Laelia Benoit, pédopsychiatre : « L’anxiété est une réponse inévitable, et même saine, aux menaces écologiques »
Par Nabil Wakim Publié aujourd’hui à 12h00, mis à jour à 12h20
Temps de Lecture 15 min.
ENTRETIEN« Chaleur humaine » (4/5). Dans cet épisode du podcast du « Monde » consacré au défi climatique, la pédopsychiatre Laelia Benoit revient sur l’écoanxiété et l’impact du réchauffement de la planète sur notre notre santé mentale.
L’angoisse face au changement climatique porte un nom : l’écoanxiété. Elle concerne en France près de 80 % des jeunes et de très nombreux adultes. Comment faire pour ne pas être dévoré par cette inquiétude ? Pour ne pas paniquer en regardant sur Instagram la forêt amazonienne qui brûle et les koalas australiens qui meurent ? Comment ne pas sombrer dans la dépression alors que les choses n’avancent pas assez vite ?

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Dans cet épisode de « Chaleur humaine », diffusé le 21 juin sur le site du Monde, Nabil Wakim échange avec Laelia Benoit, pédopsychiatre, chercheuse à l’université Yale (Etats-Unis) et à l’Inserm. Elle mène actuellement une vaste étude sur l’impact du changement climatique sur la santé mentale des enfants et des adolescents.
En 2017, les professionnels ont défini l’écoanxiété comme une « détresse émotionnelle, mentale ou physique face à la crise climatique ». On parle aussi de « peur chronique » des catastrophes environnementales. Est-ce qu’il s’agit d’une nouvelle pathologie ?
Mettons-nous d’emblée d’accord sur le fait que toutes les associations de professionnels qui s’occupent d’écoanxiété, notamment l’Association américaine de psychologie et l’Alliance pour la psychologie climatique, considèrent que ce n’est pas une maladie. Elles s’accordent à dire que l’anxiété est une réponse inévitable, et même saine, aux menaces écologiques auxquelles nous sommes confrontés. Donc, ce ne sont pas les personnes écoanxieuses qu’il faut soigner, mais le changement climatique qu’il faut arrêter !
Quand un adolescent vient vous voir, vous ne pouvez donc pas lui prescrire de traitement médicamenteux ?
Si on médicalisait, on individualiserait le problème et, logiquement, on concentrerait nos efforts sur la recherche d’un médicament miracle. Or on n’a pas le temps actuellement de perdre des décennies d’efforts et d’argent sur ce point au lieu de s’intéresser à la crise climatique. L’équation est en fait assez claire : pas de changement climatique, pas d’écoanxiété.
Vous avez interrogé plusieurs centaines de jeunes pour les études que vous menez. Que disent-ils ?
A l’exception de certains enfants au Brésil, issus de milieux extrêmement défavorisés et qui n’ont vraiment aucune notion du changement climatique, tous sont inquiets dès lors qu’ils ont un minimum d’informations. Ils disent qu’ils aimeraient trouver des solutions. Souvent, ils ont pas mal d’enthousiasme pour se lancer dans des activités, pour faire leur part. Ils disent aussi qu’ils aimeraient en savoir plus, qu’ils recueillent leurs informations soit sur Internet, soit en famille, dans les familles qui parlent. Dans les familles où l’on ne discute pas de ce sujet – surtout des familles défavorisées –, les enfants sont informés grâce à l’école. Donc je pense qu’il ne faut pas sous-estimer le rôle de l’école dans ce qu’ils apprennent.
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C’est vrai que cette question des origines sociales est quand même importante. On a vu cette vidéo de remise de diplômes aux étudiants d’Agro ParisTech, où des jeunes appelaient à déserter les entreprises face à la crise climatique. Est-ce que ce questionnement-là n’est pas celui de privilégiés, d’une certaine manière ?
Au contraire. Les études montrent que les minorités sont plus inquiètes et ressentent un plus grand sentiment d’urgence que les populations majoritaires. Chez les adolescents, les jeunes Américains, noirs et hispaniques par exemple, ressentent un grand sentiment d’urgence. Et ce résultat est cohérent avec des études menées auprès des adultes, qui elles aussi révèlent des populations vulnérables plus inquiètes. Les femmes, les personnes qui ont un faible statut économique et les minorités ethniques sont aussi plus inquiètes.
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Ces données viennent contredire l’idée reçue selon laquelle l’écologie serait un problème de riches, l’idée que, lorsqu’on n’a pas d’autres problèmes, on a le temps de s’occuper d’écologie. En fait, ce n’est pas vrai du tout. Les minorités sont inquiètes et à juste titre, parce qu’elles savent très bien que, quand la situation climatique va s’aggraver, on entrera dans du chacun pour soi, et elles seront les premières laissées-pour-compte.
Justement, cette montée générale de l’écoanxiété est-elle réservée à la jeunesse ou peut-on dire que le phénomène touche la population entière ?
L’écoanxiété touche beaucoup de personnes, et n’est certainement pas réservée aux jeunes. Le dernier rapport du Yale Program on Climate Change Communication, aux Etats-Unis, montre que sept Américains sur dix sont préoccupés par le changement climatique, alors qu’on ne s’attendait pas à ce que les Américains soient les plus préoccupés. Et même aux Etats-Unis, où le climatoscepticisme est important, ce phénomène recule. Actuellement, il n’y a plus que deux Américains sur dix qui doutent de l’existence du changement climatique ou qui n’y croient pas du tout. Donc, on a vraiment une augmentation de l’inquiétude générale – y compris dans un pays qui n’est pas connu pour être leader en termes d’écologie. Et surtout, le résultat le plus intéressant, à mes yeux, c’est que désormais un Américain sur trois se déclare très inquiet du changement climatique. On est donc vraiment face à une montée en puissance de l’inquiétude. C’est même désormais l’opinion la plus fréquente aux Etats-Unis. Dans les études, les gens qui sont « très inquiets » sont plus nombreux que ceux qui se disent « un peu inquiets » et que ceux qui ne s’y intéressent pas ou doutent.
En matière de climat, contrairement à beaucoup d’autres sujets, plus on est informé, plus on est inquiet, non ?
C’est ce qui se passe quand le problème est complexe et qu’il y a des effets de chaîne. Sur le climat, l’action qu’on mène, nous, n’a pas nécessairement un impact direct qu’on pourrait voir quelque part. Donc, finalement, les responsabilités se diluent, et cela crée de l’inquiétude car on aimerait pouvoir contrôler un minimum la réalité.
Pour revenir à ce que vous disiez sur la jeunesse, est-ce que cette absence de prise directe sur un phénomène dont sont responsables les générations plus âgées revient souvent dans les entretiens que vous menez ?
Sur dix jeunes, huit sont préoccupés par le climat et six se disent extrêmement anxieux, selon les données de l’équipe de Caroline Hickman, du Royaume-Uni, qui a interrogé dix mille jeunes âgés de 16 à 25 ans dans dix pays différents, y compris en France. Cela montre qu’ils ressentent les choses de manière encore plus vive que les adultes. La moitié d’entre eux disent ressentir tout à la fois de la tristesse, de l’anxiété, de la colère, de l’impuissance et de la culpabilité. Tout ça d’un coup ! Et trois sur quatre appréhendent le futur. Donc, effectivement, c’est beaucoup.
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Mais ce n’est pas simplement la situation climatique, les sécheresses ou les incendies qui sont angoissants, c’est aussi la sensation d’un manque de mobilisation sur un sujet aussi important…
C’est exactement ça. Ce qui suscite leur angoisse, c’est l’inaction climatique de notre société, alors qu’on fait face à un changement climatique très menaçant. Ce n’est pas le changement climatique tout seul qui inquiète, mais le fait qu’on ne fasse rien, qu’on y assiste en spectateur impuissant. Constater l’inaction climatique et ne rien pouvoir faire confronte certains adolescents à une impression d’irréalité. Ils voient les gens continuer leur vie comme si de rien n’était ; se lever le matin, aller au travail, le gouvernement faire des promesses qu’il n’a pas vraiment l’intention de tenir. Et ils voient que finalement, pour eux, l’urgence du moment est de préparer le prochain contrôle de latin… Certains ont même l’impression que le quotidien est un peu comme un de ces films dystopiques où le personnage principal est le seul à être lucide, dans un environnement de personnes prises dans une illusion ou contrôlées par une force extérieure. Vous savez, ces autres personnages qui ont l’air d’être des humains mais qui sont en fait des humanoïdes, un peu robots. Et on ne peut pas vraiment interagir avec eux… Ou alors ils seraient dans ces films où on revit tous les jours une même journée qui n’en finit pas de se répéter. Donc, certains adolescents ont vraiment l’impression qu’il y a un bug dans la matrice. Cette sensation que notre propre vie n’est pas réelle s’appelle, en psychologie, la déréalisation. C’est un automatisme qui sert à se protéger quand on est confronté à une violence. Les victimes de traumatismes ou d’abus savent très bien ce que sont les expériences de déréalisation, ces moments où ils ont l’impression de ne pas être là. Et le fait que certains jeunes nous disent qu’ils ont besoin de se déconnecter de la réalité pour supporter l’absurdité du quotidien nous dit quelque chose de la violence de l’inaction climatique.
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Il y a aussi un décalage de perception qui peut exister entre les générations. On a entendu beaucoup de choses dans les médias autour de la personnalité de Greta Thunberg, l’activiste suédoise pour le climat. De l’ancien ministre de l’éducation nationale Luc Ferry, qui dit que « ce ne sont pas les gamins qui vont résoudre le problème du climat », au philosophe Alain Finkielkraut, qui trouve « lamentable que l’on s’incline devant une enfant », pointe l’idée que cette jeunesse donneuse de leçons exagère l’ampleur du problème…
Moi, je pense que l’inaction climatique est un abus contre la jeunesse et qu’on a plusieurs obstacles qui nous empêchent d’agir efficacement. D’abord le fait qu’on est dans une société dont le modèle économique est basé sur l’idée que les ressources sont inépuisables et qu’on ne peut pas vraiment abîmer la planète. Ensuite, le deuxième obstacle réside dans nos difficultés réelles à planifier le changement. S’adapter est complexe, et donc tout seul on n’y arrive pas. Nous avons besoin de beaucoup de collectif pour y parvenir. Le troisième obstacle, c’est notre difficulté humaine à envisager de réduire notre confort, alors qu’on n’y est pas encore tout à fait contraint. Et le quatrième obstacle, qu’on ne voit souvent pas, c’est que notre société méprise les jeunes, et en particulier les enfants. C’est ce qu’on appelle l’« infantisme ». C’est un obstacle pour écouter sincèrement l’anxiété climatique des plus jeunes.
Une partie des générations plus âgées estime que la jeunesse se servirait de cette écoanxiété pour ne pas faire un certain nombre de choses auxquelles elles ont, avant eux, dû se soumettre : entrer dans le monde du travail, prendre un crédit immobilier, acheter une voiture…
Je vais vous donner un exemple. Je me souviens de la sortie d’un journaliste d’une matinale de radio, en septembre 2019, au moment des manifestations dans le monde entier et de la grève pour le climat, à l’initiative de Greta Thunberg. Tout goguenard, il lance : « Oh là là ! C’est étonnant, ces enfants qui manifestent, alors qu’à leur âge on s’intéresse plutôt à la couleur de sa trousse. » Il était très jovial, assez content de sa petite sortie. Je crois qu’il pensait avoir été spirituel en présentant les ados comme des consommateurs égocentriques. Mais, en fait, ce n’était pas drôle du tout. C’était une vision très réductrice et dégradante. Personne n’a commenté parce que ça fait partie du registre habituel de l’humour collectif sur le dos des enfants et des adolescents. La banalité de ce mépris m’a choquée, moi qui travaillais en consultation et voyais des adolescents tous les jours avec leurs parents à la Maison de Solenn, à Paris. En écoutant ça, je me suis mise à pleurer devant mon petit déjeuner ; pleurer de douleur et d’indignation parce que, en fait, ce journaliste ne comprenait rien aux enfants et aux adolescents, et au lieu de s’intéresser à ce qu’ils étaient en train de faire, manifester pour le climat, il déviait pour se moquer d’eux.
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Ce mépris collectif envers les jeunes et les enfants, qui crée de la connivence entre les plus âgés sur le dos des plus jeunes, a donc une fonction sociale. Ça permet de désigner un « autre » et de l’exclure pour mieux consolider son groupe. C’est un mécanisme classique, assez proche de la cohésion de certains hommes qui essaient de créer un groupe en se montrant misogynes. C’est loin de concerner tous les hommes, mais il y en a quand même pour qui se plaindre des « bonnes femmes » sert à cimenter la relation entre mecs. Là, on a un peu ce même genre de fonctionnement, la création d’un ciment entre les générations précédentes sur le dos des plus jeunes. Peut-être parce qu’on a peur, finalement, que la génération nouvelle chamboule nos habitudes et nous force à changer.
Cela dit, on peut comprendre qu’il y ait des gens qui ont travaillé toute leur vie, qui sont contents de pouvoir enfin se payer des vacances au soleil – peut être en avion – et vivent très mal d’avoir leur fille ou leur fils de 17 ans qui vient leur faire la morale, leur dire de remettre en cause le confort qu’ils ont acquis : la voiture, les voyages, l’alimentation.
Oui, personne n’aime être pointé du doigt, et il n’est pas simple de se remettre en question, moins encore quand on nous accuse. Donc, on peut avoir tendance à essayer de se défendre et renvoyer la balle. Certains adultes s’empressent de caricaturer les jeunes et focalisent le problème sur les enfants et les ados au lieu de parler du climat. Le problème serait qu’ils sèchent l’école, et pas vraiment que la planète se réchauffe. Evidemment, cela permet d’éviter de devoir rendre des comptes, d’éviter de perdre en confort. Et puis, au passage, se moquer des jeunes permet de se détourner de sa propre culpabilité. Vous savez, quand on ne se sent pas bien, on a tendance à essayer de trouver un bouc émissaire. C’est immature, mais tellement fréquent.

Il y a aussi des adultes bousculés par leurs ados qui changent de trajectoire en voyant ces inquiétudes monter. Et, à l’inverse, on peut aussi se dire que cette même jeunesse, pétrie d’angoisse, achète des vêtements fabriqués à l’autre bout du monde et rêve de Dubaï sur Instagram…
Evidemment, ils sont soumis à des tentations contradictoires. Comme nous tous d’ailleurs. Ils ont envie de consommer et ont aussi envie de contribuer. Et c’est là qu’on peut parler d’infantisme, quand on en vient à s’attacher tellement à ces contradictions qu’on conclut à l’étrangeté de cette jeunesse. Et c’est là aussi qu’on tombe dans la caricature. On va dire que ce sont des activistes velléitaires occupés à sécher l’école plutôt qu’à changer les choses. Ou alors on va les voir, à l’opposé, comme une génération héroïque, enfin là pour sauver le monde et qui va résoudre le changement climatique bien mieux que nous.
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Finalement, on est dans une image qui est soit dégradée, soit idéalisée. Et c’est le signe de la déshumanisation, le signe qu’on ne voit pas l’autre pour ce qu’il est, mais comme une sorte de caricature. C’est du préjugé et c’est pour ça que c’est de l’infantisme. Et, pour en finir avec cet infantisme, il faut faire l’effort d’imaginer ce que c’est qu’avoir 9, 12 ou 15 ans en 2022. Il faut se mettre à leur place et imaginer qu’on est en train de grandir au début d’une crise climatique, qui ne va faire qu’empirer au long de notre existence. Il faut imaginer qu’on se prépare le matin à aller faire une manifestation pendant qu’un journaliste à la radio s’étonne qu’on ne s’intéresse pas à la couleur de sa trousse.
L’infantisme est très fort dans notre culture et est complètement banalisé. Si ce même journaliste avait dit ce matin, en parlant d’un groupe de femmes qui allaient manifester, que c’était étonnant qu’elles ne soient pas plutôt intéressées par la couleur de leur vernis à ongles, cela aurait créé un tollé. Mais, vu que ce sont des enfants et des adolescents, on trouve normal de considérer qu’ils sont finalement un petit peu inférieurs. Tout cela pour dire qu’il faut qu’on les regarde très sérieusement parce que, sinon, on ne pourra pas vraiment les aider.
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Que conseillez-vous aux jeunes quand vous les voyez en entretien ?
Je leur conseille de commencer par agir, même à l’échelle locale. En fait, ils ont souvent l’impression que leurs actions n’ont aucun impact. En un certain sens, elles ont effectivement un très faible impact. Mais, mises bout à bout, nos actions individuelles ont un impact sur à peu près 30 % de la production de carbone annuel ; 30 % ce n’est pas 100 %, certes, et on peut dire que la grande majorité des émissions ne dépend pas directement de nous, mais enfin ce n’est pas rien non plus. Si tout le monde diminuait, on arriverait déjà à faire beaucoup de choses.
Ces 30 % dont vous parlez, ce sont les actions individuelles : adapter mon alimentation, changer les modes de transport…
Tout à fait. C’est la résultante de toutes les actions individuelles. Et les 70 % sont la résultante des décisions de notre pays. Par exemple, en France, on émet moins de gaz à effet de serre dans notre production d’électricité avec notre parc nucléaire. Ce sont des choix structurels qui ne dépendent pas de nous directement. Ils peuvent dépendre de nous à moyen terme, de notre vote, des politiques qu’on soutient, mais, à l’échelle d’une année, ça ne dépend pas directement de nous.
Vous parlez des actions à mener. Elles peuvent prendre des formes très différentes. A votre avis, par quoi faut-il commencer ?
Déjà, il faut pouvoir parler, pour sortir de la paralysie. Il faut pouvoir engager la conversation sur le changement climatique. Or beaucoup de jeunes et d’adolescents sont paralysés, en dépit de leurs fortes préoccupations. Des études montrent que, même quand ils s’inquiètent, ils ne vont entamer une discussion ni avec leurs parents, ni avec leurs profs, ni avec leurs amis. Quand je leur avais posé la question, ils disaient avoir peur d’aborder un sujet démoralisant pour le groupe, de plomber l’ambiance, ou alors d’être taxés de prosélytisme, d’être l’écolo de service. Et donc, en tant qu’adultes, on est les seuls à pouvoir entamer la conversation. Même si l’ado est très inquiet, il faut pouvoir le faire.

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La deuxième chose importante, à mes yeux, c’est de concentrer nos efforts sur des choses à notre portée. Par exemple, des études menées sur les campagnes de communication de la fin des années 1990 et du début des années 2000 sur le changement climatique ont montré que ces campagnes avaient eu des effets plutôt délétères. Si vous vous souvenez bien, on y voyait un ours sur son glaçon au milieu de sa banquise fondue et on se disait : « Mon Dieu, c’est absolument horrible ce qui arrive à cet ours, mais que puis-je faire pour lui ? » Etant loin de la banquise, il n’y avait aucun effet de chaîne visible entre une action réalisable ici et le destin de l’ours. Evidemment, s’il avait suffi de fermer l’eau en se brossant les dents pour que la banquise se reconstitue sous l’ours, on aurait été les premiers à fermer l’eau, à ne pas prendre la voiture… Mais l’absence de lien direct entre notre quotidien et notre action et ce qu’on voyait là a eu un effet assez délétère, puisqu’elle a suscité un sentiment de paralysie. En fait, on considère maintenant que ce type de campagne nous a retardés dans l’action climatique. Agir, c’est agir sur des choses sur lesquelles on a un peu d’impact, où on arrive à voir un résultat.
L’engagement militant peut lui aussi être assez déprimant. Quand on est militant syndical, on peut obtenir des augmentations de salaire, de meilleures conditions de travail, concrètes, mais l’engagement pour le climat peut aussi créer de l’angoisse et de la déprime, avec le sentiment que, justement, les choses ne vont pas assez vite, que la prise de conscience n’est pas assez rapide…
Je pense qu’il faut rester modeste. On a envie de bien faire quand on milite, mais les militants de longue durée vous disent tous qu’il faut aussi équilibrer sa vie entre sa propre santé, son bien-être et son engagement. Et donc il faut pouvoir être persévérant et modeste, c’est-à-dire savoir qu’on ne va pas pouvoir tout faire d’un coup. Peut-être même choisir un seul objectif. On en prend le risque en s’éparpillant sur plusieurs fronts, en ayant envie d’aider un peu partout, alors que les journées ne font que vingt-quatre heures et que les changements se font sur le long terme. Ce n’est pas sur une année qu’on verra l’impact, alors il faut pouvoir garder des forces pour continuer.
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L’engagement peut passer par d’autres formes que le militantisme classique et ces débats sur ce qu’on peut faire ou doit faire collectivement face au défi climatique. Il peut se focaliser sur une copropriété qui veut rénover l’immeuble, sur une association sportive ou culturelle, un lieu de culte. Est-ce que cela peut aussi rendre, d’une certaine manière, moins angoissante la question climatique ?
Effectivement, c’est ce que j’entends par action collective. On peut rejoindre une association internationale ou nationale, mais on peut aussi rejoindre le syndic de copropriété et favoriser l’isolation des bâtiments, participer à la mairie ou au comité d’entreprise, dans un syndicat. On peut planter des arbres dans sa ville pour lutter contre les îlots de chaleur urbaine. On peut s’investir dans l’école de son enfant pour faire une vente de vêtements d’occasion en dehors de la kermesse, pour récolter des fonds. Ça permet d’éviter d’acheter des vêtements neufs… Donc on n’est pas obligé de s’insérer dans une démarche très militante et politisée. Agir collectivement, ça veut juste dire ne pas rester là à éteindre les lumières et à culpabiliser d’avoir mangé de la viande une fois tous les six mois. C’est en fait participer à quelque chose d’un peu plus grand que soi. Même si c’est juste une kermesse à l’école, c’est déjà beaucoup.
Et vous pouvez constater que cette attitude est porteuse de bénéfices ?
Ce que montrent les études, c’est que, quand les gens sont anxieux, ils agissent, ils commencent tous par agir de manière individuelle, faire des « écogestes ». En plus des actions individuelles, certains vont se lancer dans des actions collectives en groupe ou à plusieurs. C’est bien l’action collective qui est associée à une réduction de l’anxiété. En agissant ensemble, on se sent mieux.
Laelia Benoit
Pédopsychiatre et sociologue, Laelia Benoit est chercheuse associée au Centre de recherche en épidémiologie et santé des populations de l’Inserm, à Paris. Elle mène aujourd’hui une vaste étude sur l’impact du changement climatique sur le bien-être et la santé mentale des enfants et des adolescents au Yale Child Study Center à l’université de Yale (Etats-Unis), avec le soutien de la Fondation Jasmin Roy Sophie Desmarais (Québec). En parallèle à la médecine, Laelia Benoit a suivi une formation en biologie moléculaire, puis un master 2 de psychologie avant de bifurquer vers un cursus de sociologie en santé des populations et politiques sociales, à l’EHESS.