Réforme des retraites : le report de l’âge légal, seule option pour « sauver » le système par répartition ?
Le gouvernement répète la nécessité de « travailler plus longtemps » pour justifier la réforme, qui doit être présentée mardi. Selon ses opposants, ce projet pénalise les plus modestes et ne met à contribution que les actifs, alors qu’il existe des alternatives.
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Dans les éléments de langage martelés par l’exécutif, tout laisse à penser qu’il n’y a pas d’autres solutions : pour« sauver » notre système de retraites, « on doit progressivement travailler plus longtemps ». La première ministre, Elisabeth Borne, l’a affirmé dans un entretien accordé au Parisien, le 2 décembre 2022, s’inscrivant dans la droite ligne d’une rhétorique développée depuis plus d’un an par Emmanuel Macron. Le scénario privilégié aujourd’hui par l’équipe au pouvoir consiste à reporter l’âge à partir duquel la pension peut commencer à être versée.
Le curseur sera-t-il poussé de 62 ans à 64 ans ou jusqu’à 65 ans, conformément à un engagement de campagne du chef de l’Etat ? Cette inconnue devrait être levée, mardi 10 janvier, lorsque le gouvernement dévoilera les grandes lignes de son projet.
Mais l’option, qui sera finalement choisie, suscite déjà – et va continuer de susciter – la controverse, tous les syndicats et les partis de gauche y étant hostiles, ainsi que l’extrême droite et quelques individualités de droite. Les opposants à la réforme reprochent, en substance, à Emmanuel Macron et à Elisabeth Borne de noircir le tableau pour justifier des mesures douloureuses, qui pénalisent les plus modestes et ne mettent à contribution que les actifs, alors qu’il y a d’autres solutions.
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Dans ce débat miné sur une thématique complexe, plusieurs questions sont soulevées. Quel est l’état des lieux, tout d’abord ? Le dernier rapport du Conseil d’orientation des retraites (COR), publié en septembre 2022, montre que les perspectives ne sont pas bonnes, même si elles « ne valident pas le bien-fondé des discours qui mettent en avant l’idée d’une dynamique non contrôlée des dépenses de retraite ». Le système a renoué avec les excédents en 2021 (+ 900 millions d’euros) et devrait se maintenir dans le vert en 2022 (+ 3,2 milliards d’euros). Cependant, le solde entre recettes et dépenses devrait redevenir négatif dès 2023 et sur un laps de temps plus ou moins long suivant les hypothèses passées en revue.
Dans l’option la plus favorable, le déficit serait résorbé « vers le milieu des années 2030 », d’après le COR. Mais si on prend comme convention celle qui correspond aux règles et usages actuels, le retour à la ligne de flottaison serait plus lointain : au milieu des années 2050. Surtout, il ne se produirait que dans la configuration la plus optimiste, avec une productivité de + 1,6 % par an. Si ce taux de croissance était de + 0,7 % (soit la valeur moyenne observée sur 2009-2019) ou même de + 1 %, les comptes seraient constamment dans le rouge.
« Il ne s’agit pas d’un déficit explosif »
Autre appréciation à prendre en considération : fin septembre 2022, le Comité de suivi des retraites (CSR), qui est chargé de faire des recommandations, a remis un avis préconisant de « trouver une réponse » face « aux problèmes d’équilibrage » financier du système. Ce groupe d’experts a exposé différentes « voies » (dont le recul de l’âge légal) mais sans en désigner une en particulier, une telle décision incombant – selon lui – aux autorités politiques
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C’est sur cette base que la première ministre a tiré le signal d’alarme dans les colonnes du Parisien : « Je ne laisserai pas faire croire aux Français que sans réforme, on ne mettrait pas notre système en péril. » La tournure est un peu alambiquée mais le message véhiculé ne fait pas l’ombre d’un doute : à l’en croire, la maison brûle. « Si on ne fait rien, nous aurons plus de 100 milliards d’euros de dette supplémentaire (…) dans les dix prochaines années », a souligné Elisabeth Borne.
Il y a bien un déficit, installé « durablement » et qui « n’est pas négligeable », commente l’économiste Antoine Bozio dans un post de blog publié le 7 décembre 2022. « Pour autant, il ne s’agit pas d’un déficit explosif », nuance-t-il, en ajoutant : « Les syndicats n’ont donc pas tort lorsqu’ils affirment que le système n’est pas en danger. » Mais il pense aussi que le statu quo n’est pas souhaitable : « Plus les choix difficiles seront reportés, plus l’ajustement nécessaire risque d’être important. »
L’exécutif, partisan de la manière forte
Dès lors, que faire ? L’exécutif est partisan de la manière forte, en ayant deux pistes en tête dont l’intérêt est d’alléger, dans un premier temps, les dépenses de pensions et de doper les rentrées de cotisations puisque les individus travailleront plus longtemps. Si l’âge d’ouverture des droits glissait de 62 ans à 65 ans, les économies atteindraient 18,8 milliards d’euros en 2030 et 32,8 milliards à l’horizon 2035. Le plan B, lui, serait un peu moins percutant : 17,7 milliards en 2030 et 22,1 milliards en 2035. Un résultat obtenu par la conjugaison de deux modifications paramétriques : fixation de l’âge légal à 64 ans (au lieu de 65 ans, donc) et accélération de l’application de la loi Touraine de janvier 2014, qui prévoit d’allonger la durée de cotisation pour être éligible au taux plein.
Précision indispensable : ces montants en milliards d’euros sont bruts, c’est-à-dire qu’ils n’incluent pas l’impact de dispositions prises en faveur des personnes qui engendreront des coûts supplémentaires (revalorisation du minimum de pension, dérogations pour partir à la retraite plus tôt, etc.). Ne sont pas non plus intégrées d’autres surcharges extérieures au système – par exemple, les prestations sociales versées aux individus qui ne réussiront pas à garder leur poste jusqu’à 64 ans ou 65 ans (assurance-chômage, minima sociaux, etc.)
La logique défendue par le gouvernement va dans le bon sens pour plusieurs spécialistes du sujet. « Il faut relever l’âge effectif de départ en retraite des Français », estime François Ecalle, magistrat honoraire à la Cour des comptes et président de l’association Finances publiques et Economie. Un tel changement « peut résulter d’un recul de l’âge minimal d’ouverture des droits » mais un autre procédé existe, complète-t-il : revoir à la hausse le « nombre de trimestres de cotisation requis pour obtenir le taux plein ».
Le fait d’accorder plus tardivement les pensions comporte un double avantage, pour M. Ecalle. « A titre principal », tout d’abord, cela aurait pour effet, « à moyen terme, d’accroître l’emploi, l’activité économique et, en conséquence, d’augmenter les recettes de l’ensemble des administrations publiques » (caisses de retraite, autres régimes de Sécurité sociale, Etat, collectivités locales…). De telles retombées sont les bienvenues car « nous devons réduire le déficit public pour arrêter la progression de l’endettement public ». « A titre secondaire », enchaîne-t-il, repousser l’âge effectif de départ serait bénéfique pour « réduire le déficit des régimes de retraite, voire de financer une amélioration des pensions de certaines catégories ».
Développer « l’emploi des seniors »
Membre de l’Observatoire français des conjonctures économiques, Vincent Touzé développe un raisonnement un peu analogue. Il explique que le décalage de l’âge légal est susceptible de stimuler la production, donc la masse salariale, les cotisations et impôts, ce qui « donne des marges de manœuvre » sur deux plans : restaurer la viabilité financière de notre système par répartition et investir dans « de nouveaux besoins » (lutte contre le réchauffement climatique, prise en charge de la perte d’autonomie, dépenses de santé des seniors, etc.).
Cet enjeu est d’autant plus crucial, que, à l’heure actuelle, « les retraités bénéficient de pensions plutôt généreuses, mais la situation va se dégrader puisque leur niveau de vie redeviendra, à terme, inférieur à celui de l’ensemble de la population ». En outre, fait-il valoir, « la productivité de l’économie pourrait encore ralentir dans les décennies à venir, ce qui pèserait sur les rémunérations versées, donc sur les contributions prélevées et, in fine, sur les ressources apportées aux régimes ».
Mais d’autres remèdes existent. Plusieurs leaders syndicaux l’ont redit, le 3 janvier, à l’issue de rencontres bilatérales avec Elisabeth Borne à Matignon. Le problème n’impose pas de se soumettre à la règle des 64 ans ou des 65 ans et peut être « traité » différemment, par exemple en développant « l’emploi des seniors », a indiqué Laurent Berger, le numéro un de la CFDT. Cela passe notamment par des politiques de formation renforcées tout au long de la carrière et par de nouvelles pratiques managériales, qui s’abstiennent de flanquer à la porte des collaborateurs âgés.
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Trouver de nouvelles recettes en jouant sur les prélèvements sociaux constitue également une solution, qui a d’ailleurs été employée dans de précédentes réformes (en 1993 notamment, sous le gouvernement d’Edouard Balladur). Des organisations de salariés plaident en ce sens tout comme une partie des économistes, parmi lesquels Michaël Zemmour, maître de conférences à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne. Celui-ci mentionne plusieurs options, dans une note de blog mise en ligne début décembre 2022 sur le site du magazine Alternatives économiques : abandonner les exonérations de prélèvements sociaux sur les salaires supérieurs à 2,5 smic (leur impact sur l’emploi étant jugé très faible), soumettre l’épargne salariale à des contributions d’assurance-vieillesse, majorer légèrement les cotisations sociales… Cette dernière piste est aussi évoquée dans l’avis du CSR de septembre 2022, mais avec prudence, car le taux de ponction culmine à des niveaux élevés.
« Tout est bouclé à l’avance »
Dans cette foire aux idées, Terra Nova milite pour une voie moyenne, à équidistance des deux camps qui s’affrontent. Ce cercle de réflexion a publié, le 22 décembre 2022, une note qui préconise de demander un effort « raisonnable » aux actifs, aux retraités et aux entreprises : report de l’âge légal à 63 ans, revalorisation des pensions à un rythme inférieur à l’inflation pour les retraités percevant au moins 2 000 euros, suppression de certaines exonérations de cotisations accordées aux employeurs… Un cocktail auquel s’intègrent des mesures en faveur des plus modestes (refonte des conditions d’accès au minimum vieillesse, prise en compte pour certains dispositifs des « différences sociales d’espérance de vie »…). Terra Nova essaie ainsi de se placer au-dessus de la mêlée pour dégager un compromis « budgétairement efficace et socialement plus juste » que la réforme envisagée par le gouvernement.
Beaucoup de ces suggestions sont repoussées par le pouvoir en place, car elles n’entrent pas dans le champ des possibles que M. Macron a strictement délimité. Celui-ci avait dit, lors de la campagne présidentielle, qu’il ne voulait ni hausse des prélèvements ni dispositions qui auraient comme conséquence de rogner les retraites.
Cette orientation étant scrupuleusement respectée par Elisabeth Borne et son équipe, les syndicats tout comme la gauche ont le sentiment de n’être consultés que sur les scénarios de l’exécutif en matière de financement du système. « Ils balayent d’un revers de la main nos propositions, tout est bouclé à l’avance », s’indigne Michel Beaugas, secrétaire confédéral de Force ouvrière.
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« Le débat est biaisé par l’affichage d’un âge légal décalé à 65 ans, explique au Monde Antoine Bozio. Cela donne l’impression qu’il faut travailler trois ans de plus pour équilibrer le système, alors qu’il n’est pas nécessaire d’aller si loin. A l’inverse, certains opposants à la réforme prétendent que quelques euros de cotisations supplémentaires suffiraient à combler le déficit, ce qui n’est pas non plus le bon ordre de grandeur. » Pour cet économiste, considéré comme l’un des plus fins connaisseurs du dossier, il est dommage que les différentes solutions n’aient, à ce stade, pas fait l’objet d’un chiffrage quant à « leurs effets sur l’âge de départ, le pouvoir d’achat des actifs et des retraités ». « On ne parvient pas à présenter les arbitrages de façon mesurée », regrette-t-il.
Les pistes prônées par les syndicats et par certains économistes seront-elles approfondies durant l’examen du projet de loi au Parlement, à partir de début février ? C’est peu vraisemblable, s’agissant de celles qui concernent les prélèvements obligatoires et l’éventuel effort à réclamer aux retraités, car les élus du parti Les Républicains y sont globalement défavorables – tout comme le gouvernement.
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Or, celui-ci cherche à s’adjoindre le soutien de la droite afin de faire passer son texte sans avoir à recourir à l’article 49.3 de la Constitution – une procédure décriée, synonyme de coup de force, puisqu’elle permet une adoption sans vote. Dans ce contexte, on voit mal comment les contre-propositions au recul de l’âge légal pourraient prospérer.
Bertrand Bissuel
*Retraites : des experts préconisent des mesures d’« équilibrage » financier
Dans un « avis » rendu jeudi 22 septembre, le Comité de suivi des retraites recommande au gouvernement d’agir pour combler les déficits, en passant en revue toutes les solutions envisageables sans en privilégier une en particulier.
Temps de Lecture 2 min.
Face « aux problèmes d’équilibrage » financier du système de retraites, il convient de « trouver une réponse », qui n’est pas nécessairement univoque. C’est l’un des messages saillants qu’un groupe d’experts formule dans un « avis » rendu public jeudi 22 septembre. Il est tombé quelques heures après un entretien accordé à BFM-TV par Emmanuel Macron, dans lequel le chef de l’Etat a réaffirmé la « nécessité » de transformer les régimes de pension, l’idée étant de faire « travailler plus » longtemps les actifs.
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L’avis diffusé jeudi est rédigé par le Comité de suivi des retraites (CSR), dont la mission est de donner l’alerte si notre système de pensions part à la dérive, au regard des objectifs que la loi lui assigne : pérennité budgétaire, équité entre les assurés… « En cas de besoin », cette instance, présidée par l’économiste Didier Blanchet, fait des propositions, de nature à ramener le dispositif dans le droit chemin.
C’est ce qui s’était produit en 2017, quand le CSR avait sonné le tocsin « sur des déficits qui (…) recommençaient à se creuser ». Il avait alors invité le gouvernement à agir, en passant en revue les mesures pouvant être prises, mais sans en privilégier une. Sa recommandation avait été réitérée les deux années suivantes. En 2020 et en 2021, il s’était, en revanche, abstenu d’émettre la moindre préconisation, du fait – notamment – du contexte « très particulier » lié à la crise sanitaire.
Dès lors, toute la question était de savoir si le comité allait, à nouveau, interpeller les pouvoirs publics, comme au début du premier quinquennat de M. Macron. Une interrogation d’autant plus forte que la controverse fait rage, depuis des mois, sur l’acuité des difficultés financières du système.
Eclairage sur les impacts
Ce nouvel avis conclut donc par l’affirmative : il y a un point noir qui doit être traité. Pour étayer son propos, le CSR se fonde sur les projections que le Conseil d’orientation des retraites a présentées, le 15 septembre, dans son rapport annuel. Ce document montre que le système a renoué avec les excédents en 2021, mais qu’il devrait replonger dans le rouge dès 2023, et n’en sortir que durant la seconde moitié des années 2030, dans le scénario le plus optimiste.
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En outre, souligne le CSR, les perspectives se sont un peu assombries, entre les calculs réalisés en 2021 et ceux divulgués aujourd’hui : désormais, soit il faudrait plus de temps pour combler le trou, soit celui-ci subsisterait, dans des proportions variables selon le rythme de la croissance et la convention comptable retenue. Les incertitudes sont importantes, s’agissant de l’ampleur des déséquilibres à venir, mais le risque « à court et moyen terme » s’avère bien réel, d’autant que la productivité de notre économie est susceptible de fléchir, ce qui accentuerait la dégradation des comptes. C’est pourquoi se pose la question de mesures correctrices.
Pour retrouver la ligne de flottaison, Didier Blanchet et ses pairs examinent les différentes « voies » possibles : majorer les « prélèvements » afin d’accroître les rentrées d’argent dans les caisses, augmenter moins vite les pensions comparativement aux salaires ou aux prix, etc. Autre piste envisageable, que M. Macron a replacée au cœur du débat : allonger la durée des carrières professionnelles, en repoussant l’âge légal de départ, en augmentant la durée d’assurance requise pour une pension à taux plein ou en combinant les deux. Parmi toutes les options existantes, le Comité considère qu’« il ne lui appartient pas [d’en] sélectionner une », mais il éclaire l’exécutif sur leur impact.Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Réforme des retraites : une majorité de plus en plus divisée
Un seul exemple : le relèvement de l’âge d’ouverture des droits de 62 à 64 ou 65 ans engendre des économies rapidement, mais il tend à pénaliser plus nettement les individus touchant de faibles pensions, leur temps passé à la retraite se réduisant significativement. Si une telle disposition était adoptée, le CSR suggère d’amortir ses effets anti-redistributifs par des mesures « compensatrices » : « renforcement de la formation professionnelle », « lutte contre les discriminations liées à l’âge », meilleure « prise en compte de la pénibilité » des métiers. Mais quelle que soit la solution mise en œuvre, aucune « ne peut être indolore pour l’ensemble de la population ».
Bertrand Bissuel=
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Plan santé : soigner le système, faute de pouvoir le guérir
Éditorial
Le Monde
Editorial du « Monde ». Les propositions vont dans le bon sens. Il était temps que les demandes du corps médical soient prises en compte. Espérons que ce plan n’arrive pas trop tard pour remettre sur pied notre système de santé.
Publié le 07 janvier 2023 à 10h21, mis à jour le 07 janvier 2023 à 14h38 Temps de Lecture 2 min.
En décidant de présenter ses vœux aux acteurs de la santé, une première depuis son arrivée à l’Elysée en 2017, Emmanuel Macron a évité l’écueil de l’exercice convenu et des vagues résolutions pétries de bonne volonté. Face à une crise sans précédent du secteur, le chef de l’Etat a pris la parole, vendredi 6 janvier, pour enfin donner des orientations précises et un calendrier qui engage le gouvernement, même si le modus operandi reste à préciser.
Lire la synthèse : Santé : le plan d’Emmanuel Macron pour sortir d’une « crise sans fin »
La situation l’exige. Depuis plusieurs années, les crises succèdent aux crises. La tension ne cesse de monter dans tous les secteurs de la santé. L’hôpital est proche du point de rupture, les déserts médicaux s’étendent mois après mois, les professionnels de santé sont en manque de reconnaissance et en état d’épuisement avancé. La crise des vocations prend de l’ampleur, ne faisant qu’aggraver les pénuries de personnel, qui étaient déjà patentes. Enfin, les Français commencent à douter d’un système qui a longtemps été présenté comme le meilleur du monde, mais qui n’est plus que l’ombre de lui-même.
La pandémie de Covid n’a été qu’un révélateur de dysfonctionnements trop longtemps ignorés et de mauvais choix dictés par la volonté de juguler l’offre de soins pour des raisons d’économies, alors qu’il aurait fallu l’adapter à une demande qui était en train d’exploser, notamment en raison du vieillissement de la population et du développement des maladies chroniques.
Lire l’entretien : « C’est à l’hôpital, le maillon public du système de santé, que réside la marge de manœuvre du chef de l’Etat »
Le plan « Ma santé 2022 », avec la suppression du numerus clausus, qui plafonnait le nombre d’étudiants en médecine, le Ségur de la santé, engageant, un an plus tard, 12 milliards d’euros annuels pour mieux rémunérer les soignants, ont été présentés comme la promesse d’une refondation. Ils n’ont en réalité constitué que des pansements sur un système qu’il faut rebâtir de fond en comble. Le chantier sera d’autant plus long et difficile qu’il ne dépend pas seulement d’enveloppes budgétaires. Pour attirer de nouveau les soignants, il faut une réorganisation profonde, qui passe par des changements de gouvernance ainsi qu’une nouvelle approche des métiers et des conditions de travail.
Accepter l’improvisation
De ce point de vue, les propositions avancées par le chef de l’Etat vont dans la bonne direction. Au-delà des moyens, l’hôpital a besoin de s’extraire des contingences administratives, il a besoin de souplesse dans l’organisation du temps de travail, et de redonner du pouvoir au corps médical. Il était temps que ces demandes soient prises en compte, tout comme la suppression du mode de tarification à l’acte, qui a instauré une course à la rentabilité perturbante pour l’offre de soins comme pour la gestion des établissements.
Lire aussi : Emmanuel Macron veut former encore plus d’infirmiers pour « renforcer les équipes au chevet des patients »
Quant à la médecine de ville, les déserts médicaux ne se résorberont pas du jour au lendemain. En attendant de former les praticiens de demain, il faut accepter l’improvisation. La coercition ayant peu de chances d’être acceptée dans le climat de tension actuel, l’exécutif a raison de miser sur l’incitation, en proposant de mieux rémunérer les médecins qui sont prêts à assurer plus de gardes ou à prendre en charge de nouveaux patients. Le recrutement de 10 000 assistants médicaux, qui permettront aux praticiens de se décharger des tâches administratives pour consacrer plus de temps aux patients, est également bienvenu.
Si le diagnostic est bon, rien ne dit que le dosage du traitement sera suffisant pour surmonter le mal. Mais il faut surtout espérer que ce nouveau plan n’arrive pas trop tard pour remettre sur pied un système de santé profondément et durablement ébranlé.
Le Monde
Réforme des retraites : « Les effets de l’âge ne sont ni uniformes ni systématiques »
Tribune
Corinne Gaudart – Ergonome
Serge Volkoff – Statisticien
Les chercheurs Corinne Gaudart et Serge Volkoff observent, dans une tribune au « Monde », que l’allongement de la vie de travail est contradictoire avec la tendance à l’intensification croissante des tâches et des contraintes.
Publié le 06 janvier 2023 à 11h30, mis à jour le 07 janvier 2023 à 11h32 Temps de Lecture 3 min.
A la naissance du Conseil d’orientation des retraites, en 2000, sa présidente, Yannick Moreau, avait rappelé qu’« il serait illusoire de penser qu’on pourra augmenter la durée d’activité (…) si la gestion des ressources humaines n’évolue pas profondément ». Ce souci a été réactivé à chaque réforme des retraites, et c’est encore le cas aujourd’hui : on reparle, et c’est légitime, de la durée de chômage chez les travailleursseniors, de la pénibilité des tâches qu’ont effectuées bien des salariés âgés ou encore de leurs possibles déficiences de santé et restrictions d’aptitudes.
Lire la chronique : Retraites : la réforme maudite qui hante Emmanuel Macron depuis cinq ans
Mais il est un autre enjeu, moins visible, de la vie de travail dans les années précédant la retraite : ce qui a trait aux conditions de l’activité, et plus précisément ses conditions temporelles. Les difficultés qui surgissent sont en effet fortement liées à une caractéristique majeure de l’évolution du travail dans les pays industrialisés depuis une trentaine d’années : une tendance soutenue à son intensification, avec ses traits bien connus comme le raccourcissement des délais, les horaires plus dispersés ou l’accélération du rythme des changements.
En France, la proportion de salariés dont le rythme de travail est imposé par « des normes ou des délais en une heure au plus » est passée, entre 1984 et 2019, de 5 % à 23 % selon les enquêtes nationales sur les conditions de travail ; celle des travailleurs dont le rythme dépend d’une « demande extérieure exigeant une réponse immédiate » est passée de 28 % à 55 % ; toutes les autres formes de contraintes de temps ont varié dans le même sens et souvent se cumulent.
A chacun son vieillissement
Au regard de ce faisceau de contraintes, les ressources ou les fragilités personnelles sont diverses, comme le sont aussi les compromis que les femmes et les hommes au travail bâtissent, au fil de leur vie professionnelle, entre les exigences de leurs tâches et leur propre rapport au travail, leur santé, leurs compétences et leurs projets. Les effets de l’âge, en ce domaine, ne sont ni uniformes ni systématiques : à chacun son vieillissement, peut-on dire.
Le déclin de certaines fonctions est très variable selon les individus ; en parallèle, l’expérience s’enrichit et les stratégies de travail s’affinent. Mais l’intensification peut souligner d’éventuelles déficiences (par exemple, les horaires de nuit viennent accentuer une déstabilisation du sommeil). Elle peut surtout remettre en cause les apports de l’expérience, plus délicate à élaborer et à mobiliser quand les temps se resserrent.
Lire aussi : Réforme des retraites : les premiers chiffrages émergent
Pour les seniors qui seraient en difficulté dans ces contextes, trois voies se présentent alors. La première est de tenir, tant bien que mal, jusqu’à la retraite, en général au prix de troubles de santé plus ou moins prononcés, notamment des sensations de forte fatigue et des douleurs articulaires, dont rendent compte bien des études sur le vieillissement dans les postes de travail sous pression.
La deuxième, à l’opposé, est de quitter l’emploi, en tirant parti des possibilités de départ anticipé quand elles existent, ou en affrontant une période plus ou moins longue « ni en emploi ni à la retraite ».
La troisième voie est évidemment préférable : celle offerte par des aménagements progressifs des situations de travail, des mobilités bien venues, avec une relative mise à l’abri du travail sous pression ; ces évolutions de parcours ne sont pas rares, mais la contrepartie est parfois un moindre intérêt, un recul dans les responsabilités, un plafonnement de la carrière et un renoncement au développement personnel par le travail.
Valoriser les temps qui comptent
S’il est question d’un allongement des itinéraires professionnels – et même s’il n’en était pas question, d’ailleurs –, il faut donc prêter attention aux conditions temporelles du travail des seniors. Les enjeux qu’on vient d’évoquer appellent à des actions continues sur les situations de travail, en combinant des objectifs de santé et de compétences (donc en associant les acteurs de ces deux domaines), sans nécessairement cibler telle catégorie d’âge, mais en s’intéressant à la diversité des individus, de leurs expériences, de leurs modalités précises de réalisation du travail.
En valorisant aussi les temps qui comptent pour eux : le temps de continuer à apprendre et de transmettre des savoirs professionnels ; le temps de se soucier des dimensions collectives du travail (avec des collègues de toutes générations, mais aussi les clients, les usagers…) ; le temps pour créer et aménager ses propres façons d’agir, pour se reconnaître dans ce que l’on fait.
Lire aussi : Réforme des retraites : aménager les fins de carrière est impératif
Aborder ainsi la question des dernières parties de la vie active aurait deux retombées favorables. Cela renforcerait les possibilités de travailler jusqu’à la retraite, sans dégrader ni la santé ni l’efficience – ce qui, au passage, serait une bonne nouvelle pour l’équilibre financier des régimes de retraite –, et cela contribuerait à développer plus généralement une réflexion sur l’usage des temps dans la vie professionnelle, une réflexion durable au bénéfice des travailleurs de tous âges !
Corinne Gaudart est ergonome, directrice de recherche CNRS au Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (LISE, CNAM) et membre du Centre de recherche sur l’expérience, l’âge et les populations au travail (Creapt) ; Serge Volkoff est administrateur Insee (à la retraite), chercheur associé au Centre d’études de l’emploi et du travail (CEET/CNAM) et membre du Creapt. Ils sont les auteurs de « Le travail pressé. Pour une écologie des temps du travail », Les Petits matins, 2022, 208 pages, 18 euros.
Réforme des retraites : « Une hausse brutale de l’âge de départ frapperait les ouvriers en particulier »
Tribune
Henri Sterdyniak – Economiste
Toute réforme des retraites devrait rendre le système plus juste, or Emmanuel Macron, en fixant l’âge de départ à la retraite à 64 ou 65 ans, ne cherche qu’à réduire les dépenses sociales, écrit l’économiste « atterré » Henri Sterdyniak.
Publié le 04 janvier 2023 à 06h00, mis à jour le 04 janvier 2023 à 15h43 Temps de Lecture 4 min.
Mettre une réforme des retraites en tête de l’agenda en 2023 est malvenu : le système des retraites sera excédentaire de 3 milliards d’euros en 2022, son évolution est contrôlée. Rien ne le justifie, sinon un objectif politique : montrer la capacité d’Emmanuel Macron à réduire les dépenses sociales. Des questions comme la situation des services publics, la réindustrialisation et la transition écologique sont plus cruciales.
Lire aussi la tribune : Réforme des retraites : « Est-ce parce que les actionnaires ont gagné plus qu’il nous faudrait désormais travailler tous plus longtemps ? »
Le système français de retraite est actuellement satisfaisant. Les retraités bénéficient d’un niveau de vie équivalent à celui des personnes en activité. Le taux de pauvreté des personnes âgées est nettement plus faible que celui de l’ensemble de la population. Le taux de remplacement du salaire par la retraite est plus élevé pour les bas que pour les hauts salaires, de l’ordre de 85 % contre 60 %. L’âge ouvrant le droit à une retraite à taux plein est légitimement plus élevé pour ceux qui ont commencé à travailler plus tard, ce qui compense, en partie, les différences d’espérance de vie.
Jusqu’à présent, malgré les réformes passées, le niveau de vie relatif des retraités a été préservé en moyenne, de plus en plus de femmes ayant effectué une carrière complète et ayant droit à une retraite satisfaisante. Toutefois, depuis 2015, le ratio entre pensions et salaires se dégrade et le taux de pauvreté des retraités augmente. Depuis 2017, de nombreux retraités ont subi une baisse de 9,6 % de leur pouvoir d’achat, en raison de la hausse de la contribution sociale généralisée (CSG) et de la sous-indexation des pensions.
Pas de risque de faillite
Le Conseil d’orientation des retraites (COR) se livre, chaque année, à un exercice hors-sol, une projection des retraites jusqu’en 2070, en maintenant les règles actuelles, et sans tenir compte des inflexions qu’imposera la transition écologique.
Du fait des réformes passées, l’âge moyen de départ à la retraite passerait de 62,3 ans en 2021 à 64 ans dès 2035, mais le ratio retraités-actifs augmenterait de 28 %. Dans l’hypothèse centrale (hausse de 1 % par an de la productivité du travail, taux de chômage à 7 % de la population active), la part des retraites dans le produit intérieur brut (PIB), 13,8 % en 2021, n’augmenterait que jusqu’à 14,5 % en 2032, avant de diminuer à 14,1 % en 2050.
Lire aussi : Réforme des retraites : aménager les fins de carrière est impératif
Les déficits projetés sont de l’épaisseur du trait : 0,45 % du PIB par an en moyenne dans les vingt-cinq années à venir, si l’Etat ne réduit pas ses subventions aux régimes de retraites ; 0,15 %, si le taux de chômage baisse à 4,5 %. Ils pourraient être financés par la réduction des exonérations de cotisation sociales, par les excédents de l’Unédic ou par la fin du remboursement de la dette sociale.
Cependant, cette quasi-stabilité de la part des retraites n’est obtenue que par une forte baisse du niveau des pensions relativement à celui des salaires (– 16 % en 2050, – 26 % en 2070), du fait du maintien de l’indexation des salaires pris en compte et des pensions sur les prix, et non sur les salaires.
Ainsi, le minimum vieillesse, de 48 % du revenu médian, serait de 36 % en 2050, très au-dessous du seuil de pauvreté. Le taux de remplacement net après une carrière complète au smic devrait être de 85 %, selon la loi de 2003. Il est actuellement de 80 %. Il baisserait à 69 % pour la génération 2000. Cette paupérisation des retraités est-elle socialement acceptable ? Le système des retraites ne court pas de risque de faillite, mais la hausse des dépenses et des recettes est nécessaire.
Augmenter le nombre de chômeurs
Ayant dû renoncer à instaurer un régime unique par points, Emmanuel Macron maintient son projet d’âge de départ à la retraite à 64 ou 65 ans. Le gouvernement s’est refusé à toute avancée sur la question de la pénibilité ; la baisse programmée du niveau relatif des retraites n’est pas remise en cause. Fixer le minimum contributif à 1 200 euros en 2023 ne ferait que se conformer à la loi de 2003 ; ce niveau ne serait pas rétroactif, ne s’appliquerait qu’aux actifs ayant effectué une carrière complète, ne serait pas indexé sur le smic.
Les conditions de départ sont actuellement satisfaisantes : un départ possible à 60 ans pour ceux qui ont commencé à travailler tôt ; à 62 ans pour tous ; le taux plein à 65 ans pour ceux qui ont débuté à 23 ans.
Lire la chronique : Retraites : la réforme maudite qui hante Emmanuel Macron depuis cinq ans
Une hausse brutale de l’âge requis frapperait ceux qui ont commencé à travailler avant 23 ans, en particulier des ouvriers, qui ont du mal à se maintenir en emploi après 58 ans. Elle ne créerait pas des emplois pour les 1,2 million de personnes qui s’ajouteraient à la population active disponible.
Ce ne sont pas les 62-65 ans qui prendront les emplois en tension (soignants, infirmiers, enseignants, conducteurs de train ou de bus…), dont les salaires et les conditions de travail doivent être repensés. Ce ne sont pas eux qui se formeront aux emplois qualifiés de demain pour la réindustrialisation et le tournant écologique.
Le risque est grand d’augmenter le nombre de chômeurs, de bénéficiaires de l’allocation spécifique de solidarité (ASS) ou du revenu de solidarité active (RSA). Faut-il compter sur la hausse du taux de chômage ainsi provoquée pour faire baisser les salaires ?
L’objectif d’une réforme devrait être de rendre le système plus juste. Pour réduire les inégalités entre les femmes et les hommes, la décote devrait être supprimée pour les basses retraites (inférieures au smic) ; la majoration pour enfant élevé devrait devenir forfaitaire et être versée en priorité à la mère. Les branches professionnelles devraient être fortement incitées à définir des emplois pénibles qui donneraient lieu à une retraite précoce. Les jeunes chômeurs devraient recevoir une allocation d’insertion soumise à cotisation. Les travailleurs âgés, en chômage de longue durée, sans espoir de retrouver un emploi, devraient bénéficier d’une retraite à taux plein.
Assurance sociale, la retraite doit être financée par des cotisations des personnes couvertes. Maintenir le niveau relatif des retraites et des conditions satisfaisantes de départ nécessite de faire passer la part des retraites dans le PIB en 2050 à 16,5 %, ce qui devra être financé par une hausse du taux de cotisation retraite de 5 points (soit 0,25 point par an pendant vingt ans). En échange, les jeunes générations devront avoir la garantie qu’elles auront une retraite convenable. Faut-il leur rappeler que, dans trente ans, ce sont elles qui seront aux commandes ?
Henri Sterdyniak est coanimateur du cercle de pensée Les Economistes atterrés.
Réforme des retraites : « Et si nous laissions aux seniors français le choix de l’âge de leur départ, entre 62 et 67 ans ? » Trois mythes pour une réforme
Tribune
Nicolas Moreau – Economiste
Elena Stancanelli – Economiste
Allongement de l’espérance de vie, pénurie de main-d’œuvre, comparaison avec les autres pays européens : les économistes Nicolas Moreau et Elena Stancanelli réfutent, dans une tribune au « Monde », trois des arguments avancés pour justifier le report de l’âge de la retraite à 65 ans.
Publié le 06 janvier 2023 à 13h00, mis à jour le 08 janvier 2023 à 15h47 Temps de Lecture 4 min.
Un des arguments justifiant de repousser l’âge légal de départ à la retraite est le constat d’une augmentation de l’espérance de vie, qui réduirait le ratio entre actifs et inactifs. Mais prolonger la vie au travail des seniors risque d’avoir un impact négatif sur les soins aux personnes âgées dépendantes fournis par leurs proches.
Selon les données de l’enquête « Emploi du temps » de l’Insee, les seniors à la retraite consacrent en moyenne une demi-heure de plus par jour que les seniors en emploi aux soins aux enfants et aux personnes âgées de leur entourage. Selon nos calculs (appliquant un taux horaire net au smic, sans compter les contributions sociales et faisant l’hypothèse qu’une personne sur deux est retraitée parmi les générations concernées), les soins aux enfants et aux personnes âgées fournis par les retraités français âgés de 62 à 66 ans correspondent aujourd’hui à un montant de 10,7 milliards d’euros par an.
Cette somme ne représente qu’une toute petite partie des frais de prise en charge des personnes âgées que, sans l’aide précieuse de leurs proches, la réforme pourrait engendrer. Il sera en effet très difficile de garder les personnes âgées dépendantes à leur domicile : le secteur de l’aide à domicile étant depuis longtemps en manque structurel de personnel, les places en maison de retraite sont rares et chères. Selon le rapport 2021 de la Commission des comptes de la Sécurité sociale, trois personnes âgées dépendantes sur cinq sont prises en charge à domicile pour un coût moyen par personne de 12 000 euros, contre 35 000 euros en Ehpad. Le Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge évalue l’aide informelle fournie par l’entourage entre 11 milliards et 18 milliards d’euros en 2017.
Lire aussi : Réforme des retraites : le « dîner de famille » où Emmanuel Macron a tenu la ligne des 65 ans
Le recul de l’âge légal de départ à la retraite pourrait entraver cette solidarité intergénérationnelle et contribuer au creusement du déficit de la Sécurité sociale. Cette solidarité profite aussi aux jeunes parents, puisque ce sont souvent les grands-parents qui se déplacent lorsque les petits-enfants sont malades pour les garder, les parents ne disposant souvent que de cinq jours par an de congés pour enfant malade.
Risque de déséquilibres du marché du travail
Un second argument repose sur les difficultés de recrutement de certaines entreprises sur le marché du travail : ce manque de main-d’œuvre pourrait être comblé en repoussant l’âge de la retraite. Mais les métiers en tension sont souvent les plus exposés aux facteurs de pénibilité au travail, ou sont très spécialisés. Ils pourront difficilement être assurés par des travailleurs seniors. Selon une enquête menée par Pôle emploi en 2022 auprès de 2,4 millions d’établissements et à laquelle un établissement sur six a répondu, les métiers les plus en tension sont les couvreurs-zingueurs, les aides à domicile et les aides-ménagères, les pharmaciens, les chaudronniers, les métalliers, les serruriers, les mécaniciens et électroniciens de véhicule. Parmi les métiers qui embauchent le plus, on compte les salariés de l’agriculture, de l’hôtellerie-restauration et les aides-soignantes.
Augmenter l’âge de départ à la retraite risque donc surtout d’accroître les déséquilibres du marché du travail en épaississant les files des chômeurs de longue durée. Il n’est pas dit non plus que les travailleurs âgés de 60 ans et plus s’adaptent facilement à la numérisation des emplois amplifiée par la pandémie de Covid-19, ce qui peut entraîner une perte de productivité du travail.
Lire la tribune : Réforme des retraites : « Une hausse brutale de l’âge de départ frapperait les ouvriers en particulier »
Un troisième argument est le constat que la plupart des pays comparables à la France ont des âges de départ à la retraite plus tardifs. Mais, en réalité, de nombreux pays laissent aux travailleurs, à partir d’un certain âge, la possibilité de choisir eux-mêmes le meilleur moment pour partir à la retraite.
Aux Pays-Bas, l’âge avant lequel il n’est pas possible de partir à la retraite avec le minimum retraite est en effet de 67 ans. Mais le droit à la retraite est garanti pour les personnes ayant vécu suffisamment longtemps aux Pays-Bas même sans travailler, et une réforme est actuellement à l’étude pour permettre aux travailleurs qui exercent des métiers pénibles de partir plus tôt. Au Royaume-Uni, l’âge légal de départ à la retraite a été supprimé en 2011, et on ne peut pas partir avec le minimum retraite avant 66 ans (et bientôt 67). Mais il suffit de trente-cinq ans de contributions (moins pour les travailleurs qui ont gardé leurs enfants de moins de 16 ans) pour avoir droit au minimum retraite.
Bien-être et croissance
Au Portugal, l’âge de départ varie en fonction de l’espérance de vie : il diminuera de 66 ans et 7 mois en 2022 à 66 ans et 4 mois en 2024, à la suite de la baisse de l’espérance de vie due au Covid-19. Ceux qui sont entrés très jeunes sur le marché du travail et ont exercé des métiers pénibles peuvent partir à la retraite plus tôt avec le taux plein. En Espagne, l’âge de départ est actuellement de 66 ans et 2 mois et va progressivement augmenter de 2 mois par an pour atteindre 67 ans en 2027, mais ceux qui ont travaillé trente-huit ans et demi peuvent partir à 65 ans. Certaines professions peuvent prendre leur retraite avant ces âges et pour certains agents du secteur public, l’âge de départ est de 60 ans.
En Suède, il est possible de prendre sa retraite à partir de 62 ans (63 prochainement) et il n’existe pas de limite d’âge maximal. En Norvège, les travailleurs du secteur public et ceux de la majorité des entreprises du secteur privé (couvertes par les principaux syndicats d’employeurs) peuvent partir à la retraite à partir de 62 ans. Il est toutefois possible de cumuler des salaires avec une pension de retraite, avec de fortes incitations fiscales pour les travailleurs du secteur privé à rester en poste, mais pas pour ceux du public. L’âge maximal de départ à la retraite est de 67 ans, mais il est possible de continuer à travailler à temps partiel au-delà. Les pensions d’invalidité permettent aux Norvégiens de moins de 62 ans de prendre leur retraite, les conditions d’attribution étant dans certains cas plutôt souples.
Lire l’éditorial du « Monde » : Réforme des retraites : une nécessaire souplesse
Et si nous laissions aux seniors français le choix de leur départ à la retraite entre 62 et 67 ans ? Les travailleurs sont en général aujourd’hui bien informés de leurs droits à la retraite : un tel système paraîtrait le plus adapté au bien-être individuel, au bien-être collectif et à la croissance économique.
L’économiste Antoine Bozio : pourquoi la réforme des retraites « pourrait aggraver » les inégalités
8 janvier 2023 | Par Dan Israel
Spécialiste du sujet et inspirateur de la première réforme qu’Emmanuel Macron a tenté de faire passer, le directeur de l’Institut des politiques publiques avertit sur les choix que pourrait faire le gouvernement. Et explique les revirements du président sur ce dossier brûlant.
Le 10 janvier, Élisabeth Borne présentera les choix du gouvernement pour la réforme des retraites qu’il entend mettre en place dès l’été prochain. Les syndicats, unanimes dans leur opposition, fourbissent déjà leurs armes et prévoient une première grève, qu’ils espèrent massive, dans les jours suivant l’annonce de la première ministre.
Avant d’entrer dans la fureur des débats, Mediapart a souhaité donner la parole à Antoine Bozio. Spécialiste du sujet des retraites, directeur de l’Institut des politiques publiques, l’économiste a aussi été l’un des principaux inspirateurs de la première réforme qu’Emmanuel Macron a tenté de faire passer durant l’hiver 2019-2020.
Là où le président souhaitait à l’époque une réforme « systémique », bouleversant tout le système, il s’est désormais converti à une réforme « paramétrique », visant à obtenir des économies rapides en faisant reculer l’âge de départ à la retraite.
Quel regard Antoine Bozio porte-t-il sur ce revirement et comment l’explique-t-il ? En quoi les choix du gouvernement risquent-ils d’aggraver les inégalités du système actuel ? Quelles sont les alternatives ? Entretien.
Mediapart : Le système de retraites français est-il en danger ?
Antoine Bozio : Poser cette question, c’est poser celle de l’équilibre financier. Et pour les 15 prochaines années, on constate un déficit du système de retraite. Un déficit pas gigantesque, mais durable : chaque année, il y a aux alentours de 12 milliards d’euros qui manquent.
Il est donc légitime de vouloir s’attaquer à ce sujet. Mais il ne faut pas se tromper sur le diagnostic, on ne peut pas dire que le système est en danger. Le déficit n’est pas explosif, il n’y a pas de dérive des dépenses de retraite. Ces dépenses sont maîtrisées, mais à un niveau qui est supérieur aux ressources qu’on y consacre chaque année.
Cette stabilisation des dépenses est-elle la conséquence des réformes déjà votées ?

Antoine Bozio en avril 2017. © Photo Jacques e / AFP
Oui, et la plus grande de ces réformes est peu connue : il s’agit du changement d’indexation des droits à la retraite, en 1987. On est passés d’une indexation du montant des pensions sur la croissance des salaires à une indexation sur la croissance des prix. Or, en moyenne, les salaires augmentent plus vite que les prix. Évidemment pas en cette année de forte inflation, mais cela s’est toujours vérifié sur une longue période.
C’est ce qui explique principalement que les dépenses de retraites ont fini par se stabiliser. Et qu’elles devraient diminuer à l’avenir, malgré la hausse prévue de l’espérance de vie. Il n’y a rien de magique là-dedans : il y aura une dégradation du niveau relatif des pensions par rapport aux salaires. Aujourd’hui, les retraités ont plutôt un niveau de vie supérieur au niveau de vie moyen. Mais dans les 20 à 30 ans, cela ne sera plus le cas.
Quel regard portez-vous sur cette baisse annoncée ?
Le fait que les retraités aient un niveau de vie plus élevé que les actifs, ce n’est pas forcément facile à justifier. Pourquoi le niveau de vie des familles avec enfants devrait-il être plus faible que celui des retraités ? Ce n’est donc pas aberrant de faire porter une partie de l’effort sur les retraités plutôt que sur les actifs.
Mais jusqu’à quel point a-t-on envie d’aller ? Au moment où nous arriverons à la retraite, notre niveau de vie ne sera pas celui de nos parents actuellement à la retraite. On a donc déjà fait beaucoup.
Faut-il alors mettre à contribution les retraités actuels, partis en moyenne assez tôt, et qui touchent, toujours en moyenne, des pensions plus élevées que dans le futur ?
On dépense chaque année 300 milliards pour payer les retraites. Si on en retire un pour cent, on gagne un quart des 12 milliards de déficit prévus. Cette année, l’inflation est forte et les salaires ne suivent pas. C’est un argument fort pour choisir cette voie : pourquoi le choc négatif du pouvoir d’achat ne devrait-il reposer que sur les actifs et pas sur tout le monde ?
On pourrait par exemple revaloriser le montant des pensions de 5 % au lieu de 6 %. Mais cela ne veut pas dire qu’il faut baisser le niveau des pensions chaque année pendant 15 ans, car le système de retraite doit pouvoir garantir un niveau de pouvoir d’achat aux retraités.
Quelles sont les autres marges de manœuvre à la disposition du gouvernement ?
On peut augmenter les cotisations sur les salaires. Cela ne poserait pas de problème économique. Mais il faut bien voir les conséquences de ce choix : une baisse du pouvoir d’achat des actifs.
Vous avez évalué la hausse moyenne de cotisations nécessaire à environ 60 euros par mois, par salarié…
Oui. Ce n’est pas gigantesque, mais on ne peut pas dire que les salariés ne le verront pas. Dans le contexte actuel, cela ne sera pas anodin. Mais c’est un choix politique : on peut dire que nous préférons augmenter les cotisations pour financer les retraites, et accepter que notre pouvoir d’achat actuel soit plus faible, parce que nous passerons plus de temps à la retraite.

À Toulouse, le 29 septembre 2022. © Photo Frédéric Scheiber / Hans Lucas via AFP
Le gouvernement rejette clairement ces deux premières options et préfère décaler l’âge de départ à la retraite.
Oui, mais décaler l’âge effectif moyen auquel les Français partent à la retraite, ce n’est pas forcément décaler l’âge légal de départ ! Cela peut aussi être augmenter le taux d’emploi des seniors. Avec plus de seniors qui travaillent, plus de gens cotisent, et cela a mécaniquement un impact positif sur l’équilibre du système.
Comment y parvenir ?
On peut chercher à ce que les seniors soient moins licenciés par leurs employeurs, ou qu’ils puissent partir à la retraite de façon progressive, en gardant une activité plus longtemps… Il y a de nombreux paramètres.
Il est important de comprendre, parmi tous les leviers disponibles, lesquels vont permettre de décaler la sortie du marché du travail des seniors et comment cela peut se faire dans les meilleures conditions possibles : qui supportera le mieux le décalage de l’âge de départ ? Qui est en condition physique et de santé suffisante ? Dans quel type d’emploi ?
Cette approche n’est pas du tout la même que de dire que pour augmenter l’âge moyen de départ à la retraite, il y a un levier magique : l’augmentation de l’âge légal.
Le gouvernement et les syndicats s’accordent pour souligner qu’en France, le taux d’emploi des seniors est très faible : 33 % des 60-64 ans travaillent, contre 60 % en Allemagne et 80 % en Suède. Pourquoi ?
Il faut remonter au début des années 1980. On avait alors un taux de chômage en forte augmentation, et on a pensé, en France et dans d’autres pays en Europe, que si on incitait les entreprises à se débarrasser des seniors, on allait résoudre le problème du chômage. On a dépensé des milliards dans ce type de politique.
Et ça a très bien marché pour faire partir les seniors : leur taux d’emploi, qui était au même niveau en France qu’ailleurs, a chuté [le taux d’emploi des 55-64 ans est passé de 46,9 % à 28,3 % entre 1980 et 1998, contre 56 % fin 2021 – ndlr].
Il est certain que mobiliser les compétences des seniors dans le monde du travail, cela demande plus de travail que de s’en débarrasser. Et le patronat a toujours cette tentation.
Cette politique volontariste a rencontré l’adhésion des entreprises qui ont compris que cela leur coûtait moins cher de se débarrasser des plus âgés en étant financées par la collectivité. On s’est mis dans cette logique de préretraite, qui a eu des effets très puissants sur le marché du travail, où on a considéré que les actifs étaient vieux de plus en plus tôt, dès 50 ans parfois.
Et cela a-t-il fait baisser le chômage ?
Pas du tout. L’emploi des seniors a baissé fortement, mais rien ne s’est passé pour les plus jeunes. On a seulement réduit le taux d’emploi en France. Nos voisins ont arrêté ces politiques plus vite que nous. Ils ont compris qu’il fallait au contraire dépenser de l’argent pour aider les seniors à rester en emploi, en finançant des formations, en favorisant des transitions plus douces vers la retraite. La France, elle, a fermé tardivement les dispositifs de préretraite. Et dans les entreprises, ces politiques existent encore, avec des primes de départ…
Le dirigeant de la CGT Philippe Martinez raconte en effet souvent que Renault, dont il est officiellement employé, lui a envoyé un courrier, comme à tous les plus de 60 ans, pour l’inciter à partir contre de l’argent. Est-ce une politique spécifique des entreprises françaises ?
Beaucoup d’entreprises en Europe l’ont fait, mais en France, les pouvoirs publics ont beaucoup aidé, avant de comprendre qu’il y avait un problème. Il est certain que mobiliser les compétences des seniors dans le monde du travail, cela demande plus de travail que de s’en débarrasser. Et le patronat a toujours cette tentation. Il demande beaucoup de baisses de charges et réclame la réduction des dépenses publiques. Mais sur ce sujet-là, il y a une gêne, cela l’embête beaucoup.
Là où la France est très singulière aussi, c’est que les départs se font d’un coup. On passe directement d’un temps plein à la retraite.
Pourquoi n’y a-t-il pas de transition progressive ?
Principalement parce que notre façon de calculer le montant de la pension que vous allez toucher pénalise ce choix : dans le privé, on calcule sur vos 25 meilleures années de carrière [et sur les six derniers mois de carrière pour les fonctionnaires – ndlr]. Puisque l’inflation est prise en compte dans le calcul, ce sont les dernières années qui pèsent le plus. Si vous étiez à temps partiel pendant les cinq dernières années, c’est donc très mauvais.
Selon les projections, les mesures déjà prises, notamment la réforme Touraine qui augmente petit à petit la durée de cotisation nécessaire pour toucher le taux plein, aboutiront de toute façon à amener l’âge moyen de départ à 64 ans en 2030…
Cette augmentation de durée de l’assurance va toucher progressivement plus de monde. Actuellement, il faut avoir cotisé pendant 41,5 ans, et cela augmente à chaque génération. Les plus jeunes générations ont aussi fait plus d’études en moyenne, elles ont donc commencé à travailler plus tard.
Ce double effet explique que de plus en plus de monde va être touché par le recul de l’âge de départ. Mais le gouvernement regrette que ce mouvement soit lent : à l’horizon des dix prochaines années, il ne permet pas de combler le déficit. D’où l’idée d’accélérer. Et ce qui est très tentant, c’est de reculer l’âge légal de départ à la retraite.
Les départs à 67 ans, ce n’est pas, comme on pourrait le penser, des gens qualifiés avec des métiers plutôt sympas. Ce sont des femmes et des hommes aux carrières très hachées et difficiles.
Pourquoi ce choix est-il inéquitable ?
Parce que ceux qui ont commencé à travailler tôt, qui ont de longues durées d’assurance et qui peuvent partir dès qu’ils ont atteint l’âge légal, seront les premiers touchés.
Et ce sont les moins bien formés, qui gagnent généralement le moins bien leur vie…
Oui, ce sont des gens moins qualifiés. Mais, et c’est là que cela devient subtil, ceux qui peuvent partir à l’âge légal sont aussi ceux qui ont les carrières les plus complètes. Car ceux qui ont des faibles pensions du fait de carrières morcelées doivent attendre 67 ans, pour ne pas subir une décote sur le montant de leur pension.
Les départs à 67 ans, ce n’est pas, comme on pourrait le penser, des gens qualifiés avec des métiers plutôt sympas. Ce sont des femmes et des hommes aux carrières très hachées et difficiles.
C’est d’ailleurs l’un de vos principaux reproches envers le système actuel.
À lire aussiRetraites : la nouvelle réforme de MacronAprès les fêtes, la retraite à 65 ans ?
Ce n’est en effet pas du tout comme cela qu’on aimerait penser un système de retraite. On aimerait qu’il y ait un âge normal de départ pour ceux qui ont de bonnes carrières, et un âge de départ [plus précoce] pour ceux qui ont commencé tôt ou qui ont des difficultés de santé…
La réforme prévue par l’exécutif va-t-elle changer les choses ?
Elle pourrait les aggraver. Reculer uniquement l’âge d’ouverture des droits toucherait beaucoup plus ceux qui sont dans le bas de la distribution [des revenus] que ceux qui sont le plus haut.
Mais on peut déjà rééquilibrer un peu les choses en créant une exception pour les personnes qui partent en retraite pour inaptitude ou invalidité, en maintenant par exemple leur âge de départ à 62 ans. Ces personnes sont en mauvais état de santé et ont une espérance de vie plus faible que les autres, ce sont plutôt des ouvriers non qualifiés et qui touchent plutôt des salaires très modestes. Et ils sont nombreux dans le bas de la distribution [lire la note de l’IPP à ce sujet – ndlr].
Augmenter la durée de cotisation paraît donc être un choix plus équitable ?
Une augmentation de la durée d’assurance toucherait en effet essentiellement les 20 à 30 % des salaires les plus élevés, les personnes les plus qualifiées, qui ont commencé à travailler plus tard.
Il existe cependant une autre subtilité, que nous avons détaillée dans une note : la formule de calcul du montant de la pension de retraite prend en compte la durée d’assurance, qui permet d’obtenir le taux plein, mais aussi un « coefficient de proratisation » pour les carrières incomplètes [la pension est alors en réalité calculée en fonction du nombre de trimestres réellement effectués – ndlr].
Or, si on augmente dans la même proportion la durée de cotisation et le coefficient de proratisation, comme cela a été le cas dans toutes les réformes depuis 2004, on va pénaliser les personnes qui partent avec une carrière incomplète, soit à 67 ans après annulation de la décote, soit à 62 ans si elles justifient d’une invalidité. Elles obtiendront une pension moins élevée.
D’autres points importants restent encore flous…
Oui, par exemple, quel sera le dispositif pour les carrières longues ? On ne le sait pas encore. Aujourd’hui, pour pouvoir partir à 60 ans, il faut avoir une carrière complète et avoir cotisé au moins 5 trimestres entre ses 18 et ses 20 ans. Dans la nouvelle réforme, qui sera éligible à ce dispositif ? Et pour un départ à quel âge ?
Le minimum de pension à 85 % du Smic, annoncé par le gouvernement, ne concernera que les personnes ayant une carrière complète. Je pense que cela va créer beaucoup de déceptions.
En augmentant l’âge de départ à la retraite, va-t-on augmenter la durée pendant laquelle beaucoup de travailleurs pauvres se retrouvent dans un « sas de précarité », sans travail ni retraite, comme le décrit par exemple l’économiste Michaël Zemmour ?
Je ne crois pas vraiment à cet effet. En analysant les précédentes réformes en France ou dans les pays voisins, on constate que lorsque l’âge de départ augmente, l’effet majoritaire est un maintien en emploi plus important des seniors. Oui, dans un premier temps, les personnes qui étaient au chômage le restent plus longtemps, mais cet effet se résorbe ensuite.
Le gouvernement promet qu’avec sa réforme, les « petites retraites » ne pourront pas être inférieures à 85 % du Smic. Mais cela ne concernera pas tous les retraités, loin de là…
Il y a deux points importants : cela concernera-t-il aussi les personnes déjà à la retraite, ou seulement le « flux » [les personnes qui commencent à toucher leur retraite – ndlr] ? Et ce minimum de pension qui est annoncé ne concernera que les personnes ayant une carrière complète. Je pense que cela va créer beaucoup de déceptions, car quand on parle des petites pensions, on parle souvent des personnes qui ont des carrières incomplètes.
Vous étiez l’un des principaux inspirateurs de la précédente tentative de réforme, en 2019-2020. Très ambitieuse, elle visait à refondre complètement le système existant. Avec le Covid, tout s’est arrêté. Et aujourd’hui, Emmanuel Macron a complètement changé de logique.
Oui…
Il est revenu à une réforme visant seulement à faire des économies. Est-ce une déception pour vous ?
Je ne suis pas déçu de ce que fait le gouvernement, ce n’est pas mon sujet. Je n’ai pas d’intérêt personnel à avoir un système plutôt qu’un autre. Mais je suis déçu de notre incapacité collective à mener un débat démocratique sur notre système de protection sociale et notre système de retraite.
Dès 2017, il y avait au sein du gouvernement une fracture forte sur l’opportunité de faire une réforme systémique.
Je cherchais à mettre en place les éléments d’un système fiable et stable financièrement, avec des règles permettant de comprendre clairement les conséquences des mesures que l’on prend, quelles qu’elles soient : augmenter ou non l’âge de départ, rendre ce départ plus ou moins progressif… Comme une Constitution en quelque sorte. Je me disais qu’une fois qu’on aurait cela, il y aurait un débat politique.
Cela ne s’est pas passé ainsi.
Non. D’abord, la réforme sur laquelle on a finalement abouti en 2020, moi je ne la « signais » pas. Elle n’était pas conforme à ce que je pensais être pertinent. Il y avait la question de l’âge pivot, mais aussi la façon de traiter les primes de fonctionnaires, et de la rémunération des catégories disposant de peu de primes, comme les enseignants…
Et il faut savoir être critique : peut-être que c’était trop gros, trop complexe. Mais ce qui m’a posé beaucoup de problèmes à l’époque, c’est qu’on n’était vraiment pas dans le cadre d’un débat éclairé : souvent, les arguments utilisés, pour ou contre la réforme, étaient faux. Les gens n’avaient pas compris qu’il y a des inégalités fortes dans le système [nous avions présenté certaines de ces inégalités dans cet article – ndlr].
Pourquoi Emmanuel Macron a-t-il fait volte-face ?
Dès 2017, il y avait au sein du gouvernement une fracture forte sur l’opportunité de faire une réforme systémique. Un certain nombre de membres éminents du gouvernement, et de l’administration qui le soutenait, y étaient fortement opposés. Et il est très difficile de mener une réforme si elle n’a pas au moins l’assentiment de ceux qui sont chargés de la mettre en place.
Au sein du gouvernement et autour, il y a eu de nombreux débats internes, et ceux qui ont gagné sont ceux qui voulaient abandonner ce qu’ils voyaient comme des élucubrations d’intellectuels inutiles, pour mettre en place les « vraies » réformes, menées par les « vrais » responsables.
Augmenter l’âge légal, c’est simple, tout le monde comprend, le président le met dans ses engagements de campagne et ensuite, tout le monde est au garde-à-vous, terminé. La réforme systémique était peut-être trop compliquée. Là, au moins, c’est très clair : des gens sont pour, d’autres sont contre et on se tape dessus. Ça crée un clivage politique.
En 2020, le gouvernement ne voulait pas non plus assumer le fait qu’il y aurait des perdants dans sa réforme.
Mais il y aurait eu plein de gagnants tout en bas. Quand les conseillers du ministère du travail m’ont présenté les premières estimations de la réforme, ils ne s’attendaient pas à ça : les grands gagnants étaient les 50 % des salariés du bas de la courbe. Pour moi, c’était l’objectif. Cette réforme devait être redistributive, permettre d’augmenter l’âge de départ moyen, mais de façon proportionnelle au niveau des salaires.
Peut-être qu’il y aurait pu avoir un deal : la gauche aurait vu la réduction des inégalités de retraites, et la droite le fait qu’on équilibre le système. Et on aurait trouvé un accord. Cela n’a pas été le cas.
Pensez-vous qu’une réforme de fond est toujours nécessaire ?
Les problèmes du système de retraite sont toujours là. Le fait que l’indexation sur les prix va faire baisser le niveau de vie des retraités, que la retraite progressive est pénalisée par le mode de calcul des pensions, qu’il y a 12 formules de calcul différentes pour les pensions de réversion, que les montants de pension varient selon les régimes par lesquels vous êtes passé… À un moment, on sera obligés de revenir sur ces sujets. Pas dans les trois prochains mois, certes. Mais le diagnostic n’a pas changé.
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Réforme des retraites : « En s’appuyant sur un logiciel économique erroné, la droite puis la Macronie persistent depuis vingt ans dans une impasse »
Tribune
Jean Vercherand – Economiste
Ce n’est pas la durée du travail qui accroît la richesse, mais la capacité à innover, observe l’économiste Jean Vercherand dans une tribune au « Monde ».
Publié le 06 janvier 2023 à 12h00, mis à jour le 06 janvier 2023 à 12h02 Temps de Lecture 3 min.
La volonté d’Emmanuel Macron et de la droite de retarder l’âge de départ à la retraite repose, au-delà de la question du financement, sur la conviction que pour avoir une croissance économique plus forte, permettant de réduire le chômage, il faudrait travailler plus.
Cette conviction a une alliée de poids : la théorie économique, et en particulier la microéconomie, considérée comme le noyau dur de la discipline. Celle-ci enseigne que, pour un état donné de la technologie et de la démographie, le produit intérieur brut (PIB) d’un pays dépend du degré de mobilisation de ses ressources productives, en particulier du travail. Cela s’appelle la « frontière des possibilités de production ». Donc, si l’on allonge la durée du travail, on accroît le PIB.
Et si l’on augmente le nombre de fonctionnaires, ce seront autant de ressources en travail qui manqueront aux entreprises, qui, si l’on en croit cette théorie, sont les seules à innover et à créer véritablement des richesses. D’où, depuis vingt ans, les tentatives ou décisions de remise en cause des 35 heures, de défiscalisation des heures supplémentaires pour encourager les salariés à travailler plus, de recul de l’âge de départ à la retraite, de cumul emploi et retraite, de limitation, voire de diminution, des impôts qui laissent bien des services publics exsangues…
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Ce raisonnement appelle quatre remarques. S’il suffisait d’allonger la durée du travail pour augmenter le PIB d’un pays, donc sa puissance économique, tous les gouvernements l’auraient fait depuis longtemps, à commencer par les régimes dictatoriaux ! Or, on ne trouve rien de cela. Au contraire, la réduction de la durée du travail est une longue histoire de revendication sociale et d’intervention publique, depuis deux siècles, commune à tous les pays développés.
Les faits contredisent la théorie
En réalité, rien n’empêche les employeurs d’allonger si nécessaire la durée du travail en recourant aux heures supplémentaires. Pour le droit du travail, ce recours est une prérogative patronale, mais aussi une obligation légale : le salarié qui refuse commet une faute contractuelle passible de sanction. Ainsi, la fameuse semaine de 40 heures du Front populaire, si décriée sur le moment, a été rétablie dès février 1946. Or, elle n’a pas empêché la reconstruction rapide du pays, ni la croissance exceptionnelle des « trente glorieuses ». En 1965, la durée effective du travail était, tous salariés confondus, de quarante-six heures par semaine, soit un dépassement de 15 % de la durée légale. Abaisser la durée légale du travail n’a donc rien de décroissant, sauf à interdire les heures supplémentaires.
La baisse de la durée de travail est loin d’être un facteur limitant la croissance, si l’on en juge par l’abaissement historique de la durée du travail, le chômage qui gangrène nos sociétés et le déclassement dans les qualifications qui l’accompagnent. Cette durée représente désormais dans nos pays développés moins de 15 % de la vie éveillée des individus
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S’agissant des prélèvements obligatoires, les pays scandinaves en ont été les champions du monde pendant plusieurs décennies avec leur modèle social inauguré en 1932 : un haut niveau de services publics en contrepartie d’impôts élevés. Pour autant, le niveau de vie des Scandinaves en consommation de biens privés n’était pas inférieur aux autres pays développés, bien au contraire !
A l’évidence, les faits contredisent la théorie. L’erreur vient du fait que la consommation est censée relever à long terme de déterminants sommaires : si, en travaillant plus, l’offre double, les revenus doubleront, et il en sera de même pour la consommation. En réalité, si « l’offre crée la demande », selon l’adage, ce n’est pas de façon naïve et simpliste par les volumes, mais par les innovations dans de nouveaux biens de consommation. Celles-ci accroissent le désir de consommation de la société (sa propension à consommer). Ce sont elles qui, à structure démographique donnée, accroissent dans la durée le PIB marchand.
Jeu à somme forcément positive
Quant au PIB non marchand, il dépend des décisions des collectivités publiques d’accroître ou non les services publics, lesquels sont principalement consommateurs de travail. Dans la mesure où ce dernier n’est pas un facteur limitant, ces services publics ne sont pas substituables à la production de biens privés par les entreprises, mais complémentaires. Production de biens privés et de biens publics est donc un jeu à somme forcément positive
Enfin, s’agissant de la « valeur travail » si souvent invoquée, elle concerne les qualités de sérieux, d’initiative, de persévérance dans le travail… qui n’ont rien à voir avec sa durée ! Surtout, il y a une différence fondamentale entre travailler pour soi (pour s’instruire, se cultiver, créer, etc.) et travailler pour le marché. Dans la mesure où la demande de travail est inélastique (de même que pour de nombreux biens et services), inciter à travailler plus pour le marché devient un formidable attrape-nigaud : ce qui sera gagné sur les volumes sera plus que perdu par la baisse des prix.
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Les autoentrepreneurs ubérisés l’ont expérimenté à leurs dépens. Ils ont été encouragés à travailler de plus en plus pour finalement gagner moins : à peine le smic pour soixante-cinq à soixante-dix heures par semaine ! Comme au XIXe siècle, lorsque le droit du travail était quasi inexistant : les historiens ont constaté qu’en Angleterre, aux Etats-Unis, en France, les salaires dans une branche d’industrie étaient d’autant plus faibles que la durée du travail y était longue !
En s’appuyant sur un logiciel économique erroné, la droite et maintenant la Macronie persistent depuis vingt ans dans une impasse, sans que la gauche ait été capable de le comprendre et de répliquer.
Jean Vercherand est économiste et historien à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement. Il a notamment écrit « Microéconomie. Une approche critique » (Editions scientifiques internationales Peter Lang, 2016).
Réforme des retraites : un projet déjà contesté
En mettant l’accent sur le recul de l’âge de départ en retraite comme principale mesure, la réforme laisse dans l’ombre les réalités du marché du travail des seniors.
- « Et si nous laissions aux seniors français le choix de l’âge de leur départ, entre 62 et 67 ans ? », par Nicolas Moreau, professeur d’économie à l’université de La Réunion, et Elena Stancanelli, directrice de recherche au CNRS et professeure à l’Ecole d’économie de Paris
- « Présenter la réforme des retraites comme juste pour les femmes relève du boniment », par Christiane Marty, ingénieure-chercheuse, membre du conseil scientifique d’Attac et de la Fondation Copernic
- « Les effets de l’âge ne sont ni uniformes ni systématiques », par Corinne Gaudart, ergonome, directrice de recherche CNRS au Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (auquel est associé le CNAM) et membre du Centre de recherche sur l’expérience, l’âge et les populations au travail (Creapt), et Serge Volkoff, administrateur à l’Insee (en retraite), chercheur associé au Centre d’études de l’emploi et du travail (CEET/CNAM) et membre du Creapt
- « En s’appuyant sur un logiciel économique erroné, la droite puis la Macronie persistent depuis vingt ans dans une impasse », par Jean Vercherand, économiste et historien à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement
« Les entreprises ont l’habitude de se débarrasser des salariés les plus âgés dès qu’il faut procéder à des restructurations »
Tribune
Thierry Legrand-Browaëys – directeur des ressources humaine dans l’industrie du câble
Le directeur des ressources humaines Thierry Legrand-Browaëys, préconise, dans une tribune au « Monde » de faire évoluer la gestion des fins de carrière dans les entreprises, avant de demander aux actifs de travailler plus longtemps.
Publié le 09 janvier 2023 à 17h00 Temps de Lecture 3 min. https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/01/09/les-entreprises-ont-l-habitude-de-se-debarrasser-des-salaries-les-plus-ages-des-qu-il-faut-proceder-a-des-restructurations_6157185_3232.html
Le vieillissement de la population française se confirme. Dans son dernier rapport sur les « évolutions et perspectives des retraites en France », le Conseil d’orientation des retraites (COR) prévoit que l’espérance de vie moyenne à 60 ans atteindra 29,3 ans chez les hommes et 31,3 ans chez les femmes en 2070.
Une telle évolution ne s’est encore jamais produite, ce qui permet à l’ancienne ministre Michèle Delaunay de redéfinir la France comme une « société de la longévité» et à l’économiste Maxime Sbaihi de qualifier la situation de « grand vieillissement ».
Une incitation au désemploi
Depuis près de trente ans, pour faire face au vieillissement, les différents gouvernements ont réformé en n’utilisant que le paramètre de l’âge légal de départ avec comme corollaire le nombre de trimestres de cotisation requis pour une retraite à taux plein. Depuis la « réforme Balladur » du 22 juillet 1993, les responsables politiques n’ont eu de cesse de pousser les Français à travailler plus longtemps. En conséquence, les législations successives font peser sur ceux qui travaillent la responsabilité de plus en plus lourde de financer les pensions de ceux qui ne travaillent plus.
Cette solidarité intergénérationnelle a un coût et suscite des polémiques de plus en plus virulentes. Ainsi, Maxime Sbaihi demande « de mieux répartir entre les âges les efforts collectifs à fournir face à une révolution démographique dont personne n’est responsable » (Le Grand vieillissement, Editions de l’Observatoire, 2022), pendant que François de Closets assimile les boomers à « une génération qui a vécu aux crochets de ses enfants » (La Parenthèse boomers, Fayard, 2022).
Archives de 2020 : s « Nous devons engager le pays dans la révolution de la longévité »
Si les réformes paramétriques ont leur justification sur le plan budgétaire, elles font abstraction du chômage des seniors. Car à force de reporter l’âge légal de départ en retraite, les responsables politiques ont fini par inciter au désemploi. Par une loi du 18 décembre 1963, le gouvernement de Georges Pompidou (1911-1974) a commencé par autoriser la négociation de conventions de préretraite dans les entreprises.
En 1972, une autre loi a institué la garantie de ressources, par laquelle l’Etat s’est engagé à verser des allocations aux seniors qui étaient involontairement privés de travail et ne pouvaient pas encore bénéficier de pensions de retraite. Le 13 juin 1977, un accord national interprofessionnel a étendu le versement de ces allocations aux seniors démissionnaires.
Les entreprises ont gardé l’habitude de se débarrasser des plus âgés de leurs salariés dès qu’il s’avère nécessaire de procéder à des restructurations
L’aboutissement de cette logique a été la légalisation de la retraite à 60 ans par l’ordonnance du 26 mars 1982. Elle avait entre autres pour but d’écourter les carrières afin de libérer des postes pour les jeunes.Cours en ligne, cours du soir, ateliers : développez vos compétencesDécouvrir
Comme l’explique l’économiste Jean-Olivier Hairault dans son livre Ce modèle social que le monde ne nous envie plus(Albin Michel, 2015), la généralisation de « l’inactivité précoce des seniors » a coïncidé avec un durcissement du marché de l’emploi dont les jeunes ont été les premières victimes. En 2022, le taux de chômage des moins de 26 ans était encore proche de 18 % en France, soit quatre points au-dessus de la moyenne des pays membres de l’Union européenne.
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L’échec de la stratégie française a laissé des traces. Les acteurs de la vie économique, et en particulier les entreprises, ont gardé l’habitude de se débarrasser des plus âgés de leurs salariés dès qu’il s’avère nécessaire de procéder à des restructurations. Aujourd’hui, plus d’un salarié sur deux termine sa carrière en n’étant plus en poste. Bon nombre de dirigeants reprochent aux seniors de ne pas savoir s’adapter au changement et d’être trop coûteux.
De tels préjugés ne doivent pas occulter le fait que les seniors sont surtout les salariés les plus expérimentés et qu’ils ont acquis des compétences capitales pour la pérennité de l’activité. Les employeurs sont les premiers responsables de l’obsolescence professionnelle de leurs collaborateurs. Dans la plupart des entreprises, les plans annuels de développement des compétences ne servent qu’à financer des formations obligatoires et l’on s’abstient volontiers de communiquer sur des droits comme le compte personnel de formation et le projet de transition professionnelle.
Un index sur l’emploi des seniors
Les manquements des employeurs sont d’autant plus inexcusables que de nombreux experts recommandent, depuis longtemps, de faire des efforts pour maintenir les seniors dans l’emploi. En 2004, le sociologue Robert Rochefort conseillait déjà de recourir à des « règles incitatives au cumul emploi-retraite », à l’adaptation des postes et des horaires de travail ainsi qu’à des aides à la création ou à la reprise d’entreprise.
Lire la tribune : « La réflexion sur l’emploi doit se porter sur le taux d’activité des jeunes et des seniors »
En 2020, un rapport réalisé par Sophie Bellon, Olivier Mériaux et Jean-Manuel Soussan a suggéré, « pour favoriser le vieillissement actif au travail », de mieux prévenir les situations de pénibilité, de faciliter le financement des reconversions, d’appliquer des incitations fiscales pour les investissements dédiés à la prévention des risques, et de promouvoir les meilleures pratiques de collaboration intergénérationnelle.
Dans le projet de réforme des retraites, il est envisagé de créer un index sur l’emploi des seniors comme cela existe déjà pour rendre compte de l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes. Cette bonne intention reste insuffisante.
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Certains clubs de réflexion font des recommandations plus ambitieuses, comme l’Institut Montaigne qui, dans une note réalisée par l’avocat Franck Morel, invite à « agir sur tous les leviers » à travers seize propositions destinées notamment à faciliter l’embauche par un contrat de travail spécifiquement conçu pour les seniors, à engager une réflexion nationale contre la pratique des « mises au placard », à prévoir des aménagements particuliers du temps de travail, à « encourager les retraites progressives » et à moduler les taux des cotisations patronales en fonction de l’âge de chaque salarié.
Réforme des retraites : un projet déjà contesté
En mettant l’accent sur le recul de l’âge de départ en retraite comme principale mesure, la réforme laisse dans l’ombre les réalités du marché du travail des seniors.
- « Et si nous laissions aux seniors français le choix de l’âge de leur départ, entre 62 et 67 ans ? », par Nicolas Moreau, professeur d’économie à l’université de La Réunion, et Elena Stancanelli, directrice de recherche au CNRS et professeure à l’Ecole d’économie de Paris
- « Présenter la réforme des retraites comme juste pour les femmes relève du boniment », par Christiane Marty, ingénieure-chercheuse, membre du conseil scientifique d’Attac et de la Fondation Copernic
- « Les effets de l’âge ne sont ni uniformes ni systématiques », par Corinne Gaudart, ergonome, directrice de recherche CNRS au Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (auquel est associé le CNAM) et membre du Centre de recherche sur l’expérience, l’âge et les populations au travail (Creapt), et Serge Volkoff, administrateur à l’Insee (en retraite), chercheur associé au Centre d’études de l’emploi et du travail (CEET/CNAM) et membre du Creapt
- « En s’appuyant sur un logiciel économique erroné, la droite puis la Macronie persistent depuis vingt ans dans une impasse », par Jean Vercherand, économiste et historien à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement
« Présenter la réforme des retraites comme juste pour les femmes relève du boniment »
Tribune
Christiane Marty
Ingénieure
La chercheuse Christiane Marty souligne, dans une tribune au « Monde », que le montant des pensions versées aux femmes est inférieur de 40 % à celui qui est versé aux hommes, un problème sur laquelle la réforme fait l’impasse.
Publié le 06 janvier 2023 à 15h00, mis à jour le 08 janvier 2023 à 09h25 Temps de Lecture 4 min.
Le ministre du travail, Olivier Dussopt, a assuré, le 30 novembre 2022 sur France 2, qu’un objectif « absolument majeur » de la réforme de retraites était d’« améliorer notre système, parce qu’il est injuste ». A sa suite, la première ministre, Elisabeth Borne, a déclaré à plusieurs reprises que pour que la réforme soit juste pour les femmes, l’âge d’annulation de la décote resterait à 67 ans !
On garderait donc la décote, qui est un abattement très injuste pour les carrières incomplètes et qui pèse par conséquent plus sur les femmes. Elle a été qualifiée en 2019 de « double pénalisation » par le haut-commissaire aux retraites, Jean-Paul Delevoye. Où est donc le progrès ? L’injustice majeure que constitue l’importante inégalité de pension entre les femmes et les hommes non seulement n’est aucunement prise en compte, mais risque fort d’augmenter avec le recul de l’âge de la retraite comme avec un allongement de la durée de cotisation.
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Rappelons la situation. Si les salaires des femmes sont inférieurs en moyenne de 22 % à ceux des hommes (Insee 2022), leurs pensions de droit direct sont inférieures de 40 % à celles des hommes. Ce chiffre est encore de 30 % pour les nouveaux retraités partis en 2020, selon la direction de la recherche du ministère du travail.
La retraite amplifie donc encore les inégalités de salaires. Lorsque nos dirigeants sont interpellés sur ces inégalités de pensions, la réponse classique est qu’elles se réduisent au fil du temps. En réalité, elles stagnent, comme stagnent les inégalités de salaires.
La baisse en cours du niveau des pensions par rapport aux salaires, conséquence des réformes précédentes, atteint bien sûr de manière plus grave les plus faibles pensions des femmes : le taux de pauvreté des femmes retraitées est ainsi sensiblement plus élevé que celui des hommes (10,4 % contre 8,5 %), et cet écart a tendance à se creuser depuis 2012, comme le relève le rapport 2022 du Conseil d’orientation des retraites (COR). Le passage, en 1993, à une indexation des pensions sur l’inflation et non plus sur le salaire moyen a entraîné, en période de faible inflation, un décrochage croissant des retraites. Les femmes âgées sont les plus touchées.
Inégalités aggravées
Le COR note que le taux de pauvreté des retraités augmente depuis 2016 pour les personnes âgées de plus de 65 ans qui vivent seules ; parmi elles, ce taux atteint même 16,5 % pour les femmes. L’annonce d’un minimum de pension à 85 % du smic pour une carrière complète est évidemment bienvenue… mais il était déjà prévu dans la loi de 2003 et n’a jamais été appliqué ! Surtout, ce minimum ne concernera pas les personnes déjà à la retraite.Cours en ligne, cours du soir, ateliers : développez vos compétencesDécouvrir
Même si les carrières des femmes s’allongent au fil des générations – du fait surtout de la montée en charge de l’assurance-vieillesse des parents au foyer –, elles restent plus courtes que celles des hommes, de 2,1 ans pour la génération 1950. Il est donc plus difficile pour elles d’atteindre la durée de carrière exigée. Elles subissent alors la décote.
Pour cette génération 1950, la décote a ainsi concerné 8 % des femmes contre 6 % des hommes, et avec un effet plus important pour elles. Pour éviter de la subir, 19 % des femmes, contre 10 % des hommes, ont dû attendre l’âge du taux plein (67 ans aujourd’hui) pour partir à la retraite. Tout nouvel allongement de la durée de cotisation ne ferait qu’aggraver ces inégalités.
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De même, tout recul de l’âge légal de départ signifiera une prolongation de la situation précaire que vivent de nombreuses personnes – parmi elles, une majorité de femmes – entre la fin de l’emploi et la liquidation de la retraite. Une proportion sensible de personnes passe en effet par des périodes de chômage ou d’inactivité entre leur sortie du marché du travail et leur départ à la retraite. Ainsi, 37 % des femmes de la génération née en 1950 et 28 % des hommes n’étaient plus en emploi l’année précédant leur retraite : environ la moitié d’entre eux étaient au chômage, en inactivité, en maladie ou en invalidité.
Pénibilité « occultée »
La retraite est souvent vue comme une délivrance, du fait de conditions de travail difficiles et de la pénibilité, qui reste très mal prise en compte aujourd’hui. Elisabeth Borne a annoncé vouloir permettre aux « personnes cassées par le travail » de partir plus tôt. Déclaration très vague… et en décalage avec ce qui a été fait précédemment : en 2017, le président Macron a supprimé quatre des dix critères pris en compte auparavant, précisément ceux qui concernaient de fait le plus de personnes.
En attendant une nécessaire amélioration des conditions de travail, la pénibilité doit être mieux reconnue au niveau de la retraite, sans oublier celle qui caractérise les métiers féminins : or celle-ci est « largement occultée », comme l’a établi notamment le Conseil économique, social et environnemental.
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Alors que les inégalités de pensions entre les sexes sont dues aux inégalités de salaires et aux interruptions de carrière des femmes pour prendre en charge les enfants du fait de l’insuffisance des modes d’accueil, l’instauration, en 2019, d’un « index de l’égalité » s’est révélée très insuffisante pour améliorer l’égalité salariale, et rien n’est réellement fait pour permettre aux femmes de rester en emploi à l’arrivée d’un enfant.
Le taux d’activité des femmes reste ainsi très inférieur à celui des hommes, entraînant des pensions plus faibles pour elles, mais privant aussi les caisses de retraite de recettes de cotisations. Pour mieux financer les retraites, le gouvernement se focalise sur l’augmentation du taux d’emploi des seniors, déplorant un taux plus faible que dans les autres pays. Il semble lui échapper que le taux d’emploi des femmes place la France au 25e rang des 38 pays de l’OCDE, et qu’il y aurait là de forts progrès potentiels !
Présenter la réforme comme juste pour les femmes relève du boniment. La vérité est que les mesures prévues à ce jour aggraveront la situation des femmes, et que rien de ce qui permettrait de l’améliorer n’est prévu.
Christiane Marty est ingénieure-chercheuse, membre du conseil scientifique d’Attac et de la Fondation Copernic, coautrice de « Retraites : l’alternative cachée » (Syllepse, 2013)
Réforme des retraites : un projet déjà contesté
En mettant l’accent sur le recul de l’âge de départ en retraite comme principale mesure, la réforme laisse dans l’ombre les réalités du marché du travail des seniors.
- « Et si nous laissions aux seniors français le choix de l’âge de leur départ, entre 62 et 67 ans ? », par Nicolas Moreau, professeur d’économie à l’université de La Réunion, et Elena Stancanelli, directrice de recherche au CNRS et professeure à l’Ecole d’économie de Paris
- « Présenter la réforme des retraites comme juste pour les femmes relève du boniment », par Christiane Marty, ingénieure-chercheuse, membre du conseil scientifique d’Attac et de la Fondation Copernic
- « Les effets de l’âge ne sont ni uniformes ni systématiques », par Corinne Gaudart, ergonome, directrice de recherche CNRS au Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (auquel est associé le CNAM) et membre du Centre de recherche sur l’expérience, l’âge et les populations au travail (Creapt), et Serge Volkoff, administrateur à l’Insee (en retraite), chercheur associé au Centre d’études de l’emploi et du travail (CEET/CNAM) et membre du Creapt
- « En s’appuyant sur un logiciel économique erroné, la droite puis la Macronie persistent depuis vingt ans dans une impasse », par Jean Vercherand, économiste et historien à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement