La privatisation de l’offre de soins publique pourrait redessiner le modèle de notre système de santé »
Par Karen Ramsay le 19-04-2022

L’actualité socioprofessionnelle vue par Karen Ramsay, rédactrice en chef du pôle magazines (« Egora-Le Panorama du médecin » et « Le Concours pluripro ») à Global média santé.

L’information est presque passée inaperçue. À peine si certains se sont « mouillés » pour commenter – et pour beaucoup, s’en indigner – la possible acquisition de certains centres de la Croix-Rouge par le groupe privé Ramsay Santé*. Une « honte » pour certains, un « désengagement » pour d’autres, mais à coup sûr, une négociation qu’« on ne peut regarder sans débattre », comme l’affirmait François Crémieux, directeur général de l’AP-HM, dans Le Monde en février. Car au-delà des difficultés économiques que met en avant l’association pour justifier de cette cession et des arguments de réassurance du groupe adressés aux centres de santé concernés, se pose la question de la future offre des soins de proximité. 2006, vente de l’hôpital des Peupliers (Paris) ; 2016, cession du service d’aide et d’accompagnement à domicile (Grasse) ; 2021, projet de cession de centres infirmiers en Haute-Vienne… La Croix-Rouge française est dans le rouge depuis des années, accusant, en 2014, un déficit de 20 millions d’euros. Le portefeuille, bien garni, de Ramsay Santé permettrait donc de renflouer les caisses, mais à quel prix ? Car si le champ des soins primaires, vaste et pluriel, est occupé par une multiplicité d’acteurs – établissements publics et privés, organisations individuelles et collectives, exercice libéral ou salarié, etc. –, il n’en demeure pas moins que la privatisation de l’offre de soins publique pourrait redessiner le modèle de notre système de santé, notamment en creusant les inégalités d’accès aux soins dans un système (déjà) à plusieurs vitesses.
« Ce serait terrible d’avoir à choisir entre solidarité et profit »
Que gagnerait Ramsay Santé à reprendre ces structures déficitaires si ce n’est en les inscrivant dans une démarche lucrative ? Mais, disons-le, Ramsay Santé n’est pas le grand méchant loup : il profite « tout simplement » de la révision de l’ordonnance de 2018 ouvrant la gestion des centres de santé aux groupes à but lucratif. Ce qui lui permet d’investir, comme d’autres, les soins primaires. Investir, oui ; disputer à l’organe public l’organisation de l’offre de proximité, non. Ce serait terrible d’avoir à choisir entre solidarité et profit.
*Karen Ramsay indique n’avoir aucun lien d’intérêts avec le groupe Ramsay Santé.
Faut-il craindre la privatisation de l’offre de soins ?
EGORA Par Fanny Napolier le 19-04-2022
https://www.egora.fr/actus-pro/acces-aux-soins/73323-faut-il-craindre-la-privatisation-de-l-offre-de-soins
Les discussions sont en cours : six centres de santé de la
Croix-Rouge, en Île-de-France, s’apprêtent à passer aux mains de
Ramsay Santé, un groupe privé à but lucratif. Une cession qui choque
en coulisse, tant sur le fond que sur la forme. Quel pourrait être
l’impact de la privatisation de l’offre de soins sur le système de
santé ?
L’information est tombée un peu avant Noël : le groupe Ramsay Santé
s’apprête à prendre les rênes de six centres de santé franciliens de
la Croix-Rouge… sans qu’aucune communication officielle n’ait été
adressée aux salariés de l’association non lucrative. Ces derniers ont
appris la nouvelle en lisant le compte-rendu du conseil
d’administration, quelques jours avant la fin de l’année. « Ça a été
un vrai choc, raconte une salariée. Quand on s’engage à la
Croix-Rouge, on porte des valeurs, on lutte contre l’exclusion, contre
les inégalités d’accès aux soins… On a des convictions. Être repris
par un groupe privé à but lucratif, qui va naturellement chercher à
rapporter de l’argent à ses actionnaires, ce n’est plus le même
engagement. »
L’offre de Ramsay Santé, n° 1 de l’hospitalisation privée en France,
qui a réalisé plus de 2 milliards d’euros de recettes pour le seul
second semestre 2021, concernerait deux centres parisiens et ceux de
Villeneuve-la-Garenne, Meudon, Boulogne-Billancourt et Antony. Le
processus d’information et de consultation des élus devant prendre fin
courant mars, la cession pourrait être effective avant l’été.
Avec cette potentielle nouvelle acquisition, la filiale du groupe
australien Ramsay Health Care confirme son intention de devenir un
acteur des soins primaires. Ainsi, dans son plan pour 2025 dévoilé en
fin d’année dernière, l’entreprise ambitionne de «ne plus être
seulement un acteur de soins hospitaliers mais de devenir un
“orchestrateur de santé”, en accompagnant les patients au quotidien
grâce à des services de santé “digi-physiques”» et ajoute vouloir «
devenir la référence en matière de soins primaires en utilisant des
solutions de consultations physiques et/ou digitales».
Cadre expérimental
Ces dernières années, l’entreprise a notamment fait deux acquisitions
en ce sens : en 2018, le groupe suédois Capio, qui gère une centaine
de centres de soins de premier recours articulés autour de
consultations physiques et de téléconsultations, et plus récemment,
l’entreprise danoise WeCare, qui possède 32 cliniques de médecine
générale.
En France, l’arrivée de Ramsay Santé dans le champ des soins primaires
a commencé fin 2020 avec l’expérimentation «Primordial», dans le cadre
de l’article 51 de la loi de financement de la Sécurité sociale pour
2018, destiné à accompagner les propositions innovantes. Elle prévoit
l’ouverture de cinq maisons de santé avec des généralistes rémunérés
au forfait, «dans un cadre expérimental directement inspiré de
l’expérience suédoise acquise depuis dix ans sur le mode capitation»,
écrit Ramsay Santé dans la présentation de son projet, pour «soigner
et maintenir en bonne santé la population d’un territoire, en
particulier dans des zones caractérisées par une offre de soins
insuffisante ou par des difficultés dans l’accès aux soins».
Si la première structure devait ouvrir fin 2021 à Pierrelatte, dans la
Drôme, il n’en est rien pour le moment, assure la mairie de la
commune, qui table plutôt sur un démarrage courant 2022. La région
Auvergne-Rhône-Alpes devrait accueillir, pour sa part, deux autres
structures, et deux autres sont prévues en Île-de-France.
Solidarité ou business ?
D’abord échaudées d’avoir été informées par la presse de cette
cession, certaines communes franciliennes concernées par cette reprise
des centres de santé ont finalement été convaincues par ce discours, à
l’image des élus de Meudon.
« Nous avons reçu Ramsay Santé en février. L’exposé de leur projet
nous a plutôt rassurés, indique Yvan Tourjansky, conseiller municipal
chargé de la santé. Ils veulent changer le modèle économique en
s’inspirant du modèle suédois, avec des médecins qui voient surtout
les cas complexes, des infirmières en pratique avancée et un pôle de
consultations téléphoniques et digitales. Cela semble correspondre aux
attentes des jeunes générations de médecins. » Une rencontre qui a
permis aux élus de la ville de Meudon, qui connaît une démographie
médicale en baisse, d’insister sur la nécessité de maintenir «
l’esprit du centre de santé et une offre qui réduit les inégalités de
santé » et de renforcer l’offre en médecine générale.
Mais si certaines mairies, touchées par la désertification médicale, se
laissent séduire par l’arrivée de Ramsay Santé sur leur territoire,
l’inquiétude est vive du côté des syndicats et des salariés de la
Croix-Rouge. Ramsay Santé, qui n’a pas souhaité répondre à nos
demandes d’interview, a garanti aux équipes des centres de santé
qu’ils conserveraient les missions assurées aujourd’hui par la
Croix-Rouge, et notamment l’accueil des plus précaires.
Dans les faits, les centres de santé ne peuvent pratiquer des
dépassements d’honoraires, quel que soit leur mode de gestion, et
doivent proposer le tiers payant, au moins sur la part obligatoire. En
2018, une ordonnance ayant ouvert leur gestion aux groupes à but
lucratif, le groupe Ramsay Santé s’en est saisi… «On est très
attentifs à ce qui se passe, indique le DrHélène Colombani, présidente
de la Fédération nationale des centres des santé (FNCS). Les médecins
avec qui j’ai parlé sont sous le choc. Ramsay Santé va-t-il devenir un
acteur de la solidarité et œuvrer en faveur de l’accès de tous à la
santé ou va-t-il juste faire du business et se servir de ces centres
comme porte d’entrée vers ses cliniques ?»
De son côté, le Dr Éric May, médecin généraliste et vice-président de
l’Union syndicale des médecins de centres de santé (USMCS), a un avis
plus tranché : «Ramsay Santé est une multinationale de la santé, une
entreprise lucrative qui doit faire des bénéfices. Nous ne pouvons pas
soutenir ce type de structuration des soins primaires. Qui va
organiser le maillage ? Avec quels intérêts ? Ce que nous redoutons,
c’est la mise en place d’une filialisation qui ne dit pas son nom. Il
faut regarder l’implantation des centres, ils sont tous à proximité
d’un établissement Ramsay Santé. S’ils se servent des centres pour
orienter les patients vers leurs cliniques, la question de
l’information éclairée du patient et de l’indépendance des
professionnels de santé va se poser…»
Le constat d’un renoncement
Pourtant, «tout se passe sans bruit, ajoute Hélène Colombani. Je suis
étonnée du manque de réactions». Interpellé sur cette cession au Sénat
par Émilienne Poumirol, sénatrice de Haute-Garonne, Olivier Véran
s’est montré plutôt mesuré : « Le public a de l’avenir dans les
secteurs de la santé et du médico-social, le privé non lucratif
également. Le privé lucratif a évidemment sa place dans notre offre de
soins. Prenons garde toutefois à conserver les équilibres et veillons
à donner envie aux secteurs public et associatif de continuer à se
déployer dans les territoires, a indiqué le ministre de la Santé en
février dernier. Je rappelle que la possibilité pour un acteur privé
d’en racheter un autre relève du lien contractuel entre eux. L’État
n’a pas à intervenir. Même si je voulais empêcher cette vente ou ce
rachat, je n’aurais pas la possibilité juridique de le faire. »
Deux sujets méritent l’attention, estime Éric May: «D’une part, Ramsay
Santé n’a aucune expertise sur les soins primaires, ce qui nous
inquiète. Ne soyons pas naïfs, les centres de santé ne dégagent pas
des bénéfices qui vont satisfaire les actionnaires du groupe privé.
D’autre part, la Croix-Rouge se débarrasse de ces centres de santé au
moment où l’offre de soins est en baisse. C’est le constat d’un
renoncement. La Croix-Rouge abandonne ses activités médico-sociales et
sanitaires. Quelle déception !»
Officiellement, l’association fondée par Henry Dunant, humaniste et
Prix Nobel de la paix, met en avant ses difficultés économiques : «La
Croix-Rouge n’a pas su ramener à l’équilibre ces structures, indiquait
l’association au Parisien le 27 décembre dernier. La reprise par un
acteur qui a construit un véritable projet, y compris au-delà des
centres d’Île-de-France, permet d’envisager un avenir plus serein et
pérenne.» Un discours à cent lieues de celui des professionnels des
centres de santé concernés, chez qui la sérénité a disparu depuis des
semaines.
«Plusieurs collègues ont déjà annoncé leur démission, certains vont
prendre leur retraite anticipée… Un… récent audit social relève un taux d’absentéisme important depuis l’annonce de cette cession, témoigne, au bord des larmes, une salariée
engagée à la Croix-Rouge depuis plusieurs années, elle-même en arrêt
maladie. C’est un vrai désengagement de la Croix-Rouge de ses
activités médico-sociales dans un moment où on a besoin de lutter pour
l’accès aux soins de tous. La direction dit que nous sommes déjà
chanceux d’avoir un repreneur. Autrement dit, on nous menace de plan
social. Mais on ne sait pas où on va. On nous demande de recruter,
mais quel est le projet ? On se questionne tous sur le sens de notre
travail. Les équipes s’étaient investies pour redresser les
structures, nous avons fait des efforts. Le Covid nous a freinés, mais
l’engagement des équipes ne peut pas être mis en cause. Et là, on se
sent abandonnés. Brutalement.»
Structures de proximité privées : Elsan et Livi le font aussi
Sur un modèle similaire à celui de Ramsay Santé, Elsan, groupe
d’hospitalisation privée, et Livi, site de téléconsultation, ont
annoncé en juillet dernier leur partenariat dans la création d’une
«nouvelle offre de soins primaires» alliant une «relation physique et
digitale entre les patients et les médecins». Concrètement,
l’ouverture d’au moins deux structures est prévue d’ici à la fin de
l’année, à proximité de Valenciennes (Nord) et à Saint-Denis
(Seine-Saint-Denis). Comme pour Ramsay Santé, Elsan choisit de situer
ces centres à proximité de ses établissements: le groupe possède les
Hôpitaux privés du Hainaut, dans le département du Nord, soit trois
établissements à Valenciennes et à Saint-Saulve, et la clinique de
l’Estrée, à Stains, commune voisine de Saint-Denis. Un positionnement
stratégique qu’Elsan assume et met en avant dans ses offres d’emploi:
des centres «adossés aux établissements de santé» et donc facilitant
«les parcours de soins coordonnés des patients».
« On peut s’attendre à des changements en termes d’orientation des patients »
3 questions à Laura Alles, spécialiste en économie de la santé
Dans quel but un groupe privé lucratif reprend-il des centres de santé
dont les finances sont dans le rouge depuis des années ? Selon Laura
Alles, doctorante au sein du Centre d’économie de l’université
Paris-13 et spécialiste en économie de la santé, c’est une captation
et un fléchage des patients vers les établissements du groupe qui se
dessinent.
Le système de santé français tend-il aujourd’hui à se privatiser ?
On peut distinguer deux modes de privatisation : une privatisation
externe, c’est la privatisation classique, le passage du secteur
public au secteur privé à but lucratif, et une privatisation interne,
c’est-à-dire l’adoption de pratiques marchandes en raison de
conditions économiques similaires. C’est le phénomène qu’on observe le
plus, notamment avec la tarification à l’activité. Elle met en place
un système concurrentiel entre les établissements pour produire du
soin et détenir le plus de parts de marché possible.
Quel intérêt pour Ramsay Santé de reprendre des centres de santé déficitaires ?
Les centres de santé ont été une réponse pour démarchandiser la santé.
Le fait qu’ils soient rachetés par un groupe à but lucratif vient les
réinsérer dans ce mécanisme marchand. Ensuite, ce changement de
propriétaire peut entraîner une sélection des activités, voire une
fermeture si les centres ne s’avéraient pas rentables. Mais je ne
pense pas que cela soit l’intérêt de Ramsay Santé. Plutôt qu’une
fermeture ou une transformation des pratiques, on peut s’attendre à
des changements en termes d’orientation des patients.
Ces centres de santé sont positionnés à proximité des centres
hospitaliers du groupe privé. Le centre d’Antony est à cinq minutes de
l’hôpital Jacques-Cartier de Massy, et à quinze minutes de l’hôpital
privé d’Antony, qui appartiennent à Ramsay Santé. Celui de
Boulogne-Billancourt est à trois minutes de la clinique Marcel-Sembat.
La stratégie qui semble adoptée par Ramsay Santé, c’est la création
d’un réseau et d’un fléchage des patients vers leurs établissements et
une captation de la patientèle des soins primaires vers les soins
hospitaliers. Ces centres sont une porte d’entrée vers leurs
établissements, et même s’ils sont déficitaires au niveau local, ils
peuvent permettre au groupe d’augmenter ses bénéfices au niveau
global. D’autant qu’il est possible que les médecins se voient
demander d’orienter leurs patients vers les établissements du groupe
en prenant en compte leur niveau de couverture complémentaire santé.
Ceux disposant d’une couverture prenant en charge les dépassements
d’honoraires pourraient être envoyés vers des confrères spécialistes
exerçant en libéral dans les hôpitaux Ramsay Santé, les autres vers
des confrères d’établissements avec lesquels Ramsay Santé est en
concurrence. Je ne dis pas que cette pratique sera adoptée par le
groupe, mais c’est une possibilité. Et je ne pense pas que la
localisation des centres de santé soit choisie au hasard.
La logique est la même concernant les cinq structures en
expérimentation dans le cadre de l’article 51. Ramsay Santé annonce
participer à la lutte contre les déserts médicaux là où le groupe
possède des établissements. S’il décide en effet de s’installer dans
des déserts médicaux, c’est certes un moyen de répondre aux besoins de
santé de la population, mais cela peut aussi être vu sous un angle
plus critique, comme une utilisation stratégique de ces déserts
médicaux. L’implantation dans des zones désertifiées situées à
proximité des établissements de santé du groupe permet de capter plus
de population que dans des territoires où la concurrence en soins
primaires est forte.
Quelles peuvent être les conséquences d’une privatisation des soins primaires ?
Les pouvoirs publics, par leur absence d’intervention sur le secteur
de la santé primaire et hospitalier, ont constitué le terreau fertile
à l’installation de centres de santé détenus par des établissements à
but lucratif pouvant se parer des habits du non-marchand et de
l’action sociale. En termes d’enjeux politiques, on peut s’interroger
: qui va définir la politique de santé ? Va-t-on laisser au
capitalisme le soin d’organiser le maillage territorial et l’offre de
soins ? On s’offusque souvent des fermetures de maternités publiques.
Mais on a les mêmes problématiques au niveau de l’offre de soins
privée où des établissements peuvent fermer ou arrêter une activité
pour des raisons qui relèvent plus de la rentabilité que de la qualité
des soins.
Le marché est inégalitaire de fait, mais des mécanismes cherchent à
gommer ces inégalités, comme les couvertures santé publiques ou
privées. Un système de santé privé, c’est un système de santé
inégalitaire avec un inégal accès aux soins en l’absence de mécanismes
de correction. Un tel développement ne ferait qu’accentuer les
inégalités en termes d’accès aux soins et participe d’une logique de
concurrence avec les établissements de santé publics. Des inégalités
non au regard de la qualité des soins mais au regard notamment des
files d’attente du secteur public pour certaines pathologies.
Voir aussi: