La clinique psychiatrique de la Chesnaie, un symbole à vendre
Une forêt de 55 hectares, un château, 101 lits d’hospitalisation, pas de blouses pour les soignants, pas d’enfermement pour les patients… L’établissement, près de Blois, est un des derniers bastions de la psychothérapie institutionnelle.
Temps de Lecture 5 min.


Dans la grande salle du Boissier, un chalet peinturluré de rose, une jeune femme vêtue d’un voile de mariée s’empare du piano et joue le concerto no 21 de Mozart. Le son mélodieux masque le cliquetis lointain des irrigateurs de champs céréaliers. Des pensionnaires vont et viennent, certains se dévisagent sans se parler, d’autres tendent la main au premier venu. Un solitaire au veston râpé vocifère de ne pas retrouver son briquet.
Dans quelques jours, un appel d’offres officiel va être publié et le prix sera fixé : la clinique psychiatrique de la Chesnaie, en périphérie de Blois, va être mise en vente par le médecin-chef, Jean-Louis Place, son propriétaire depuis 1988, date à laquelle il avait pris la suite du neuropsychiatre Claude Jeangirard, qui avait créé l’établissement en 1956, à 31 ans. La Chesnaie, à Chailles, La Borde, à Cour-Cheverny, Saumery, à Huisseau-sur-Cosson : toutes ces cliniques du Loir-et-Cher ont été ouvertes après la seconde guerre mondiale par des médecins parisiens brillants, ravis de pouvoir acquérir à bon prix des châteaux entourés de verdure et de se substituer aux grandes unités psychiatriques franciliennes, où l’enfermement allait de soi.
La Chesnaie est emblématique. Pour ne pas dire mythique. Cinquante-cinq hectares de forêts de feuillus et, au milieu, un château près duquel s’agrègent, au fil des ans, des bâtiments classés. La clinique compte aujourd’hui 101 lits d’hospitalisation, 20 lits en hôpital de jour et quelques lits de nuit. La quasi-totalité des patients souffrent de troubles graves et sont adressés par l’hôpital public. Tous participent à un panel d’activités importantes – ateliers, tâches hôtelières, restauration – avec le personnel soignant. Lequel ne porte ni blouse ni badge : rien ne le distingue, sauf le discret talkie-walkie posé sur la table quand vient l’heure de boire, ensemble, un coup.

C’est une psychothérapie institutionnelle qui se base sur le non-enfermement des patients, eux-mêmes victimes de leur enfermement mental, désocialisés par la maladie. « La prescription de médicaments ne suffit pas. Le malade a besoin d’échanges et de tâches pour retrouver confiance et se “renarcissiser” », entend-on. Les cinq médecins sont des libéraux. La clinique dispose aussi de 80 salariés, appelés ici moniteurs. Avec leurs diplômes d’infirmiers, d’art thérapie, de psychologie, ils tournent également sur les postes de restauration, de ménage, d’activités culturelles, etc.
« Mise aux normes »
« Il y a des pensionnaires qui vont tenter de tomber amoureux. Ou d’autres qui vont nourrir une peur d’être regardés plusieurs fois par une même personne, peur que cette personne leur veuille du mal. En changeant de tâche régulièrement, cela permet d’assainir les rapports car on vient remettre de la fluidité dans les choses qui déclenchent des angoisses », dit Gwenvael Loarer, moniteur et psychologue, actuellement en « secteur de chambre », accompagnant les pensionnaires à leurs consultations. Lui est très attaché à la gestuelle et la prosodie. « Je passe beaucoup de temps à dédramatiser des situations. Pour cela, il faut savoir montrer au quotidien qu’on n’est soi-même pas du tout inquiétant. » Une dame maigrelette nous croise, les yeux écarquillés : « Elle vit persuadée que des ciseaux vont venir la nuit découper son corps », chuchote Gwenvael
.Lire aussi (2020) :La très grande souffrance de la psychiatrie française
Les salariés expriment la crainte de voir arriver un groupe privé, qui menacerait la continuité de l’expérience. Comme ce qui est arrivé à la clinique de Freschines, à Villefrancœur (Loir-et-Cher), installée dans un château du XVIIe siècle, rachetée en 1993 par le groupe Générale de santé (alors filiale de Vivendi), et qui a fermé ses portes en janvier 2013, après quarante années d’activité. L’actuel propriétaire de La Chesnaie, qui n’a pas donné suite à nos sollicitations, a confié la mission de trouver un acquéreur à La Baume Finance, une banque d’affaires parisienne. Celle-là même qui a permis au groupe Korian de reprendre, en 2021, le centre de psychothérapie d’Osny (Val-d’Oise).


« Nous n’arrivons pas encore à établir de contact avec La Baume Finance. Donc on ne sait pas quel va être le cahier des charges. On espère une clause contractuelle obligeant à garder le projet tel qu’il est…, dit Jean Gaillot, un moniteur pressé de faire découvrir, dans le parc, un empilement savant de wagons anciens, servant à héberger les stagiaires ou artistes de passage. En tout cas, le bien ne sera pas forcément facile à vendre. Il y a beaucoup de travaux à faire, comme, par exemple, une mise aux normes pour les personnes handicapées ou la rénovation des chambres. »
« Même si le repreneur promet de continuer d’accueillir les malades, un fonctionnement avec moins de personnel fera disparaître la thérapie institutionnelle, estime Florent Persillet, moniteur infirmier. Les finances de La Chesnaie sont saines. Après une inspection en décembre [2021], l’ARS [agence régionale de santé] a fourni tous les agréments pour ces quatre prochaines années. Mais imaginez aussi que le repreneur se débrouille pour perdre son agrément dans quatre ans ! Alors il pourra transformer le tout en maison de retraite. »
« Insuffler plus de démocratie »
Des inquiétudes est né un projet : des salariés et sympathisants réunis sous le collectif Les amis de la Chesnaie désirent créer une société coopérative d’intérêt collectif, structure juridique qui leur permettrait de racheter l’établissement, si le prix sur la table le permet. Et de la gérer de façon collégiale, en assemblée générale, entre sociétaires : salariés, usagers bénéficiaires et partenaires extérieurs.

« Qui de mieux placé que l’équipe pluridisciplinaire déjà en place pour en assurer la continuité ? », se demande Magalie Tostain, salariée du Club de la Chesnaie, la structureen charge des activités culturelles et de l’organisation de ses nombreux concerts, ouverts à tous et où se succèdent les artistes prestigieux – Jacques Higelin, Mano Solo, Yann Tiersen, entre autres, s’y sont produits. « Des scènes culturelles et une fac privée veulent déjà nous aider. Nous discutons avec des partenaires institutionnels comme le conseil régional. On pourrait imaginer que sa foncière rachète le bâti », espère-t-elle.
Lire aussi * Psychiatrie : « Il est possible de soigner mieux en enfermant moins »
« L’idée serait aussi, grâce à la reprise, d’insuffler toujours plus de démocratie dans la clinique. Nous proposons par exemple de réélire le médecin-directeur tous les cinq ans, soit la durée d’un projet d’établissement fixé avec l’ARS. On a trouvé un expert-comptable chez Finacoop, des gens spécialistes de l’économie sociale et solidaire », ajoute Gwenvael Loarer. L’association a déjà désigné un avocat pour l’accompagner : l’ancien député socialiste Denys Robiliard, auteur d’un rapport sur l’avenir de la psychiatrie en 2013. Un appel aux dons a été lancé sur le site Internet de l’association.

Retour dans le grand hall du Boissier. Le piano s’est tu. Charles, 49 ans, yeux rieurs et chemise bleu azur, commande son deuxième café serré au bar associatif tenu par les autres pensionnaires, attentifs. « J’ai arrêté l’alcool il y a trois ans et demi mais j’ai compensé par des achats compulsifs. Me voici là depuis septembre. » Charles montre les panneaux d’affichage : atelier revue de presse, tournoi de football à Vendôme, collecte de dons pour l’Ukraine, graff et couture. « Ici, on rentre dans un collectif et on nous incite à avoir des activités à l’extérieur. Moi, j’aime bien aller à la “piscine tournesol” de Blois et au golf de Cheverny. Et puis, la clinique a des appartements en ville pour gagner en autonomie. Ça me tenterait bien. La Chesnaie m’a surtout appris à me sentir responsable non pas de ma maladie mais plutôt de mes soins. »
Jordan Pouille( Correspondant régional)
*Psychiatrie : « Il est possible de soigner mieux en enfermant moins »
TRIBUNE
Adeline Hazan – Contrôleure générale des lieux de privation de liberté
Dans une tribune au « Monde », Adeline Hazan, contrôleure générale des lieux de privation de liberté, plaide, alors que l’hôpital public est en crise, pour une remise en question de la « culture de l’enfermement ».
Publié le 17 septembre 2018 à 06h23 – Mis à jour le 17 septembre 2018 à 10h47 Temps de Lecture 5 min.

Tribune. La psychiatrie vit aujourd’hui une grave crise, comme en témoignent les mouvements sociaux en cours dans plusieurs hôpitaux.
Les causes ? Manque de personnel, indignité des locaux, saturation des urgences, bien sûr. Mais les soignants ne se mobilisent pas seulement pour des moyens, ils le font surtout dans l’intérêt des patients, qui les préoccupe plus encore que leurs conditions de travail.
Depuis 2014, j’ai fait de la psychiatrie une priorité de mon action de contrôleure générale des lieux de privation de liberté. Au-delà du manque de moyens, c’est la culture même de l’enfermement qui doit être remise en question. Il faut sans plus attendre interroger la conception du soin qui a conduit la psychiatrie dans cette impasse.
Le nombre de lits en psychiatrie a baissé de plus de la moitié en cinquante ans mais les hospitalisations sans consentement ne cessent d’augmenter. Les personnes hospitalisées, y compris en soins libres, sont de plus en plus souvent placées dans des unités fermées, comme nous l’observons à chacune de nos visites.
Lire aussi Psychiatrie : « Un système de soins à bout de souffle »
L’exiguïté et la vétusté des locaux, ainsi que la surcharge de travail du personnel, aggravent la situation en privant les patients d’un environnement digne et des activités indispensables pour préparer leur retour dans la communauté. L’absence de structures d’accueil conduit trop souvent à prolonger indûment des séjours à l’hôpital.
L’un des pays européens qui enferme le plus
Les centres médico-psychologiques, services de proximité indispensables, sont trop peu nombreux et surchargés, de sorte que, les crises n’étant pas anticipées, les hospitalisations sous contrainte deviennent inévitables.
Pour comprendre pourquoi la France est l’un des pays européens qui enferme le plus les personnes atteintes de troubles mentaux, un retour en arrière est nécessaire. La loi de 1838 avait fait de l’internement l’unique forme de prise en charge des « aliénés ». Rappelons-nous qu’oubliés de tous, près de 50 000 d’entre eux sont morts de faim sous l’Occupation.
Après-guerre, de nombreux psychiatres ont voulu sortir de la logique asilaire et réfuter le principe selon lequel l’enfermement était le seul « soin » possible.
A partir des années 1960, le développement de la psychothérapie institutionnelle a conçu l’hospitalisation comme un épisode bref de la prise en charge du patient, entre des périodes de soin en milieu ouvert. Il s’agissait alors d’éviter de séparer le malade de son entourage et de garantir la continuité des soins.
Le nombre de lits a été réduit, l’hôpital s’est ouvert, des conseils locaux de santé mentale ont été créés, réunissant patients, familles, soignants et élus. De nombreux services psychiatriques ont déverrouillé leurs portes, y compris pour des patients admis sans leur consentement, considérant la liberté d’aller et venir comme essentielle à l’efficacité du soin.
Tournant sécuritaire
Dans les années 2000, cette culture de la bienveillance s’est érodée et on s’est mis à ne voir dans le malade mental que sa potentielle « dangerosité », le plus souvent fantasmée. Le « discours d’Antony » prononcé le 2 décembre 2008 par le président de la République d’alors, Nicolas Sarkozy, symbolise le mieux ce tournant, inspiré par la volonté non plus d’améliorer le soin, mais d’accroître encore les mesures de sécurité.
Le droit applicable aujourd’hui ne tranche pas cette contradiction : il protège la liberté du patient par un contrôle du juge, mais aggrave aussi le contrôle social en renforçant les pouvoirs du préfet. La création, dans la loi de juillet 2011, de l’hospitalisation sans consentement « en cas de péril imminent » a provoqué une augmentation du nombre des hospitalisations contraintes, désormais facilitées donc légitimées. Si une réforme de 2016 a fixé des objectifs salutaires de réduction de l’isolement et de la contention, ces derniers ne sont pas atteints et sont occultés par des obligations procédurales formelles.
Aujourd’hui, la plupart des services de psychiatrie sont des structures closes, limitant sans raison la liberté d’aller et venir des patients. Cette logique de fermeture domine, y compris pour des malades en soins libres, et les moyens dont dispose la psychiatrie ne permettent pas de proposer des soins adaptés à l’objectif de réinsertion des patients.
Cette situation ne peut durer : il est possible de soigner mieux en enfermant moins.
Des modèles aux résultats positifs
En juin 2018, la ministre des solidarités et de la santé, Agnès Buzyn, a présenté une « feuille de route pour la santé mentale et la psychiatrie ». Si l’objectif de garantir des soins coordonnés et une offre accessible, diversifiée et de qualité doit être salué, la volonté de concevoir de nouvelles formes de soin et de limiter l’hospitalisation sous contrainte fait défaut.
Il existe pourtant des modèles de prise en charge dont on peut évaluer les résultats positifs. Certains établissements pratiquent des formes alternatives d’hospitalisation ou mettent en place des prises en charge « dans la cité ». D’autres restreignent le nombre des places en unités fermées et n’ont pas recours à l’isolement ou à la contention.
Si on ne limite pas la contrainte et l’enfermement aux rôles transitoires qui doivent être les leurs, on ne sortira pas de la crise de la psychiatrie, et on risque de consacrer des moyens à des objectifs non pertinents.
La crise ne fera que s’aggraver si la santé mentale devient l’instrument d’une politique de sécurité
Il est urgent de réévaluer la chaîne complète de prise en charge de la maladie mentale : des services accessibles pour accompagner les patients dans leur quotidien et prévenir les crises, des hôpitaux pratiquant par principe une hospitalisation en unité ouverte avec des exceptions rares, médicalement justifiées et régulièrement réévaluées, des politiques ambitieuses de réduction de l’isolement et de la contention et, enfin, des structures médico-sociales adaptées à la prise en charge en fin d’hospitalisation.
L’hôpital est en crise, la psychiatrie l’est encore davantage. Cette crise ne fera que s’aggraver si la santé mentale devient l’instrument d’une politique de sécurité au détriment d’une intégration dans la cité fondée sur une autre conception du soin.
La réforme à venir du système de santé n’atteindra pas ses objectifs si la prise en charge des personnes souffrant de troubles mentaux n’est pas modifiée en profondeur afin d’hospitaliser moins et de faire du respect de la dignité et de la liberté des patients un levier de leur retour à la vie normale.
Adeline Hazan a été députée européenne puis maire socialiste de Reims (2008-2014). Elle est depuis 2014 la Contrôleure générale des lieux de privation de liberté.
Adeline Hazan(Contrôleure générale des lieux de privation de liberté) et Adeline Hazan (Contrôleure générale des lieux de privation de liberté)