L’hôpital psychiatrique d’Évreux envoie le dialogue social en justice
La direction de l’établissement veut faire annuler une délibération du comité d’hygiène et de sécurité, qui a entériné une alerte pour « risque grave » déclenchée quelques semaines auparavant et demandé une expertise indépendante. Une manière rare de judiciariser le dialogue social.
Manuel Sanson (Le Poulpe)
11 juin 2022 à 10h27
Évreux (Eure).– Le dialogue social à la sauce judiciaire. Au nouvel hôpital psychiatrique de Navarre, à Évreux, la direction de l’établissement vient d’assigner le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) afin de faire annuler une alerte « risque grave » examinée et votée par l’instance, le 19 mai dernier, à propos de la détérioration des conditions de travail des personnels de l’établissement de santé.
À ce jour, l’hôpital emploie plus de mille agents, dont 75 médecins.
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L’audience est fixée au mercredi 15 juin, devant le tribunal judiciaire d’Évreux. Le tout dans un contexte de grave crise du système de santé psychiatrique en France, notamment à l’hôpital d’Évreux. En 2019, Mediapart avait raconté par le menu le quotidien des personnels soignants, entre surcharge de travail, violences, manque de moyens et absence de structure adaptée pour les patients mineurs.
De son côté, Le Poulpe a longuement décrit les tensions sociales et les méthodes musclées de la direction de l’hôpital psychiatrique du Rouvray, dans la banlieue de Rouen.
Après une grève de la faim ultra-médiatisée et un énième coup de chaud social, le directeur des ressources humaines du Rouvray avait d’ailleurs rejoint le Nouvel Hôpital de Navarre pour occuper le poste de directeur de la patientèle et des affaires médicales. Le Poulpe avait révélé que le service des ressources humaines du Rouvray était sous le coup d’une enquête de l’inspection du travail.
La procédure judiciaire engagée aujourd’hui par la direction de l’hôpital de Navarre n’est pas dénuée d’enjeu, outre le signe d’une combativité affirmée de la direction face aux représentants du personnel. « Si la direction obtenait gain de cause, cela aurait pour conséquence d’annuler la délibération sur le risque grave qui entraînait le recours à une expertise indépendante sur les conditions de travail », décrypte un syndicaliste CGT de l’établissement.
Dans son assignation que Le Poulpe a pu consulter, la direction argue du fait « que le CHSCT procède par voie d’affirmation et n’étaye aucunement sa demande pour caractériser un quelconque risque grave au sens du Code du travail ».

« Le CHSCT se contente d’invoquer l’existence d’un sentiment diffus d’anxiété sans que le risque ne soit fondé sur des éléments objectivés », ajoute la direction dans sa requête, soulignant que « la délibération du 19 mai 2022 n’évoque pas les difficultés de recrutement de soignants, qui sont une réalité au niveau national, comme au niveau local ».
« La direction n’a jamais été informée auparavant d’un quelconque management pathogène des cadres. Un management pathogène renvoie à un management malveillant. Il s’agit d’entretenir un niveau d’inquiétude permanent, afin d’empêcher les salariés de se stabiliser dans leur travail. Ce n’est aucunement le cas au sein du Nouvel Hôpital de Navarre », appuie encore l’établissement, réfutant l’existence de tout « climat délétère » au sein de l’hôpital psychiatrique.
« On ne conteste pas le fond mais la forme et la méthode », appuie Aurélie Danilo, directrice des ressources humaines de l’hôpital. Selon elle, « on peut mener un dialogue social plus constructif grâce à un audit paritaire » sans recourir à un expert extérieur.
« Management pathogène »
L’alerte pour « risque grave » avait été formalisée le 14 avril dernier, conduisant à l’organisation d’un CHSCT extraordinaire le 19 mai. Selon un compte rendu de cette réunion établi par la CGT et consulté par Le Poulpe, l’établissement serait touché par des tensions en matière de « ressources humaines et de congés d’été », de « non-respect des effectifs minimums de sécurité », de « management pathogène » etde « l’utilisation du plan blanc et la fermeture de l’extra-hospitalier comme ressource de remplacement ».
Le risque grave conduit, selon le CHSCT de l’établissement, à « un réel danger pour la sécurité des soignants et des patients, une absence de qualité des soins, une perte de chance de survie pour certains patients ». L’alerte mentionne encore « un climat de terreur entraînant l’impossibilité pour les cadres d’assurer leurs missions, notamment en les dissuadant de faire remonter des informations qui devraient l’être par crainte de représailles ». Le document aborde enfin « un épuisement et une usure des soignants », « une perte de sens au travail » et « une souffrance pour beaucoup d’agents au travail ».
En réaction à l’attaque judiciaire de la direction, le syndicat CGT a lancé un appel aux personnels de l’établissement pour faire remonter un maximum de témoignages afin de démontrer, devant la justice, la pertinence de l’alerte émise pour danger grave.
Appel à témoignages
Dans ce message, ils invitent les agents à faire remonter des écrits qui viendraient documenter « le ruissellement de l’utilisation de techniques de management pathogènes », citant, entre autres, « intimidations, interdiction de contacter les représentants du personnel, interdiction d’effectuer des déclarations d’évènements indésirables, conduites vexatoires et sanctions disciplinaires déguisées, violences psychiques, retrait sans concertation puis imposition de gardes d’autorité ».
Sentant, peut-être, la grogne monter en interne contre une forme de judiciarisation du conflit social, Patrick Waterlot, directeur de l’hôpital, s’est fendu le 7 juin 2022 d’une note d’information ayant pour objet des « informations complémentaires » et des « précisions juridiques » à propos de la dernière réunion du CHSCT.
Le directeur indique vouloir « rassurer, tous et toutes, sur le fonctionnement serein du CHSCT ». « Il est apparu fondamental de savoir si les éléments objectivés et démontrés d’un recours à l’expertise étaient réunis, il s’agit d’éclaircir un point purement juridique », tente-t-il enfin pour déminer une situation interne des plus tendues.
Une source syndicale dans la psychiatrie normande analyse les diligences judiciaires de la direction de Navarre d’une tout autre manière : « Une expertise, ça permet bien souvent d’objectiver des dysfonctionnements qui gênent la chefferie et cela coûte très cher à l’établissement, jusqu’à 150 000 euros. »
Hasard du calendrier, le CHSCT de l’hôpital psychiatrique du Rouvray, cette fois près de Rouen, vient, selon nos informations, de voter une délibération pour le recours à une expertise extérieure sur les risques psychosociaux en lien avec les problèmes de recrutement. La direction de cet établissement a jusqu’au 10 juin pour contester la délibération en justice.
Manuel Sanson (Le Poulpe)