Au sein de Maisons de santé pluriprofessionnelles (MSP), de nouveaux modes de rémunération collectifs, alternatifs au paiement à l’acte, sont mis en place: incitation à une prise en charge partagée (Ipep) et Paiement en équipe de professionnels de santé en ville (Peps)

Les usages des financements expérimentaux Ipep et Peps dans cinq Maisons de santé pluriprofessionnelles (MSP). Vers une redéfinition des frontières professionnelles autour de la division du travail de soin ?

Noémie Morize (Sciences Po, Centre de sociologie des organisations, affiliée à l’Irdes), Vincent Schlegel (Irdes, Cresppa-CSU)

Au sein de Maisons de santé pluriprofessionnelles (MSP), de nouveaux modes de rémunéra- tion collectifs, alternatifs au paiement à l’acte, sont mis en place dans le cadre d’expérimen- tations issues de l’article 51 de la Loi de financement de la Sécurité sociale (LFSS) pour 2018. Deux expérimentations nationales, nommées Incitation à une prise en charge partagée (Ipep) et Paiement en équipe de professionnels de santé en ville (Peps), visent à renforcer des dyna- miques de coordination, pour la première, entre le secteur de la ville et de l’hôpital, pour la seconde, entre professionnels de santé et, notamment, entre médecins et infirmières d’une même équipe. En introduisant de nouveaux modes de financement collectifs au sein des MSP, les expérimentations pourraient accompagner des transformations de l’organisation des soins primaires. Comment les usages de ces financements participent-ils d’une redéfinition des fron- tières professionnelles autour de la division du travail de soin ? Fondée sur cinq monographies qualitatives et 64 entretiens semi-directifs réalisés auprès de professionnels exerçant en MSP, cette enquête permet de caractériser les différents usages des expérimentations au sein des équipes de santé, particulièrement en matière d’organisation du travail. Des transformations plus larges dans le secteur des soins primaires sont ainsi éclairées, telles des redéfinitions des rôles et du travail entre groupes professionnels.

Voir suite: https://www.irdes.fr/recherche/questions-d-economie-de-la-sante/275-les-usages-des-financements-experimentaux-ipep-et-peps-dans-5-maisons-de-sante-pluriprofessionnelles-msp.pdf

Source et méthode

Ce travail s’ancre dans le volet sociologique du programme d’Évaluation des expérimentations de financements alternatifs à l’acte dans le cadre de l’article n1 (Eran). ninancé par l’Assurance maladie, son objectif est d’évaluer les conditions,
les effets et les usages de l’introduction d’alternatives au paiement à l’acte,
tant sur l’organisation des soins primaires en nrance que sur les pratiques
des professionnels. Il s’inscrit également dans le cadre d’une thèse en sociologie, financée par la nondation nationale des Sciences politiques (nNSP), réalisée
par Noémie Morize au Centre de sociologie des organisations (CSO), en collaboration avec l’Irdes, sous la direction de Patrick Castel et Cécile nournier.

Ces résultats s’appuient sur cinq enquêtes qualitatives et monographiques réalisées par Noémie Morize et Vincent Schlegel au sein de Maisons de santé pluriprofessionn nelles (MSP) participant à Incitation à une prise en charge partagée (Ipep) et Paiement en équipe de professionnels de santé en ville (Peps), entre mai nn19 et mai nnnn. Les monographies ont été réalisées par entretiens semindirectifs (n=64), parfois répétés, auprès de professionnels, à la fois médecins généralistes, professionnelles paramédin cales, ou salariées (coordinatrices, secrétaires, accueillantes, etc.) selon leur disponibilité et leur participation au projet présenté dans le cadre de l’expérimentation. Ces entren tiens portaient sur les parcours des professionnels, leur organisation du travail et les usages des expérimentations au sein des MSP. Les terrains ont été choisis en fonction de la diversité des expérimentations auxquelles ils participent.

Les organisations et les individus ont été renommés pour préserver l’anonymat.

Des médecins généralistes recentrés sur un rôle curatif

Les médecins sont au centre des expéri- mentations : les financements sont basés sur leur patientèle, ils sont les premiers acteurs à porter les projets, et ils sont égale- ment les plus présents dans les interactions avec les équipes nationales. Pourtant, le contenu de leur travail semble peu affecté par ces financements expérimentaux. À l’encontre de leur vision de leur rôle, on observe un recentrement des médecins sur les aspects curatifs de leur métier, alors que les professionnelles paramédicales et salariées assument de façon croissante cer- taines missions de santé publique. Un tel recentrement affecte leur positionnement et le contrôle qu’ils exercent habituelle- ment sur les parcours de soins.

La sacralisation du temps médical

Au sein des maisons de santé enquêtées se développent de nouvelles tâches d’ac- compagnement des patients et de santé publique. Souvent initiateurs de ces organisations du travail, les médecins généra- listes s’investissent pourtant peu dans ce travail, comme cela avait aussi été observé autour de la participation des usagers dans les maisons de santé (Morize, 2022). Ainsi, aux Sureaux, tandis que le pro- gramme de prévention génère un impor- tant travail d’accompagnement assuré par des professionnelles paramédicales, aucun médecin ne s’est investi dans cette tâche. Ces dernières expliquent que les médecins n’auraient, de toute manière, pas de temps pour réaliser cet accompagnement.

Aussi bien dans les discours professionnels que dans les discours publics, le temps médical, défini comme le temps passé auprès des patients dans le cadre de l’exer- cice clinique, est sacralisé dans l’optique de pouvoir répondre à une demande de soins croissante. Les délégations de tâches sont justifiées par un besoin de conserver du temps de consultation dans un contexte où la désertification médicale inquiète les professionnels.

« La maison de santé nous a permis très rapi- dement de comprendre en y réfléchissant qu’il vaut mieux payer un toubib à faire de la médecine, que [premièrement] conduire une bagnole, deuxièmement répondre au télé- phone, troisièmement commander des draps d’examen, quatrièmement faire de la comp- ta’, etc. Donc on a de plus en plus délégué toutes les tâches, je dirais extra médicales, jusqu’à la maison de santé qui a permis aussi de déléguer des tâches médicales, mais sur- tout de déléguer les tâches extra-médicales ».  Médecin généraliste, homme, MSP des Orchidées, 05/22

Cette organisation du travail est vue comme un moyen de « protéger » ce temps médical, en développant des délégations de tâches permettant au médecin de concentrer son temps sur ce qui est consi- déré comme le plus important : le diagnos- tic et la prescription.

Un rôle curatif opposé à une vision holistique de leur métier

Les financements expérimentaux affectent également l’organisation du travail médi- cal : formalisation de plages de consul- tations plus longues, augmentation du nombre de patients affiliés « médecins traitant », réduction du nombre de consul- tations par patients… Dans les MSP enquêtées le forfait Peps affecte moins le contenu, que le cadre de l’activité médi- cale. En particulier, dans les deux MSP en « patientèle totale », la mise en place simultanée du forfait et le développement de consultations à distance lié à l’épidémie de Covid-19 ont changé les pratiques vis- à-vis de la téléconsultation :

« On fait plus de consultations téléphoniques qu’avant. Du coup, on s’est rajouté des cré- neaux de consultations téléphoniques. Donc cela, je ne sais pas si c’est le Covid mais, en tous cas, Peps a complètement lissé cela parce que, du coup, vu que ce sont nos patients et que l’on a réussi à mettre un truc comme quoi on pouvait les faire par téléphone, c’est nette- ment plus facile ».

Médecin généraliste, femme, MSP des Agapanthes, 12/21

Le forfait permet de rémunérer ces échanges téléphoniques qui n’étaient auparavant pas valorisés par l’acte.

Cependant, le développement de déléga- tion de tâches peut contribuer à modifier le contenu du travail médical, en recen- trant le rôle du médecin généraliste sur les prises en charge curatives.

« Je ne fais plus de suivis de grossesse, il y a des choses que je ne fais plus : en me disant, bah voilà les suivis alimentaires, ou les surpoids, bah je les envoie systématiquement à l’infir- mière Asalée, les sevrages tabagiques avant je les faisais, maintenant je ne les fais plus. Des choses où finalement je délègue, beaucoup plus qu’avant ».

Médecin généraliste, femme, MSP des Camélias, 02/22

Ce resserrement de l’activité autour de la dimension curative du soin peut sembler paradoxal au regard du profil singulier des porteurs de projet. En effet, ces der- niers soutiennent une vision extensive de la santé qui s’incarne notamment dans leurs pratiques en tant que médecin géné- raliste (Schlegel, 2022). Les expérimenta- tions sont d’ailleurs présentées comme un moyen de satisfaire cette vision holistique de la santé, en développant des projets de santé publique. En repensant la division du travail au sein des MSP, certains méde- cins expriment toutefois une frustration quant au contenu de leur travail, dont le périmètre se trouve réduit, puisque le tra- vail relationnel et éducatif est désormais délégué à d’autres groupes professionnels.

« Ce qui est un peu triste, aussi, c’est de me dire que finalement, nous, on est relayés à faire encore plus de curatif qu’avant alors qu’on essaie de se dire qu’on veut être dans une approche globale, donc c’est un peu le paradoxe ».

Médecin généraliste, femme, MSP des Camélias, 02/22

« J’adore faire de l’éducation thérapeutique en consult’, mais je n’ai pas le temps et je sens cette pression sur mes épaules de consul- tations où il faut être rentable pour le terri- toire ».

Médecin généraliste, homme, MSP des Orchidées, 05/22

Comme le souligne ce dernier extrait, cette nouvelle organisation du travail doit per- mettre d’augmenter le nombre de patients affiliés médecin traitant. Dans une cer- taine mesure, cette incitation peut être perçue par les médecins comme un chan- gement de paradigme de productivité, pas- sant de l’acte au nombre de patients décla- rés : « On sort de la course à l’acte, mais on rentre dans une course à la déclaration de nouveaux patients » (Médecin généraliste, homme, MSP des Camélias, 02/22).

La coexistence d’objectifs difficilement conciliables n’est pas propre aux expéri- mentations Ipep et Peps : cela se retrouve dans la contractualisation en MSP et en CPTS, ou encore au sein du dispositif Asalée. Dans les rhétoriques qui entourent ces dispositifs, les médecins doivent à la fois récupérer du temps médical et accroître leur patientèle, tout en développant des actions diverses et en portant les dyna- miques de coordination. Si certains méde- cins investissent ces rôles de coordination (Moyal, à paraître ; Schlegel, 2022), les actions de prévention, de santé publique ou d’accompagnement des patients sont quasiment systématiquement délégués. Cette division plus poussée de l’activité médicale pose question, là où la médecine générale s’est construite justement comme une discipline de prise en charge globale des patients (Bloy, 2010).

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Quel rôle pour la médecine générale dans les parcours de soins ?

La médecine générale a été tardivement reconnue comme une spécialité. Afin de se construire comme spécialistes, les médecins généralistes ont insisté sur la dimension globale de leur rôle, incluant un suivi du patient dans la durée, s’oppo- sant à la prise en charge fragmentée des spécialistes (Hassenteufel, 2010). Patrick Castel et Henri Bergeron expliquent qu’ils cherchent alors à prendre un rôle de « cap- tant » du patient, c’est-à-dire à assumer une position centrale dans le parcours du patient, qu’ils coordonnent (2010).

Le dispositif « médecin référent » en 1998, puis « médecin traitant » en 2004, participe à valoriser la spécialité, et place les médecins généralistes au centre des réformes des soins primaires. Ainsi, les financements expérimentaux sont calculés sur leur patientèle, et non pas sur la patien- tèle de la MSP, qui n’est pas « affiliée ».

Ces logiques de nouveaux modes de rému- nération aboutissent à une vision de l’or- ganisation des soins primaires, où ça n’est plus seulement le médecin généraliste qui suit le patient, mais l’ensemble de l’équipe de la MSP. Le généraliste devient alors un opérateur au sein de ces équipes, ayant en charge les tâches de cure les plus valorisées. De leur point de vue, le risque serait de perdre leur place de coordonnateur des parcours des patients, de « captant » dans la chaîne de soin (Ibid.), ce qui ne va pas sans créer des résistances chez certains médecins. Cette tension se retrouve dans les terrains enquêtés : les délégations de tâches se font au compte-gouttes, et sous le contrôle des généralistes. Cette médecin généraliste explique par exemple avoir du mal à déléguer aux infirmières Asalée et de pratiques avancées qui travaillent au sein de la MSP.

« J’ai du mal à déléguer, en fait, parce que c’est quelque chose que je ne sais pas faire […]. Pour moi, si je délègue, c’est qu’en fait, je donne des ordres ».

Médecin généraliste, femme, MSP des Agapanthes, 12/21

Parce que la délégation de tâches s’oppose à une vision holiste de leur métier, et peut- être aussi à une vision de l’indépendance professionnelle médicale, la place des professionnelles paramédicales dans ces structures est parfois compliquée à négo- cier. Dans la MSP des Bougainvilliers, certains médecins ont ainsi refusé d’inté- grer l’expérimentation Peps, s’opposant explicitement au protocole de délégation de tâches :

« Ils n’avaient pas envie de gérer d’autres choses, ils sont pas loin de la retraite. […] Et ils ont eu peu de croyance en la capacité d’une infirmière à faire de nouveaux protocoles de soins. Enfin, ils avaient peur que les patients soient moins bien soignés que si c’était eux qui le faisaient. Ils avaient du mal à délé- guer même s’ils connaissaient les infirmières, même s’ils les formaient ».

Médecin généraliste, femme, MSP des Bougainvilliers, 03/21.

Au-delà des délégations de tâches, certains médecins retrouvent également une forme de contrôle en investissant des fonctions de « coordination », où ils effectuent un travail d’orientation stratégique de l’orga- nisation des soins au sein de la MSP. Les médecins mettent ainsi en place des straté- gies pour conserver leur rôle captant.

Leur centralité, qui participe d’un main- tien des hiérarchies professionnelles au sein des MSP, est également instituée:

même lorsque les professionnels tentent de s’affranchir du contrôle des médecins, les dispositifs institutionnalisés les rap- pellent à l’ordre. C’est le cas de la MSP des Sureaux, où une attention particulière est portée à l’équité pluriprofessionnelle. Le programme d’accompagnement à l’atten- tion des patients précaires a pendant un temps été mis en œuvre entre profession- nelles paramédicales et salariées, sans la supervision de médecins. Cependant, un incident en lien avec la santé mentale d’une patiente entraîne une révision de l’organi- sation du travail au sein du programme. Le psychiatre qui la suit met alors en cause la responsabilité de l’équipe des Sureaux.

« Le psychiatre […] m’appelle en nous insul- tant presque en disant que ce qu’on fait c’est n’importe quoi […] et que s’il faut aller en jus- tice y’aura pas de problème pour venir nous enfoncer […]. Ce qui nous a pas mal boulever- sés, forcément […]. Et qui a beaucoup ques- tionné sur quelle est notre responsabilité collective ».

À la suite de cet incident qui met en jeu des questions de responsabilité médicale fortement instituée, l’équipe décide de remettre au cœur du dispositif une méde- cin, dont le rôle est d’assister aux com- missions de coordination et de garantir le suivi des patients.

« Je pense que dans la refonte du dispositif (d’accompagnement), y’avait vraiment la volonté qu’il puisse y avoir un regard médi- cal systématique sur toutes les personnes qui étaient adressées ».

Kinésithérapeute, homme, MSP des Sureaux, 11/21

Ainsi, quand bien même les équipes tentent de s’affranchir localement de la centralité des médecins, les hiérarchies et responsabilités professionnelles instituées les rappellent à l’ordre : au-delà des orga- nisations locales du travail, le rôle central du médecin généraliste reste pérenne.

La sophistication des modèles écono- miques contraste avec l’hétérogénéité locale de l’usage des financements : pour autant, de tels écarts entre conception et mise en œuvre locale sont connus dans la littérature scientifique sur l’action publique (Pressman et al., 1984). Cette enquête par monographie permet de mon- trer les appropriations des financements d’expérimentation dans les MSP, les pro- fessionnels les utilisant pour soutenir et légitimer des organisations des soins, sou- vent antérieures et qui se construisent à la croisée de financements multiples, souvent non pérennes. L’objectif de ces profession- nels est de mettre en place une organisation des soins qu’ils estiment de meilleure qualité et adaptée à leur contexte d’exercice, notamment au travers du développe- ment de la prévention, de l’accompagne- ment des patients et de la coordination de leur parcours de soins. Ces organisations des soins participent à redéfinir les fron- tières et rôles de différents groupes profes- sionnels, ici les infirmières, les secrétaires médicales, et les médecins généralistes. Les infirmières et les secrétaires voient le contenu de leur travail évoluer. Les méde- cins généralistes, avec le développement de cette nouvelle division du travail, se voient recentrés sur un rôle curatif où le temps de diagnostic et de prescription est préservé, voire accru. La coordination des parcours de soins n’est alors plus seulement assurée par les médecins, mais par l’ensemble de l’équipe de soins, et particulièrement par les infirmières. Le rôle des médecins géné- ralistes est en cours de redéfinition et de transformation, d’autres travaux à venir sur les divisions du travail dans des centres de santé salariés et à l’hôpital, où le travail collectif est plus ancien, viendront compléter ces éclairages sur la mise en œuvre des expérimentations.

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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