« Allonger le temps de travail avant d’en améliorer les conditions d’exercice ne pouvait être vécu que comme une véritable provocation » (Dominique Méda sociologue- Paris Dauphine)

Dominique Méda : « Rendre le travail soutenable est un préalable indispensable à toute réforme des retraites »

Chronique

auteur

Dominique Méda – professeure de sociologie, directrice de l’Institut de Recherche Interdisciplinaire en Sciences Sociales (Université Paris Dauphine-PSL)

Allonger le temps de travail avant d’en améliorer les conditions d’exercice ne pouvait être vécu que comme une véritable provocation, affirme la sociologue dans sa chronique.

Publié le 28 Janvier 2023 à 05h00  https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/01/28/dominique-meda-rendre-le-travail-soutenable-est-un-prealable-indispensable-a-toute-reforme-des-retraites_6159624_3232.html

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La puissance des réactions suscitées par la réforme des retraites ne s’explique pas seulement par la brutalité des mesures annoncées. Cette séquence jette soudainement une lumière crue sur une situation restée jusqu’alors relativement taboue : l’ampleur de la crise du travail en France. En effet, alors que de nombreux responsables politiques appellent à vénérer la « valeur travail », les Français sont à la peine. Le travail est devenu pour un grand nombre d’entre eux insupportable et même, au sens propre du terme, insoutenable.

Cette situation est pourtant depuis longtemps bien documentée, à la fois par les remarquables séries des enquêtes « Conditions de travail » menées en France par la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques, et, en Europe, par Eurofound, ainsi que par les travaux des chercheurs en sciences humaines et sociales. S’y intéresser de près aurait sans doute permis au gouvernement de comprendre qu’allonger le temps passé au travail avant d’améliorer les conditions d’exercice du travail ne pouvait être vécu que comme une véritable provocation.

Selon la vague 2016 de l’enquête sur les conditions de travail exploitée par l’économiste Thomas Coutrot, le travail contribue au bien-être psychologique pour un tiers des personnes interrogées, mais au mal-être pour plus de la moitié d’entre elles. Quant à la toute dernière vague de l’enquête d’Eurofound, passée en 2021 auprès de plus de 70 000 Européens de 36 pays, elle révèle d’autant plus la situation très préoccupante des conditions de travail en France qu’elle s’appuie sur des comparaisons européennes – celles-là même que les gouvernements aiment en général convoquer pour justifier une réduction des droits ou des protections existants.

Violence et discriminations

Selon cette enquête, les problèmes de santé touchent une proportion importante de la main-d’œuvre européenne. Des douleurs aux membres supérieurs sont ainsi signalées par 57 % des travailleurs, suivies de maux de dos (54 %), de maux de tête (51 %) et d’anxiété (30 %). L’épuisement physique est signalé par 23 % des personnes interrogées, les maladies chroniques par 20 % et l’épuisement physique et émotionnel combiné par 13 %. Près d’un quart des travailleurs en Europe sont exposés au risque de dépression.

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Mais la France occupe dans ce paysage une position particulière : elle apparaît très mal placée et même en queue de peloton dans de nombreuses catégories, notamment les contraintes dans le travail. Pour plus de 43 % des Français, leur emploi implique toujours ou souvent de déplacer des charges lourdes (contre moins de 30 % aux Pays-Bas et 35 % en Europe). Pour plus de 57 % il implique des positions douloureuses ou fatigantes, contre 43 % en Allemagne et 50 % en Europe. Ces résultats récurrents rendent d’autant plus incompréhensible la décision prise par le gouvernement d’Emmanuel Macron en 2017 de supprimer quatre des dix critères de pénibilité – dont le port de charges lourdes et les postures pénibles – au motif que le seuil d’exposition serait inquantifiable.

Mais la France se distingue également par un niveau de violence et de discriminations élevé dans le travail, un faible soutien de la part des collègues et une rémunération jugée insuffisante par rapport aux efforts consentis : 45 % des Français seulement trouvent qu’ils sont « bien payés » pour les efforts qu’ils fournissent et le travail qu’ils font contre 68 % des Allemands et 58 % des Européens.

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Enfin, la France se singularise par un type d’organisation du travail caractérisé par une autonomie et une participation plus faibles dans une proportion beaucoup plus importante qu’ailleurs. Les travailleurs n’ont que très peu d’influence sur leur propre travail et les décisions de leur entreprise. Exploitant la vague 2015 de l’enquête européenne sur les conditions de travail, la sociologue Agnès Parent-Thirion et ses collègues avaient mis en évidence la plus forte présence dans les pays nordiques d’organisations du travail dites « apprenantes », associées à plus de bien-être au travail. A la recherche des variables-clés expliquant cette situation, ils en avaient trouvé une seule : la forte présence syndicale.

Fortes attentes

La situation française est d’autant plus explosive que, contrairement à l’opinion selon laquelle il y aurait une « épidémie de flemme » dans notre pays, les Français – et les jeunes plus encore que les autres – placent d’immenses attentes dans le travail. Outre la possibilité d’avoir un bon salaire, ils plébiscitent l’intérêt du travail, les relations sociales que le travail permet, l’utilité de celui-ci. Ces très fortes attentes viennent donc se fracasser sur la réalité des conditions d’exercice du travail qui se caractérisent trop souvent par du mépris social et un management fondé sur le diplôme, incapable de connaître les contraintes de l’activité

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Dans l’enquête collective que nous avions consacrée à la question de la reconnaissance au travail (Travailler au XXIe siècle. Des salariés en quête de reconnaissance, Robert Laffont, 2015), nous avions pu recueillir nombre de témoignages allant dans ce sens : « Ici, on est des pions »« Nous, les ouvriers, on ne nous demande jamais…  »« Comment voulez-vous que mon manageur me reconnaisse puisqu’il ne connaît pas mon travail ? »

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Un tel déni peut conduire à la « grande démission » (exit), qui permet de rejoindre des métiers moins insupportables, à la protestation (voice), mais aussi, comme le proposait, le sociologue Guy Bajoit, à l’apathie (« Exit, voice, loyalty… and apathy. Les réactions individuelles au mécontentement », Revue française de sociologie n° 29/2, 1988) – l’ancêtre du quiet quitting. Une apathie dont les travaux de Thomas Coutrot ont mis en évidence qu’elle pouvait conduire au vote pour les extrêmes. La qualité de l’emploi n’est donc pas un supplément d’âme pour DRH en mal d’innovations. Rendre le travail soutenable est un préalable indispensable à toute réforme des retraites.

Dominique Méda est professeure de sociologie et directrice de l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (université Paris-Dauphine-PSL).

Dominique Méda( professeure de sociologie, directrice de l’Institut de Recherche Interdisciplinaire en Sciences Sociales (Université Paris Dauphine-PSL))

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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