ensemble en Eurasie. Si en dépit des efforts qu’ils ont investis, l’élargissement de l’OTAN ne se réalisait pas, leur échec aurait des conséquences désastreuses. Il remettrait en cause leur suprématie, paralyserait l’expansion de l’Europe, démoraliserait l’Europe centrale et pourrait rallumer les aspirations géopolitiques aujourd’hui dormantes de la Russie… L’Amérique, elle, essuierait alors une défaite d’une ampleur mondiale.Op. cit. p. 113.

C’est pour éviter ces « conséquences désastreuses » qu’après l’éclatement de l’URSS et la dissolution du Pacte de Varsovie, les États-Unis ont maintenu l’OTAN puis l’ont renforcée. Voilà pourquoi la promesse faite le 9 février 1990 à Mikhaïl Gorbatchev, par le Secrétaire d’État américain James Baker, que l’OTAN ne s’étendrait pas « d’un pouce vers l’Est » n’a pas été tenue.

L’OTAN va alors être progressivement élargie en accueillant la Hongrie, la Pologne et la Tchéquie en 1999, puis la Bulgarie, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Roumanie, la Slovaquie, la Slovénie en 2004.

Conclusion

1 L’Ukraine occupant une position stratégique dans l’Eurasie, la guerre qui s’y déroule actuellement a pour origine profonde la rivalité entre les États-Unis et la Russie, chacun cherchant à avoir ce pays dans son camp pour pouvoir établir son contrôle sur l’Eurasie, et par là, affirmer sa suprématie mondiale. C’est le véritable enjeu de la guerre en Ukraine qui oppose aujourd’hui des États capitalistes et impérialistes. Dans les discours officiels, cet enjeu est masqué. Pour justifier l’entrée de leurs troupes en Ukraine, les Russes invoquent des motifs sécuritaires, historiques et la dénazification du pays. Pour les États-Unis et leurs alliés, il s’agirait de défendre la liberté, la démocratie et de se protéger de la Russie.

2 – L’Ukraine étant un État indépendant, en y déployant son armée, la Russie est bien l’agresseur au regard du droit international. Mais cette agression est aussi en partie la réponse à une agression que l’on pourrait qualifier de « rampante » dans la mesure où elle s’est faite progressivement, par le biais de la création en Europe centrale de nouvelles bases militaires et de « groupement tactiques multinationaux » destinés à « endiguer » la Russie.

3 – Mais à partir du moment où la guerre a commencé, l’objectif des États-Unis et de leurs alliés semble ne plus seulement être d’endiguer la Russie mais de l’anéantir, non pas militairement, mais au moyen de « sanctions économiques ». C’est ainsi que le 1er mars 2022, Bruno Le Maire déclarait : « Nous allons livrer une guerre économique et financière totale à la Russie… Nous allons donc provoquer l’effondrement de l’économie russe ».

Il est difficile de croire qu’il s’agit d’une opinion strictement personnelle et qu’elle n’est partagée par aucune autre personnalité ayant une influence sur le déroulement de la guerre en Ukraine.

4 – Mais ces « sanctions économiques » sont loin d’avoir produit les résultats escomptés. Le FMI avait prévu qu’en 2022 le PIB russe chuterait de 8,5 % ; la baisse n’a en réalité été que de 2,2 %. Il en est ainsi parce que la Russie a trouvé pour son pétrole de nouveaux débouchés surtout en Chine et en Inde. Elle a aussi restructuré son économie au point d’être aujourd’hui en mesure de produire l’essentiel des biens et services nécessaires à sa population. Par ailleurs, elle a pu contourner l’embargo établi contre elle en achetant à d’autres pays les produits que l’Union européenne et les pays de l’OTAN refusent de lui vendre. Et quelles sont à présent les prévisions pour 2023 et 2024 ? Selon le FMI, la Russie devrait renouer avec la croissance dès 2023 et faire mieux que la zone euro et les États-Unis en 2024.

Prévision de croissance du PIB (%)

20232024
Russie+ 0,3+ 2,3
Zone Euro+ 0,7+ 1,6
Etats-Unis+ 1,4+ 1,0

FMI, Perspectives de l’économie mondiale, janvier 2023

5 – L’OTAN et l’Union européenne ne peuvent donc pas provoquer l’effondrement de l’économie russe et il est difficile d’imaginer qu’ils puissent gagner la guerre militairement car la Russie est très vaste et dotée de l’arme nucléaire. Parvenir à remplacer les actuels dirigeants russes par d’autres plus flexibles est le seul objectif atteignable. Quant à la Russie, elle ne réussira pas non plus à s’emparer de l’Ukraine en raison de la détermination de l’OTAN et des combattants ukrainiens. La seule issue pour mettre fin à la guerre est donc la négociation. Les États-Unis et leurs alliés, tout comme les Russes et les Ukrainiens, devront alors accepter de faire des concessions.

  • Du côté ukrainien une fenêtre semble s’ouvrir : le 22 mars 2022, le président Volodymyr Zelensky a déclaré être prêt à aborder directement avec Vladimir Poutine « tout ce qui contrarie et mécontente la Russie », y compris la « question de la Crimée et du Donbass ».
  • La Russie pourrait peut-être renoncer à conquérir toute l’Ukraine et accepter de ne conserver que les territoires dont elle aurait pris le contrôle au moment où débuteront les négociations. Pour assurer sa sécurité, elle demandera peut-être aussi la neutralisation de la partie de l’Ukraine qu’elle n’aurait pas conquise.
  • Quelle pourrait être la position des États-Unis et de l’Union européenne ? En intégrant à l’Union européenne et à l’OTAN des États qui autrefois étaient alliés à l’URSS, ils ont déjà considérablement affaibli la Russie. Accepteront-ils d’en rester là ?
  • Les opérations militaires font beaucoup de victimes et les « sanctions économiques » causent d’importants dégâts à l’échelle mondiale (inflation, pénuries…). Certes, les gouvernements européens ont pris des mesures pour contenir la hausse des prix. Mais la facture est très élevée pour les budgets nationaux et l’inflation pourrait s’aggraver dans l’avenir. Les populations et les entreprises qui la subissent continueront-elles à les accepter sans protester ? Enfin, la poursuite ou la fin de la guerre dépendent aussi de ceux qui en tirent profit : les producteurs d’énergie et les marchands de canons. Ils ont intérêt à ce que conflit militaire s’intensifie.

SUR LA GÉOSTRATÉGIE AMÉRICAINERÉPONSE DE HO HAI QUANG À LAURENT MATEJKO

https://www.gaucherepublicaine.org/courrier-des-lecteurs/__trashed-2/7433202

La publication à la une la semaine dernière de l’article de Ho Hai Quang  « De la géostratégie américaine à la guerre en Ukraine » a suscité plusieurs réactions. Nous publions l’une d’elles, accompagnée de la réponse de l’auteur.

Courrier de Laurent Matejko

Merci de votre newsletter qui montre une certaine complexité interne…

Il y a de l’ironie à lire sur votre site un très intéressant article sur la pseudo-histoire, et en même temps un énième article sur la guerre russo-ukrainienne qui ressasse les obsessions anti-américaines de certains contributeurs. Que les USA soient impérialistes est un fait acquis, mais que vos contributeurs écartent avec régularité tous les éléments factuels et historiques qui amènent à cette guerre est profondément gênant :

  • L’expansion de l’OTAN s’est faite d’abord et avant tout à la demande des pays proches de la Russie, lesquels ont subi trois siècles d’impérialisme depuis Pierre Ier. Le principal facteur d’expansion de l’Alliance atlantique est l’histoire longue de cette zone, où des politiques de russification, de déportation de populations entières, de rapports coloniaux entre le centre russe et sa périphérie (dont l’Ukraine) ont été menées jusqu’en 1991. Sans replacer l’événement dans son histoire longue, que comprendre à cette guerre ? 1945 signifie « Libération » pour l’Europe de l’Ouest, mais pas pour l’Europe de l’Est, qui est restée sous occupation militaire étrangère 45 ans de plus, avec des régimes imposés par la puissance impériale soviétique.
  • Vos contributeurs sont touchés par une maladie répandue à gauche : voir la paille américaine et pas la poutre russe dans l’œil ukrainien. Depuis 1991 (pour rester limité dans le temps), les interventions russes en Ukraine ont été constantes, alternant : chantage à l’énergie, pressions économiques, subversion en Crimée et dans le Donbass, soutien aux partis pro-russes, mainmise sur l’économie par le truchement des oligarques ukrainiens liés à Moscou, jusqu’aux événements de 2014 et le reste. N’est-ce pas intéressant de garder tout cela en mémoire pour resituer l’événement, plutôt que de ressortir le bon vieux Brzeziński à toutes les sauces ?
  • Et le comble de mon point de vue : la surestimation incroyable de l’intérêt porté à l’Ukraine par les USA. Bien sûr, les USA ont les moyens de s’intéresser à plusieurs enjeux à la fois. Mais que ce soit les administrations Obama, Trump et même Biden, aucune n’a marqué un intérêt particulier à ce pays, qu’elles pensaient de toute façon dans la zone d’influence russe, raison pour laquelle très peu d’aide militaire ou autre est parvenue à l’Ukraine avant février 2022. Tout cela peut se lire dans nombre de travaux d’universitaires. D’autant plus que le regard des Américains se porte d’abord et avant tout vers la Chine, leur rivale systémique autant que partenaire économique.
  • Et pour conclure : Moscou invoque des raisons de sécurité pour envahir l’Ukraine, alors que ni ce pays, ni ses voisins, ni l’OTAN ne sont en réalité en situation d’être un danger pour une Russie qui est une énorme masse continentale, surarmée, nucléarisée, mais surtout qui est animée depuis 20 ans par une idéologie belliciste et néo-impérialiste. Comment imaginer que les paisibles pays européens, aux armées dépenaillées, totalement impréparées psychologiquement à un conflit militaire, pourraient se lancer à l’assaut de la Russie ? Quand on voit les pincettes prises encore aujourd’hui pour ne pas se trouver en belligérance avec le dit pays (et c’est heureux), l’hypothèse que la Russie puisse être menacée est du plus haut ridicule. Quant au fonctionnement de l’OTAN, vous aurez noté qu’il n’est pas celui de feu le Pacte de Varsovie. Les USA y sont largement dominants, mais ne peuvent engager les autres pays contre leur gré. L’Ukraine n’est pas membre de l’Alliance atlantique, car sa demande n’a en réalité jamais été instruite, du fait de l’opposition française et allemande en particulier. Les raisons invoquées par Moscou sont donc de purs prétextes.

À quand des contributions sérieuses sur le sujet, qui ne soient pas des resucées des années 60 ? Bonne continuation à vous.

Réponse de Ho Hai Quang

Merci pour vos analyses et critiques sur mon article « De la géostratégie américaine à la guerre en Ukraine ». Vous trouverez ci-dessous mes réponses point par point.

1 – Vous écrivez : « que vos contributeurs écartent avec régularité tous les éléments factuels et historiques qui amènent à cette guerre est profondément gênant ».

Dans mon article, j’ai volontairement écarté « tous les éléments factuels et historiques qui amènent à cette guerre ». C’est un choix et en voici les raisons. Tout d’abord, ces « événements » sont ressassés tous les jours en long, en large et en travers, dans la presse écrite et à la télé. Tout le monde les connaît. À quoi bon les reprendre dans mon article ? Mais surtout, l’accumulation, dans le plus grand désordre, de très nombreux « éléments factuels » est contre-productif parce que l’on ne sait plus quel est le facteur essentiel ni comment il s’articule avec tous les autres pour former une explication d’ensemble cohérente. Il y a une différence entre un tas de briques jonchant le sol et un mur en briques construit selon un plan !

Pour que le lecteur ou l’auditeur s’y retrouve au milieu de « tous les éléments factuels et historiques » déversés pêle-mêle dans la presse, il faut les organiser selon un fil conducteur. Je considère que le plus pertinent est celui proposé par Zbigniew Brzeziński dans Le grand échiquier. Or, vous balayez toute sa vision d’un revers de main sans formuler aucune critique. Vous descendez avec condescendance « le bon vieux Brzeziński » sans nous expliquer pourquoi sa vision géostratégique ne vous semble pas pertinente. Je crois utile de rappeler que Zbigniew Brzeziński, après avoir été le principal conseiller aux affaires étrangères de Jimmy Carter, a ensuite été « l’éminence grise de la politique étrangère américaine » de tous les présidents des États-Unis (sauf Bush fils) jusqu’à Obama. D’ailleurs, ce dernier l’avait même nommé conseiller aux affaires étrangères lors de sa campagne présidentielle(1).

2 – Vous écrivez : « L’expansion de l’OTAN s’est faite d’abord et avant tout à la demande des pays proches de la Russie, lesquels ont subi trois siècles d’impérialisme depuis Pierre Ier ».

Vous avez parfaitement raison : c’est bien la crainte de l’impérialisme russe qui a poussé un certain nombre de pays d’Europe centrale vers l’OTAN. Notons cependant au passage que l’impérialisme russe est un impérialisme « continental », exactement le même que celui déployé par les États-Unis (Texas, Californie) au milieu du XIXsiècle.

Certes, il y a eu des demandes d’adhésion à l’OTAN par d’anciennes « démocraties populaires » (Hongrie, Pologne…). Mais c’est bien aux pays de l’OTAN et, surtout aux « USA (qui) y sont largement dominants » qu’il appartient de décider s’il faut donner une suite favorable ou non à ces demandes. Or vous le savez, en 1990, James Baker, secrétaire d’État américain, avait promis à Mikhaïl Gorbatchev que l’OTAN ne s’étendrait pas « d’un pouce vers l’Est ». Consultez les documents récemment déclassifiés par la National Security Archives (https://nsarchive.gwu.edu/briefing-book/russia-programs/2017-12-12/nato-expansion-what-gorbachev-heard-western-leaders-early). En vertu de cette promesse, les États-Unis auraient dû rejeter toutes ces demandes d’adhésion. Mais ils n’ont pas tenu parole. Pourquoi ? Par bonté d’âme ? Il est clair que l’Alliance atlantique a intégré les anciennes « démocraties populaires » parce qu’elle y trouvait aussi son intérêt. Vous le comprenez parfaitement.

3 – Vous écrivez : « Et le comble de mon point de vue : la surestimation incroyable de l’intérêt porté à l’Ukraine par les USA… Mais que ce soit les administrations Obama, Trump et même Biden, aucune n’a marqué un intérêt particulier à ce pays ».

Je pense que vous vous méprenez totalement ! Pour l’OTAN, et donc pour les États-Unis, l’Ukraine occupe une position stratégique de première importance. Voici ce que l’on peut lire sur le site de l’OTAN concernant l’historique de ses relations avec l’Ukraine :

La stabilité de la zone euro-atlantique passe par une Ukraine forte et indépendante. L’OTAN a entamé des relations avec ce pays au début des années 1990. Ces relations ont ensuite évolué jusqu’à constituer l’un des partenariats de l’Organisation les plus substantiels. À partir de 2014, année où la Russie a annexé, illégalement, la Crimée, la coopération entre l’OTAN et l’Ukraine s’est intensifiée dans plusieurs domaines d’importance critique. En 2022, du fait de l’invasion à grande échelle du pays par la Russie, l’OTAN et les Alliés ont accru l’aide fournie à Kiev, qui a atteint une ampleur sans précédent Source : https://www.nato.int/cps/fr/natohq/topics_37750.htm

Deux remarques s’imposent.

  • Cette vision correspond exactement à celle de Zbigniew Brzeziński.
  • Les relations que l’OTAN a établies avec l’Ukraine depuis le début des années 1990 sont bien des « éléments factuels et historiques » d’importance expliquant l’actuelle guerre. Je ne les vois pas figurer parmi ceux que vous citez (« chantage à l’énergie, pressions économiques, subversion en Crimée et dans le Donbass,… »). Pourquoi cette omission alors que vous tenez à privilégier les « éléments factuels et historiques » ?

4 – Vous écrivez : « Et pour conclure : Moscou invoque des raisons de sécurité pour envahir l’Ukraine, alors que ni ce pays, ni ses voisins, ni l’OTAN ne sont en réalité en situation d’être un danger pour une Russie… Comment imaginer que les paisibles pays européens, aux armées dépenaillées, totalement impréparées psychologiquement à un conflit militaire, pourraient se lancer à l’assaut de la Russie… L’hypothèse que la Russie puisse être menacée est du plus haut ridicule ».

Conclusion absolument sidérante ! En effet, le rapport de forces au point de vue militaire penche TRÈS LARGEMENT du côté de l’OTAN (30 pays). C’est ce qu’indique le Global Firepower (https://www.globalfirepower.com/) qui établit chaque année le classement des pays militairement les plus puissants en calculant pour chacun d’eux un indicateur synthétique, le PowerIndex, combinaison de 60 indicateurs partiels (budget militaire, forces terrestres, aériennes, navales…). Pour vous rendre compte de votre erreur, je vous invite à examiner le classement pour 2023 (https://www.globalfirepower.com/countries-listing.php).

De plus, on sait que « certains » dirigeants de l’OTAN voudraient pénétrer militairement en Russie dès aujourd’hui. En effet, le 18 février 2023, de retour du sommet sur la sécurité internationale à Munich, Emmanuel Macron, dévoile aux journalistes : « Je ne pense pas, comme certains, qu’il faut défaire la Russie totalement, l’attaquer sur son sol. Ces observateurs veulent avant tout écraser la Russie ».

Je crois que trois raisons s’opposent actuellement à ce que l’OTAN déclenche une riposte contre la Russie sur son sol :

  1. L’Ukraine n’est pas un membre de l’OTAN ; si cela avait été le cas, la réplique militaire de l’OTAN contre la Russie aurait été immédiate (article 5 du traité de l’Atlantique Nord). On comprend pourquoi Volodymyr Zelensky a signé le 30 septembre 2022 une demande officielle d’adhésion accélérée de l’Ukraine à l’OTAN : pour l’entraîner automatiquement et immédiatement dans un affrontement militaire direct avec les Russes.
  2. La Russie, pays extrêmement vaste, est la seconde puissance militaire mondiale, juste derrière les États-Unis. Son PowerIndex est très proche de celui des États-Unis et elle possède l’arme nucléaire.
  3. À l’échelle mondiale, les dégâts humains, matériels… d’un tel conflit militaire seraient colossaux. Il n’y aurait que des perdants.

Notes de bas de page

↑1Écouter : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-grande-table-2eme-partie/portrait-de-zbigniew-brzezinski-eminence-grise-de-la-politique-etrangere-americaine-2870010

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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