Ces villes qui font de la santé mentale un enjeu de premier plan
Des municipalités ont franchi le pas. Elles s’engagent pour lever les tabous autour des troubles psychiques et expérimentent des dispositifs pour aider leurs habitants. Le chantier est immense.
Temps de Lecture 5 min. https://www.lemonde.fr/smart-cities/article/2022/11/24/ces-villes-qui-font-de-la-sante-mentale-un-enjeu-de-premier-plan_6151370_4811534.html
Casquette, large jean, baskets orange, la vingtaine et le regard vif, il est tout sourire. Assis sur le canapé, Gaspard fait le point sur sa première demi-journée au Clubhouse de Nantes, conscient de l’écoute bienveillante de Jean et de Françoise (les prénoms des membres de l’association ont été changés). Comme lui, ils vivent avec un trouble psychique et ont intégré cette structure consacrée à l’insertion sociale et professionnelle des personnes en situation de handicap psychique : schizophrénie, bipolarité, dépression sévère… Ici, les adhérents contribuent, selon leur envie et leur capacité du moment, au fonctionnement du lieu, toujours en binôme afin de s’entraider : accueil, repas, ménage, comptabilité…
Ce matin, Gaspard a choisi d’accompagner Danielle au marché pour la préparation du déjeuner collectif : « Cela m’a plu, je me sens libre ici, ça me change de mes cinq années à l’hôpital. J’ai envie de revenir. » La méthode Clubhouse, « fondée sur le modèle d’une journée de travail, permet à un membre sur trois en moyenne de reprendre une activité professionnelle », glisse Alice Aubineau, directrice de l’antenne nantaise ouverte il y a deux ans, après celles de Paris, Bordeaux, Lyon et Lille, rejointes bientôt par Bastia et Rennes. A Nantes, le Clubhouse est financé à 50 % par le privé et à 50 % par le public, dont une subvention de 100 000 euros de la ville de Nantes.
Au-delà de ce type d’aides ciblées, « Nantes déploie une série d’actions depuis plusieurs années. Il y a urgence, encore plus depuis le Covid : la pandémie a mis en lumière la stigmatisation autour des troubles psychiques et le manque d’investissements », souligne Rachel Bocher, cheffe du service de psychiatrie au CHU de Nantes, et commissaire scientifique du colloque international « Villes et santé mentale », qui se tiendra à la Cité des congrès de Nantes les 1er et 2 décembre, et dont Le Monde est partenaire.
« Cloisonnements forts »
Pour l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la dimension psychique fait pleinement partie de la santé. Bien que la santé mentale ne figure pas dans les prérogatives des villes, « nous sommes actifs sur ce sujet, car nous avons conscience que la santé du citoyen ne dépend pas seulement des soins, mais de ses conditions de vie en général. Qu’il s’agisse d’accès au logement, à la culture, au sport, aux espaces verts, aux mobilités urbaines, nous cherchons à ce que toutes nos actions incluent un objectif de santé mentale », revendique Sylvie Justome (Génération Ecologie), adjointe au maire de Bordeaux en charge de la sécurité sanitaire et de la santé.
L’enjeu est de taille. Chaque année, un Français sur cinq est touché par un trouble psychique, soit 13 millions de personnes. Le taux de suicide est au-dessus de la moyenne européenne, certes plus dans les premiers, l’incidence s’améliorant depuis plusieurs décennies.
Lire aussi : « L’urbanisme relationnel » au secours de la solitude des grandes villes *
Dans l’Hexagone, « l’accès aux soins est difficile : seules 40 à 60 % des personnes souffrant de troubles psychiques sont aujourd’hui prises en charge, et la qualité des soins est très inégale », relève l’Institut Montaigne dans une étude de décembre 2020. En cause, « des ressources mal réparties sur le territoire, des barrières financières, des délais d’attente très longs, des cloisonnements forts entre médecine somatique, psychiatrie et médico-social, une forte stigmatisation ». Et les centres médico-psychologiques, dispositifs sectorisés de soins gratuits, présents partout sur le territoire, sont débordés.
Face à l’ampleur des besoins, un nombre croissant de villes mettent en place un conseil local de santé mentale (CLSM) afin, notamment, de lutter contre la stigmatisation, promouvoir le bien-être et le rétablissement et prévenir les troubles. « Généralement présidés par un élu local, coanimés par la psychiatrie publique et accordant une place centrale aux personnes vivant avec un trouble psychique ou aux aidants, ces espaces de concertation apparus dans les années 2000 rassemblent aussi les professionnels de la santé, les services sociaux, et tout acteur concerné par le sujet », détaille Fanny Pastant, coordinatrice nationale des CLSM.
Points d’écoute gratuits
Le CLSM de Nantes compte cent quarante membres d’une soixantaine de structures. « Le fait d’avoir toutes les parties autour de la table facilite la compréhension et l’action », constate Damien Durand, médecin directeur de la santé publique à la ville de Nantes et Nantes Métropole. Ainsi, quand le bailleur social rencontre le psychiatre, il comprend mieux, par exemple, pourquoi le locataire qui souffre de troubles psychiques peine à payer son loyer ; il va aussi porter un autre regard sur l’occupant de l’appartement atteint du syndrome de Diogène (accumulation d’objets, négligence de l’hygiène). De son côté, le psychiatre contribue par ce dialogue à ce que l’usager obtienne ou conserve son logement, pièce maîtresse dans la reconstruction d’une vie stable. « Grâce à ce réseau d’acteurs, en sept ans, nous avons logé trente-cinq personnes, lesquelles auraient été sinon à la rue », se félicite Damien Durand.
A Lyon, le CLSM a alerté sur la hausse des suicides. La mairie a mis en place, pour les adultes et pour les parents et leurs enfants, des points d’écoute psychologiques gratuits, sans rendez-vous et non étiquetés « santé mentale » pour ne pas effrayer. « Notre dispositif s’est ensuite étendu à d’autres communes de la métropole », témoigne Céline De Laurens (EELV), adjointe au maire de Lyon chargée de la santé et de la prévention.
Lire aussi : Près de Lyon, l’« immense souffrance » d’un centre hospitalier de santé mentale
Outre la publication de guides d’information pratiques pour les citoyens, certaines villes organisent chaque année des semaines d’information sur la santé mentale (SISM). La 33e édition s’est déroulée du 10 au 23 octobre sur le thème « Pour ma santé mentale, agissons pour notre environnement ». Ainsi, à Rennes, une dizaine de temps forts – pièces de théâtre, expositions photo, documentaires, conférences – ont été l’occasion d’aborder les troubles psychiques avec le grand public. Outil plus récent : les premiers secours en santé mentale. Créés il y a vingt ans en Australie, ils ont été lancés en France en 2018. « Depuis notre arrivée à la mairie, en 2020, explique la Bordelaise Sylvie Justome, cent vingt personnes, tels des agents d’accueil ou des interlocuteurs-clés des centres sociaux, ont suivi une formation de secouriste de quatorze heures : elle permet de savoir comment réagir. »
« L’élu local, maillon essentiel »
En dépit de l’activisme des villes engagées, le chemin est encore long. D’autant qu’« encore trop de maires cantonnent la santé mentale à une approche exclusivement sanitaire, et considèrent donc que ce sujet n’est pas de leur ressort, alors qu’il est éminemment politique et social », regrette Alain Dannet, du centre collaborateur de l’OMS pour la recherche et la formation en santé mentale. Quant au déploiement des CLSM, il est certes encourageant, mais « la couverture du territoire reste partielle et les moyens insuffisants : il existe actuellement 260 CLSM actifs, il en faudrait 800 pour que l’ensemble des Français en bénéficient », relève Fanny Pastant.

Écouter aussi « Rebond », un podcast pour parler du rapport au handicap
Pour autant, dans cette lutte, « l’élu local est un maillon essentiel », souligne Frank Bellivier. Le délégué ministériel à la santé mentale et à la psychiatrie au ministère de la santé poursuit : « Nous constatons, en effet, que les CLSM jouent un rôle important dans le diagnostic des besoins au niveau de leur territoire. Ils ont fertilisé les travaux que mènent, au niveau départemental, les projets territoriaux de santé mentale [PTSM]. »
Inscrits dans la loi de santé 2016, « ces PTSM, qui rassemblent les principaux acteurs institutionnels, professionnels et associatifs, sont, comme les CLSM, une pièce importante du dispositif enclenché par le gouvernement en 2018 et réaffirmé lors des Assises de la santé mentale et de la psychiatrie, en septembre 2021, qui ont fixé le cap pour cinq ans. L’idée est de donner la main aux acteurs locaux pour développer des politiques publiques multisectorielles », met en perspective Frank Bellivier. Dans ce vaste et complexe chantier en cours, les villes ont toute leur place.
Cet article fait partie d’un dossier réalisé dans le cadre d’un partenariat avec le colloque international « Villes et santé mentale », organisé par la ville de Nantes et Nantes Métropole, les 1er et 2 décembre 2022. Renseignements : Villes-et-sante-mentale.com
Au programme du colloque « Villes et santé mentale »
Le colloque international « Villes et santé mentale », dont Le Monde est partenaire, est organisé par la ville de Nantes et Nantes Métropole à la Cité des congrès de Nantes, les 1er et 2 décembre. Ce colloque interdisciplinaire réunit notamment médecins (psychiatres, pédopsychiatres, gériatres…), experts en urbanisme, architecture, anthropologie, santé au travail et santé publique, personnalités du monde culturel ou encore des élus français et étrangers.
Quatre temps forts sont prévus. « Aménagement urbain, architecture, nature en ville et santé mentale », « Travail, économie, temporalité et santé mentale », « Art, culture et santé mentale » et « Populations vulnérables et santé mentale ». Parmi les intervenants présents aux côtés de Johanna Rolland, présidente de Nantes Métropole et maire de Nantes, et Rachel Bocher, cheffe du service de psychiatrie au CHU de Nantes et commissaire scientifique du colloque : Nathalie Bondil, directrice du musée et des expositions de l’Institut du monde arabe ; François Braun, ministre de la santé et de la prévention; Serge Hefez, responsable de l’unité de thérapie familiale dans le service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière ; Ledia Lazeri, responsable du bureau régional de l’OMS Europe ; Didier Lepelletier, président du Haut Conseil de la santé publique ; Dubravka Suica, vice-présidente de la Commission européenne (en visioconférence) ; Alain Supiot, professeur émérite au Collège de France ; Paola Vigano, urbaniste.
En clôture sera lancé l’appel de Nantes pour inciter les villes à se mobiliser pour la santé mentale. Des séances de méditation guidée et des conférences autour d’œuvres en lien avec la santé mentale sont prévues jusqu’au 3 décembre.
Renseignements : Villes-et-sante-mentale.com
Vous pouvez partager un article en cliquant sur les icônes de partage en haut à droite de celui-ci.
La reproduction totale ou partielle d’un article, sans l’autorisation écrite et préalable du Monde, est strictement interdite.
Pour plus d’informations, consultez nos conditions générales de vente.
Pour toute demande d’autorisation, contactez droitsdauteur@lemonde.fr.
En tant qu’abonné, vous pouvez offrir jusqu’à cinq articles par mois à l’un de vos proches grâce à la fonctionnalité « Offrir un article ».
*« L’urbanisme relationnel » au secours de la solitude des grandes villes
Intégrer la santé mentale dans les projets d’aménagement devient urgent. Bâtir avec les habitants, intégrer la nature et le vivant dans l’espace public, avec des rues animées et aisément accessibles à pied, sont autant d’axes à privilégier.
Temps de Lecture 2 min.
La sociabilité urbaine favorise les rencontres au-delà du cercle familial et du travail. C’est la magie de la ville. Plusieurs études montrent cependant une corrélation entre anxiété, stress, voire dépression, et vie citadine. Selon la Fondation FondaMental, l’Europe compte deux fois plus de personnes atteintes de schizophrénie en ville qu’en milieu rural. C’est aussi en ville que le nombre de personnes vivant seules est le plus élevé, induisant un sentiment de solitude, source de troubles addictifs.
Lire aussi : Ces villes qui font de la santé mentale un enjeu de premier plan
« Ce phénomène est très souvent lié au fait de ne pas ou plus avoir de soutien social autour de soi, souligne l’anthropologue urbaine Sonia Lavadinho. Et il ne touche pas que les personnes âgées : à toute période de la vie, on peut en être affecté. Cela renvoie notamment à l’espace public. » De fait, la proximité spatiale ne s’accompagne pas nécessairement d’une proximité sociale, la ville ne disposant pas toujours d’espaces favorables aux liens, aux échanges.
« Restauration psychologique »
« Un urbanisme bénéfique pour la santé mentale intègre et se réconcilie avec le vivant, la biodiversité », relève Pablo Carreras. Le consultant en urbanisme, mobilité et santé, au sein du bureau d’études et de conseil en aménagement du territoire Codra, ajoute : « Au-delà des parcs et des jardins auxquels il faut pouvoir avoir accès, il importe d’intégrer la végétation dans la conception même des quartiers. S’immerger dans un espace vert apporte un sentiment d’apaisement, même après une journée stressante. »
D’autant que la nature engendre la ville de la surprise. « La plupart du temps, on est pris par la routine du quotidien. La nature suscite au contraire des attentions, des émotions spontanées, souligne Etienne Régent, architecte urbaniste de L’Atelier architectes. Ce qui aide la restauration psychologique. » Elle favorise aussi les rencontres. « Les arbres, les îlots de fraîcheur, où jeunes et moins jeunes peuvent s’installer, retissent notre capacité à vivre ensemble. Le patrimoine végétal apporte un bien-être immédiat », appuie Sonia Lavadinho.
Aux abords des espaces verts, mais aussi dans les rues dotées de façades ouvertes et animées, les citoyens ressentent une émotion positive. « Le problème est que, depuis cinquante ans, nous fabriquons des quartiers ennuyeux, relève l’architecte David Mangin. Les rues sont constituées de pieds d’immeubles occupés par des commerces qui fonctionnent plus ou moins bien, par des logements obscurs, par des entrées de parking, auxquels viennent s’ajouter les clôtures et autres systèmes de sécurité physiques ou numériques. »
Exemple de Singapour et de ses pilotis
David Mangin plaide ainsi pour une « ville des usages, vue d’en bas ». Il invite à « passer des rez-de-chaussée au “rez-de-ville” », en envisageant ces bas d’immeubles comme une lisière plutôt qu’une façade, comme un lieu où le bâtiment partage ses usages et ses modes de vie avec son voisinage. Une approche qu’il illustre par l’exemple de Singapour, où beaucoup de grands ensembles sont bâtis sur pilotis, laissant le niveau du sol ouvert. Les personnes âgées s’y retrouvent, y passent la journée au frais, jouent aux dominos, cuisinent, gardent les enfants et sécurisent les lieux par leur présence.
Pablo Carreras abonde : « Dans la ville, les interfaces ont souvent été oubliées. Or, le passage de l’espace privé à la rue, lorsqu’il se fait de manière progressive avec un espace semi-privé, est un facteur très positif pour la santé mentale. Cela favorise la rencontre, l’échange. » Cette ville des usages nécessite de penser « un urbanisme d’itinéraires formé de rues animées, qui permettent de satisfaire les besoins de la vie quotidienne, en se déplaçant aisément à pied », poursuit David Mangin.
Pour Etienne Régent, réanimer les rues suppose aussi de recréer, au sein des îlots et des quartiers, des espaces partagés qui fassent société : salles communes, laverie, bibliothèque, crèche, compost collectif… « Il faut retrouver une gestion de proximité des biens et des services. Et, insiste-t-il, il importe de redonner une confiance, une légitimité, une capacité d’agir aux habitants, et de développer des projets d’aménagement véritablement coconstruits et participatifs – ce qui est rarement le cas. La capacité d’agir sur son environnement est un élément essentiel de la santé mentale et la clé d’un véritable urbanisme relationnel. »
Cet article fait partie d’un dossier réalisé dans le cadre d’un partenariat avec le colloque international « Villes et santé mentale », organisé par la ville de Nantes et Nantes Métropole, les 1er et 2 décembre 2022. Renseignements : Villes-et-sante-mentale.com
Laetitia Van Eeckhout
L’espace des contributions est réservé aux abonnés.
Abonnez-vous pour accéder à cet espace d’échange et contribuer à la discussion. S’abonner