Ecologie, une disparition politique
CHRONIQUE

Stéphane Foucart
Pourtant considérée comme une priorité par les Français, l’écologie a été presque absente des débats de la campagne présidentielle qui s’achève. La réticence médiatique à considérer l’urgence climatique comme un sujet politique majeur est l’une des explications à ce paradoxe, estime Stéphane Foucart, journaliste au « Monde ».
Publié le 17 avril 2022 à 02h10 – Mis à jour le 22 avril 2022 à 10h38 Temps de Lecture 4 min.
Chronique. Il suffisait de consacrer quelques minutes quotidiennes à l’écoute de la radio ou de la télévision au cours de la campagne présidentielle pour entendre cette question : « Comment expliquez-vous que l’environnement et le climat n’aient pas percé dans le débat ? »
Dans la bouche des intervieweurs politiques, la question n’est pas sans évoquer une fausse candeur de pyromane s’étonnant de la recrudescence des incendies. Comme l’ont relevé à plusieurs reprises les organisations non gouvernementales (ONG) réunies dans « L’affaire du siècle », les questions posées aux différents candidats ou à leurs représentants n’ont que très peu abordé l’enjeu climatique. La question de l’effondrement de la biodiversité a, elle, été complètement ignorée.
Lire aussi : Election présidentielle 2022 : un second tour éloigné des enjeux climatiques
Selon les estimations de « L’affaire du siècle », le climat n’aura occupé qu’environ 5 % du temps des débats animés par les grands médias audiovisuels, au cours de la campagne qui s’achève. Cette quasi-absence a des effets majeurs sur notre perception collective des risques réels du dérèglement climatique en cours.
L’interview politique est de fait performative : les questions qui ne sont pas posées disparaissent de la conversation publique, et perdent leur importance dans toutes les strates de la société. Ce dont on ne parle pas ne saurait être important.
L’habitabilité de la planète, à échéance de quelques décennies ? Une question de second ordre. Organiser l’adaptation et la résilience de la société et des économies face à ce qui est déjà inéluctable ? Un non-sujet. En termes de tactique politique, il y a peu d’intérêt pour les candidats à travailler une matière réduite à la portion congrue lors des débats. Peu suspect de menées écologistes, le think tank The Shift Project n’a ainsi classé que deux des douze projets initialement en lice comme « proches » des objectifs climatiques de la France, ceux de Jean-Luc Mélenchon et de Yannick Jadot.
Lire aussi Jean-Marc Jancovici : « Il n’y a pas d’échappatoire au problème climatique »*
D’où ce paradoxe : alors que les enquêtes d’opinion consacrent l’environnement comme une préoccupation majeure des Français – souvent en deuxième ou troisième position –, les trois quarts des suffrages sont allés, le 10 avril, à des programmes dépourvus de toute ambition en la matière.
Ce n’est pas si étonnant. La formation intellectuelle et la culture professionnelle du journalisme politique conduisent depuis des décennies à privilégier les questions économiques, l’immigration, l’insécurité, sans oublier les stratégies discursives des uns et des autres, les affrontements d’ego et les tactiques d’appareil. Les questions environnementales, techniques et rébarbatives, ne sont jamais qu’effleurées.
L’« éléphant dans la pièce »
Au reste, la ligne éditoriale des grands médias audiovisuels a rendu presque impossible l’affirmation d’un débat politique sur l’environnement.
Selon les chiffres de l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique colligés par les Décodeurs du Monde, les candidats de droite et d’extrême droite ont bénéficié d’environ 593 heures de temps de parole sur les principales stations de radio et chaînes de télévision entre le 1er janvier et le 7 mars. Dont 276 heures pour Eric Zemmour, Marine Le Pen et Nicolas Dupont-Aignan. En regard, les candidats de gauche et d’extrême gauche ont eu droit qu’à 281 heures, dont moins de 175 heures pour les deux candidats distingués par The Shift Project. Les thématiques de l’insécurité, de l’immigration, du « wokisme » ou de la prétendue grandeur perdue de la France se sont ainsi mécaniquement imposées face aux sujets environnementaux.
Lire aussi : Marine Le Pen oppose son « écologie nationale » à « l’écologie punitive » d’Emmanuel Macron
Ce déséquilibre pose évidemment, bien au-delà de la place de l’écologie, une question démocratique majeure qui est un peu l’« éléphant dans la pièce » nul ne peut en ignorer l’existence mais chacun fait comme s’il n’était pas là.
Ce n’est sans doute pas tout. La popularisation des travaux d’organes d’expertise, comme le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), n’est peut-être pas non plus étrangère à la disparition de la question climatique du débat politique. En particulier, dans son dernier opus publié début avril, où le GIEC présente des scénarios de développement susceptibles d’atténuer le réchauffement en cours.
L’échelle locale
Ce travail est souvent présenté et compris comme un catalogue de mesures techniques (agrémenté d’économies d’énergie) susceptibles d’être déployées dans le cadre de tout programme, indépendamment de son orientation politique ou de celui qui le porte. Certains journaux en ont d’ailleurs donné à lire les grandes lignes dans leur section « Sciences », comme si l’affaire n’avait rien à voir avec des choix profondément politiques sur les inégalités, la répartition des efforts, la distinction entre l’essentiel et le superflu, la solidarité entre pays du Nord et du Sud, etc.
Lire aussi :
La question climatique est aussi, le plus souvent, abordée dans l’espace public sous le seul angle des technologies susceptibles de « décarboner » l’économie. Bien que nécessaire, cet objectif occupe la totalité de la petite niche médiatique dévolue au climat. Mais, plus le temps passe, plus il devient démobilisant, car trop facilement désamorcé par le fait que la France est loin de pouvoir infléchir, à elle seule, la trajectoire climatique de la planète.
C’est peut-être là l’une des explications à ce hiatus, relevé par nombre de commentateurs : marginalisés sur la scène politique nationale, le climat et l’environnement tendent au contraire à s’enraciner à l’échelle locale, comme en témoigne le succès des écologistes aux dernières élections municipales. Comme si la perspective de voir l’Etat s’emparer sérieusement de ces questions était illusoire, comme si toute marge de manœuvre consistait désormais à tenter de s’adapter à l’inexorable, au plus près de chez soi.
Stéphane Foucart
*Jean-Marc Jancovici : « Il n’y a pas d’échappatoire au problème climatique »
Cet ingénieur et consultant, président du groupe de réflexion The Shift Project, propose un plan pour réduire drastiquement les émissions de CO2 dans tous les secteurs économiques.
Temps de Lecture 6 min.

Jean-Marc Jancovici, ingénieur et consultant, préside le groupe de réflexion The Shift Project, qui publie Climat, crises. Le plan de transformation de l’économie française (Odile Jacob, 256 pages, 11,90 euros), fruit d’un travail de deux ans pour dessiner les contours d’une France décarbonée. L’objectif affiché est de réduire de 5 % par an les émissions de gaz à effet de serre, au moyen d’une quasi-disparition des énergies fossiles et d’une forte sobriété dans les usages.
Pourquoi pensez-vous qu’il faille un plan pour transformer l’économie ?
Ce qui organise le monde aujourd’hui, ce sont des infrastructures et des capacités de production qui sont l’aboutissement de plusieurs siècles d’accumulation et qui ont des durées de vie très longues. Pour changer un réseau de transport ou d’électricité, il faut environ un siècle. Pour modifier l’urbanisme à large échelle, il faut plusieurs siècles. Le paysage agricole, il faut au minimum deux générations.
Donc si on veut changer ce système, si on veut garder la plus grande part possible de ce que les combustibles fossiles nous ont offert tout en supprimant ces sources d’énergie, on a besoin de voir loin et de faire les choses avec méthode. Sinon, soit on déstabilise tout le système, soit on ne fait rien parce qu’on craint de déstabiliser tout le système. Et faire les choses avec méthode, ça s’appelle planifier.
Mais qui doit bâtir ce plan ?
La seule manière d’avoir un plan qui survive aux alternances politiques, c’est qu’il y ait un consensus très fort des électeurs et de la société civile, qui transcende le responsable du moment. Aujourd’hui, par exemple, pas un seul candidat à l’élection présidentielle ne propose de supprimer la sécurité sociale, parce que les Français y sont viscéralement attachés. Il faut en arriver au même niveau de consensus pour la décarbonation, ce qui implique que ce plan soit forgé avec les acteurs qui devront le mettre en œuvre.
L’idée d’atteindre la neutralité carbone ne fait-elle pas déjà consensus ? La France, l’Union européenne et la plupart des Etats s’y sont engagés…
Il y a un consensus parce que beaucoup de gens n’ont pas vraiment compris l’ampleur du problème climatique, son côté systémique et le fait qu’il n’y a pas d’échappatoire. Ils sous-estiment cruellement « le sang et les larmes » qu’il faudra pour parvenir à la neutralité carbone. De nombreux acteurs, y compris dans le milieu économique, considèrent que c’est un objectif qui peut être atteint en conservant un monde essentiellement inchangé.
Lire aussi « La transition énergétique n’a réellement démarré qu’en Europe »
Au contraire, quand les gens réalisent à quel point cela demande de tout modifier, certains commencent à se dire que, finalement, le réchauffement climatique de 2 °C, ce n’est peut-être pas si grave… Donc il y a un consensus d’affichage, mais pas sur l’action que cela implique ni sur son ampleur.
Vous utilisez beaucoup la notion de « sobriété » dans le plan. Cela veut-il dire décroissance ?
Comment avons-nous travaillé autour de cette idée ? Nous avons utilisé la même méthode pour tous les secteurs que nous avons étudiés. Nous sommes partis des flux physiques et nous avons regardé à quelle vitesse maximale nous pouvions déployer tout ce qui est du ressort de l’amélioration technique afin de décarboner. Sans faire de pari sur des technologies de rupture qui n’existeraient pas encore à l’état de prototype : nous ne misons que sur des techniques déjà déployées ou déployables dans les trente ans à venir.
Lire aussi Neutralité carbone : tous les scénarios passent par une même exigence, la sobriété
Une fois qu’on a fait cela, qu’on a poussé au maximum les améliorations technologiques, on se rend compte qu’en général, ça ne suffit pas pour atteindre la neutralité carbone dans la deuxième moitié du siècle. Il faut donc avoir recours à la sobriété. Par exemple, si on arrive à décarboner la production de 1 tonne de ciment de 70 % alors qu’il faudrait la décarboner de 80 %, les 10 % qui restent, on fait ça par la sobriété. Ce qui veut dire qu’il faudra produire moins de ciment.
Lire aussi La sobriété, cette « évidence » devenue un angle mort de la société de consommation
Est-ce que cela implique un changement de modèle économique ?
Il faut probablement concilier sobriété et capitalisme. Pour moi, le capitalisme, c’est accepter la propriété privée des moyens de production et la propriété privée du patrimoine. Cela étant, la bonne question, c’est : « Où met-on le curseur entre ce qui relève de la collectivité et qui contraint, et ce qui relève du privé et où l’on fait ce qu’on veut ? »
Mais comment convaincre les Français d’accepter des contraintes nouvelles ?
La planification a un avantage, c’est qu’elle sécurise, et un inconvénient, c’est qu’elle contraint. Aujourd’hui, on a plus de liberté à court terme mais aussi plus d’incertitudes pour l’avenir. Collectivement, nous avons intérêt à évoluer vers un système dans lequel on a un peu plus d’efforts à faire à court terme et beaucoup plus de sécurité à moyen terme.
Par exemple, la France a mis en œuvre un plan pour lutter contre le tabagisme ; nous nous sommes imposés des restrictions sur la consommation de tabac avec l’assentiment de la majorité de la population, dont une large partie des fumeurs. Ou pour prendre un autre exemple, je ne pense pas qu’une majorité de Français considèrent illégitime d’avoir des limitations de vitesse sur la route.
Lire aussi A quoi ressemblerait une France sans pétrole, sans charbon, ni gaz
Vous abordez le sujet du modèle agricole, en prévoyant la nécessaire création de centaines de milliers d’emplois alors que le secteur peine à recruter…
Le premier niveau de la réflexion, c’est d’admettre que pour faire baisser les émissions de 5 % par an, il faut redonner une place centrale à l’agriculture. Ensuite, il faut s’interroger sur ce qui peut donner envie à des centaines de milliers de personnes de se tourner vers le monde agricole, comment on les paye, etc. Un système agroalimentaire plus respectueux de l’environnement est un système dans lequel il y a plus de transformation et de valeur ajoutée près de l’exploitation. Donc, ça veut dire plus de monde – environ 1 % de la population française doit y aller –, ce qui est par ailleurs cohérent avec le fait qu’il faut faire dégonfler les villes.
L’équation pour le consommateur final va aussi changer. Ce qui permet aux prix des aliments d’être bas aujourd’hui, c’est le pétrole, le gaz et le charbon ! Ce qui veut dire que dans un monde moins doté énergétiquement, les prix de l’alimentation vont augmenter : nous consacrerons plus d’argent à l’alimentation, et nous achèterons moins souvent des téléphones ou des ordinateurs.
A l’inverse, vous projetez des centaines de milliers de suppressions d’emplois dans l’automobile…
On a essayé de regarder dans le détail ce que voulait dire cette transformation en termes de déplacements d’emplois. Non pas combien ça coûte, mais combien de personnes sont concernées. La logique est « physique » : dans un monde où il y a deux fois moins de voitures, il faut deux fois moins d’ouvriers dans le secteur, deux fois moins de mécaniciens, etc. A l’inverse, la pratique du vélo va se développer fortement, donc il va falloir créer des emplois dans la fabrication en France, mais aussi dans la distribution et la maintenance de cycles.
Lire aussi « Décarboner les mobilités est un défi immense »
Sur cette question-là, comme sur d’autres, nous ne prétendons pas fournir une proposition opérationnelle aboutie. Mais nous souhaitons donner un cadre aux discussions : comment rendre attractifs certains secteurs, comment envisager les reconversions et la formation professionnelle nécessaires ?
Envie d’en savoir plus sur le changement climatique ?Test gratuit
Quelles sont les mesures qui peuvent être engagées avec un bénéfice rapide sur la baisse des émissions de gaz à effet de serre ?
On peut très rapidement favoriser les déplacements à vélo, la rénovation massive des bâtiments ou relancer la construction de centrales d’électricité bas carbone pilotable – c’est ce que vient de faire le président Emmanuel Macron en annonçant la construction future de plusieurs réacteurs nucléaires. On peut également inventer des modalités de protection de nos productions agricoles, pour mieux rémunérer les agriculteurs qui respectent un cahier des charges particulier.
Lire aussi Entre frugalité et technologies, quatre choix de société pour atteindre la neutralité carbone
Dans la campagne présidentielle, le sujet de la trajectoire à adopter face au défi climatique est assez peu présent…
On peut même dire qu’il est absent. Nous avons envoyé aux candidats une demande : nous écrire un texte pour expliquer en quelques pages comment ils comptent réduire les émissions de gaz à effet de serre, quels sont leur stratégie et leur plan d’action. Nous publierons leurs réponses en mars, assorties de nos commentaires.
Perrine Mouterde et Nabil Wakim Contribuer