Les médecins libéraux s’installent toujours plus nombreux comme spécialistes dans quelques zones privilégiées.

SANTÉ ANALYSE

En ville, à la mer et à la montagne : là où se trouvent les oasis médicaux

Cause sans cesse perdue, la lutte contre les déserts médicaux masque une autre réalité : les médecins libéraux s’installent toujours plus nombreux comme spécialistes dans quelques zones privilégiées. Ils sont aussi toujours plus nombreux à pratiquer des dépassements d’honoraires.

Caroline Coq-Chodorge et Donatien Huet

1 octobre 2022 à 19h22

 Offrir l’article PDF

La désertification médicale sera au cœur des débats du Conseil national de la refondation, dans sa version « santé », lesquels débuteront au Mans le lundi 3 octobre. Des groupes de travail plancheront sur quatre thématiques imposées : « un médecin traitant pour tous, l’impératif de la permanence des soins, l’attractivité médicale et la prévention », a expliqué le ministre de la santé, François Braun, au Monde.

Il sera aussi beaucoup question des déserts médicaux au Parlement cet automne, lors des débats sur le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) pour 2023. Une dizaine de propositions de loi portant sur la régulation de l’installation des médecins libéraux devraient être déposées, venant de tous les bords politiques.

À LIRE AUSSI En Mayenne : « J’ai arrêté de chercher un médecin traitant » 

26 septembre 2022Lire plus tard

« La coercition nous menace », a prévenu le président de la Confédération des syndicats médicaux français, le docteur Franck Devulder, mercredi 28 octobre, lors d’une conférence de presse. « Au ministère de la santé, on nous a fait comprendre que le gouvernement ne pouvait pas fermer les yeux sur une demande politique transpartisanequi pousse pour l’encadrement de l’installation des médecins. »

Infirmières, kinésithérapeutes, pharmaciens : la régulation fonctionne

Le ministre de la santé, François Braun, répète pourtant, et sur tous les tons, qu’il ne « croit pas à la coercition », soit l’installation de force de médecins sur un territoire, parce que « cela ne marche pas ». En revanche, la régulation fonctionne à l’étranger, mais aussi en France pour de nombreuses professions de santé. Les infirmiers et infirmières ont décidé d’encadrer leurs installations en 2011, puis les kinésithérapeutes à partir de 2018 : ils ne peuvent s’installer en zone déclarée « sur-dotée » qu’en succédant à un confrère ou une consœur. Les départements les moins dotés voient progressivement augmenter le nombre de ces professionnel·les. Quant aux pharmacien·nes, elles et ils n’ont aucune liberté d’installation : toute création d’officine doit être autorisée par l’agence régionale de santé.

Côté médecins, les postes à l’hôpital sont strictement régulés par l’État dans les établissements publics : les postes sont ouverts par décret. En libéral, au contraire, la liberté d’installation est totale : un jeune médecin peut installer sa plaque où il le souhaite, et choisir son secteur d’installation, sans dépassement d’honoraires (en secteur 1, qui bénéfice d’aides fiscales et sociales) ou avec dépassements d’honoraires (secteur 2). Qu’ils soient en secteur 2, et a fortiori en secteur 1, le revenu des médecins libéraux dépend très largement de l’assurance-maladie, financée par tous les Français et les Françaises à travers les cotisations sociales et l’impôt.

Il y a quatre fois moins d’étudiants en médecine issus de ruralité. Les jeunes des classes supérieures ont deux fois plus de chance de réussir le concours de médecine.

Dr Devulder, président du syndicat de médecins libéraux CSMF

La régulation de l’installation des médecins libéraux, plébiscitée par les Français·es, poussée par les politiques quand ils et elles sont élues dans des zones sous-dotées en médecins, est un sujet hautement allergène pour les médecins, inflammable pour un gouvernement. Le gouvernement Borne, comme les autres avant lui, avance donc à tous petits pas prudents : dans le PLFSS 2023, l’article 23 prévoit de créer une quatrième année d’internat pour les internes en médecine générale, comme pour les autres spécialités médicales, qui devraient ainsi exercer une année de manière « supervisée » et « en priorité » dans les zones sous-dotées, plus nombreuses en zones rurales et périurbaines. Cette proposition suscite déjà une bronca, en premier lieu parmi les étudiant·es en médecine.

La sociologie de ces étudiant·es n’aide pas, comme le reconnaît le docteur Devulder : « Il y a quatre fois moins d’étudiants en médecine issus de ruralité. Les jeunes des classes supérieures ont deux fois plus de chance de réussir le concours de médecine. » 

Mais de manière générale, « tous les médecins, jeunes et moins jeunes, libéraux et salariés, sont contre la coercition, parce que cela ne marche pas », répète, comme le ministre Braun, le docteur Devulder. « Écoutez les jeunes médecins ! Ne réformez pas contre eux ! », plaide-t-il encore, usant de la menace : les jeunes médecins pourraient se détourner de l’exercice libéral, voire de leur métier, comme du « dentifrice qui sortirait d’un tube ».

Seulement, l’accès aux soins est devenu l’une des premières préoccupations des Français·es, exprimée de sondage en grand débat. Et pour cause, 11 % des Français·es n’ont pas de médecin traitant, y compris parmi les plus malades ou fragiles (5 % des personnes en affection de longue durée, 6 % des plus de 60 ans).

Le sujet est sur la table depuis les années 2000 et les dispositifs d’« incitation » à l’installation en zones sous-denses, souvent financiers, se sont multipliés, empilés, sans effet. En 2017, la Cour des comptes évaluait, pour la seule année 2015, à plus de 80 millions d’euros les diverses aides à l’installation. En juillet dernier, l’assurance-maladie constatait que tout cet argent « n’a pas suffi à gommer les déséquilibres de répartition territoriale qui perdurent ».

Pire, ils se creusent. Entre 2010 et 2022, 17 départements ont vu augmenter leur densité de médecins généralistes, dans les plus beaux cadres de vie, au bord de la mer et en montagne : sur la façade atlantique, dans les Alpes, près de la frontière Suisse, et dans les départements d’outre-mer. Partout ailleurs, le nombre de médecins généralistes par habitant a baissé ou s’est effondré, en particulier dans le centre et le nord de la France : -34 % dans l’Yonne, -30 % en Eure-et-Loire, -28 % dans l’Aisne ou le Cher.

https://flo.uri.sh/visualisation/11323206/embed© Donatien Huet

La raison la plus souvent avancée pour expliquer cette répartition de plus en plus inégalitaire des médecins généralistes est la baisse du nombre de médecins. Or, elle est fausse : en réalité, le nombre de médecins augmente, mais les jeunes médecins se tournent, plus nombreux, vers les spécialités médicales et chirurgicales.

https://flo.uri.sh/visualisation/11313393/embed© Donatien Huet

Les médecins spécialistes sont toujours plus nombreux et plus mal répartis

Les spécialistes apportent la preuve qu’augmenter le nombre de médecins ne suffit pas à assurer un accès plus égalitaire aux soins, puisqu’ils sont de plus en plus nombreux, et de plus en plus mal répartis sur le territoire.

S’il y a deux fois moins de médecins généralistes dans le département le moins doté (48 pour 100 000 habitants en Seine-Saint-Denis) par rapport au mieux doté (116 en Savoie), il y a près de quatre fois moins de médecins spécialistes libéraux dans l’Eure (91 spécialistes pour 100 habitants) qu’à Paris (358 spécialistes pour 100 000 habitants). Dans certaines spécialités, les inégalités territoriales atteignent, année après année, d’indécents sommets : il y a sept fois moins de cardiologues par habitant en Ariège qu’à Paris ou dans les Bouches-du-Rhône ; sept fois moins de radiologues dans la Creuse, en Haute-Loire ou en Lozère qu’à Paris ; vingt fois de cardiologues dans la Creuse qu’à Paris ; aucune pédiatre dans l’Indre mais 10 pour 100 000 habitants à Paris ou dans les Hauts-de-Seine ; aucun psychiatre libéral en Guyane, mais plus de 60 à Paris.

https://flo.uri.sh/visualisation/11323384/embed© Donatien Huet

La désertion de certains territoires par les spécialistes se traduit pas des délais d’attente à rallonge : jusqu’à 104 jours pour voir un cardiologue, 126 jours pour un gynécologue, 189 jours pour un ophtalmologue, selon une enquête de la Drees, la direction des études et des statistiques du ministère de la santé, conduite en 2016-2017.

Un quart des Français ont renoncé à des soins, d’abord pour des raisons financières.

De plus en plus de Françaises et de Français renoncent à des soins : ils sont 25 % selon une étude réalisée en 2018 par l’Observatoire des non-recours aux droits et services, en partenariat avec l’assurance-maladie. Ce sont les femmes, les familles monoparentales et les personnes sans emploi qui y renoncent le plus. Le fait de n’avoir pas de complémentaire santé est un facteur aggravant. Sans surprise, les renoncements les plus nombreux concernent les soins dentaires, mal pris en charge par l’assurance-maladie et très diversement par les complémentaires. En deuxième position des renoncements, on retrouve les consultations chez les médecins spécialistes. Et la raison du renoncement est, dans 70 % des cas, financière, très loin devant le temps d’attente (25 %).

Plus les revenus des médecins libéraux augmentent, moins ces derniers sont accessibles

Chez les médecins spécialistes libéraux, ce sont les dépassements d’honoraires, mal ou pas pris en charge par les complémentaires, qui freinent l’accès aux soins des Français·es les plus modestes. Dans certains départements, les médecins en secteur 1, sans dépassement d’honoraires, deviennent de plus en plus rares, de manière indifférenciée entre les zones urbaines et rurales : 90 % des ophtalmologues facturent des dépassements en Charente-Maritime et à Paris ; 90 % des cardiologues dans le Rhône, 70 % en Haute-Marne ; 100 % des pédiatres en Haute-Loire et dans les Deux-Sèvres ; plus de 60 % des psychiatres dans la Marne et à Paris ; plus de 60 % des radiologues en Seine-et-Marne.

https://flo.uri.sh/visualisation/11323517/embed© Donatien Huet

Selon l’assurance-maladie, le montant global des dépassements est de 3,5 milliards d’euros en 2021. Si des dispositifs, comme le contrat d’accès aux soins, ont permis de limiter la hausse des dépassements pratiqués, individuellement, par les médecins spécialistes, leur montant global augmente car le nombre de médecins exerçant en secteur 2 est en forte hausse.

https://flo.uri.sh/visualisation/11323874/embed© Donatien Huet

Si les médecins libéraux spécialistes s’installent toujours plus nombreux en secteur 2, c’est en raison des « honoraires ridicules, bloqués depuis des années, de certaines spécialités médicales », justifie la CSMF. Pourtant, depuis l’an 2000, les médecins spécialistes ont doublé le montant de leurs honoraires, et ceux des médecins généralistes ont progressé de plus de 70 %, selon les calculs de l’assurance-maladie.

Consciente d’avoir des « droits et des devoirs », la CSMF demande aux pouvoirs publics une revalorisation substantielle des consultations les plus complexes des médecins généralistes d’un montant de 60 euros. Car ainsi, les médecins accompliraient leur devoir en « augmentant leur patientèle », assure le syndicat.

Les médecins libéraux aux plus hauts revenus sont les radiologues, les ophtalmologues, les chirurgiens et les cardiologues : leurs honoraires bruts sont compris entre 350 000 euros et plus de 600 000 euros par an, avant le paiement de leurs charges diverses (dont le taux est de 44 % à 67 %). Ce sont aussi les médecins les plus difficiles d’accès pour les habitant·es des zones désertées et les Français·es les plus modestes.

Caroline Coq-Chodorge et Donatien Huet

Offrir l’article 30 commentaires

Voir aussi:

https://environnementsantepolitique.fr/2022/09/27/apres-les-deserts-hospitaliers-les-deserts-en-generalistes-les-deserts-en-specialistes-oublies-et-plus-severes/

https://environnementsantepolitique.fr/2022/10/01/pendant-que-les-gouvernements-refusent-de-prendre-les-mesures-indispensables-regulation-des-installations-obligation-des-gardes-et-clinicat-assistanat-obligatoire-pour-tous-de-3-ans-les-deserts-med/

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

Laisser un commentaire