A Soissons, ces médecins à diplôme étranger qui font tenir l’hôpital

Publié aujourd’hui à 01h14, mis à jour à 05h08
REPORTAGE
Dans cette ville de l’Aisne, 43 % des 170 médecins du centre hospitalier ont un diplôme obtenu hors de l’Union européenne. Leurs chefs de service et ces praticiens témoignent.
« C’est moi qui ai donné l’alerte ! » La cheffe de la réanimation du centre hospitalier (CH) de Soissons, dans l’Aisne, a le regard noir et détache chacun de ses mots. « Ils n’avaient pas compris qu’ils allaient vider des services ! », s’énerve la praticienne, qui tente d’avaler rapidement un sandwich dans son bureau, en ce début d’avril, avant de repartir en réunion.
Avec l’application de la nouvelle procédure nationale d’autorisation d’exercice des praticiens à diplôme étranger hors Union européenne (Padhue), Hager Ben Mokhtar a eu chaud : la réanimatrice a failli « perdre ses médecins ». « Des purs produits de chez moi », insiste-t-elle, parlant de ces trois professionnels – l’un est diplômé d’Algérie, l’autre du Bénin, le troisième de Tunisie – qui exercent dans les murs soissonnais depuis deux ans et qui ont tenu la boutique avec elle face au déferlement du Covid-19. Ce service tourne en premier lieu grâce à eux, ainsi qu’à un généraliste et un urgentiste.

Deux sur trois ont bien réussi leurs épreuves de vérification des connaissances (EVC), soit le sésame nécessaire – auquel s’ajoutent deux ans de « parcours de consolidation » dans un hôpital – pour obtenir le droit d’exercer en France. Mais aucun poste n’était accessible à Soissons en réanimation dans la liste d’affectations, établie cette année par le ministère de la santé. Il leur aurait donc fallu partir. Et peut-être même avec leurs conjointes, alors que deux d’entre elles sont… gériatres à l’hôpital ! Une hécatombe.
La procédure d’affectation a finalement été repoussée à l’été. La réanimatrice de 49 ans souffle, mais reste inquiète de savoir combien de médecins elle pourra garder in fine. Elle-même est passée, en début de carrière, sous les fourches caudines de cette procédure, après un diplôme tunisien, avant d’obtenir la « plénitude d’exercice » en France. Aujourd’hui, cette « Franco-Tuniso-Algérienne » est la seule « senior » du service, dit-elle avec le sourire, soit l’unique praticienne de réanimation « inscrite à l’Ordre [des médecins] ».
« Incapacité à mixer le recrutement »
Dans cet établissement du sud de l’Aisne, le rôle des médecins à diplôme hors union européenne (UE) est crucial. Ils représentent 27 % des professionnels inscrits à l’Ordre dans le département, contre 7 % au niveau national. Le ratio est plus élevé encore avec les différents statuts qui se superposent à l’hôpital. Entre les médecins ayant réussi le concours des EVC, qui se trouvent en période de consolidation, et ceux recrutés en amont de toute procédure d’autorisation, sur des postes de « stagiaires associés » (en partenariat avec un hôpital étranger) ou de « faisant fonction d’interne » (FFI), en lien avec une université, on atteint ainsi 43 % des 170 médecins du CH de Soissons. Une proportion qui a doublé depuis 2015. Si l’on y ajoute les ex-Padhue, ceux qui ont depuis réussi toutes les étapes, comme le docteur Ben Mokhtar, le pourcentage grimpe à 64 %.

Ces médecins « tiennent nos services, souligne le directeur de l’hôpital, Eric Lagardère. Ils sont une nécessité absolue, au regard de notre offre de soins pour avoir un service public de qualité ». Avec, d’un côté, la démographie médicale déclinante à l’échelle nationale et insuffisante par rapport aux besoins, et, de l’autre, la faible attractivité de l’hôpital, encore plus dans les petites villes et les zones rurales, avec des établissements qui voient les grands centres hospitaliers universitaires « aspirer » la majorité des internes – les étudiants après leur sixième année – puis des jeunes médecins… l’équation est difficile.
« Ce qui nous inquiète, c’est l’incapacité à mixer notre recrutement »,reconnaît le directeur, alors que 75 % des embauches (hors FFI) concernent désormais des médecins à diplôme hors UE. Sur 2 109 candidatures reçues en 2021, seules dix-sept provenaient de médecins inscrits à l’Ordre et issus des facultés de médecine françaises.
Pour la cheffe de réanimation, cette mixité est surtout « une question d’image ». « Je préférerais avoir quelques Français, explique Hager Ben Mokhtar. Ce n’est pas du tout une question de compétence, il la faut pour tout le monde et je sélectionne tous mes médecins sur les bouts des doigts. S’ils ne font pas l’affaire, je ne les garde pas ! » Mais cela donne un signal, selon cette femme très directe : « Ça dit quand même que ça vaut la peine de venir dans un service. »


La praticienne se retrouverait aussi un peu moins sous pression : outre la dizaine de gardes par mois dont elle et ses médecins doivent s’acquitter pour tenir la permanence de soins, en raison du sous-effectif médical persistant, elle est aussi d’astreinte extrêmement souvent. En effet, ses trois praticiens à diplôme étranger doivent, en raison de leur statut, être toujours « seniorisés » par un médecin inscrit à l’Ordre, c’est-à-dire avoir au moins un senior comme elle joignable durant leurs gardes.
« C’est un peu hypocrite »
« Je me sacrifie un peu, mais c’est avec l’espoir que la situation se règle »,reprend Hager Ben Mokhtar, qui espère, à moyen terme, avoir au moins un ou deux médecins de manière pérenne. Pour être attractif, « il faut un service solide, une équipe stable, avec la sécurité des soins », ce qu’elle est fière d’avoir atteint avec ses collègues hors UE, qui lui ont permis de sortir du cercle vicieux du recours à l’intérim.Lire aussi Article réservé à nos abonnésCes médecins étrangers qui font tourner l’hôpital
Un étage plus haut, en gynécologie-obstétrique, le chef de service Pascal Abboud se trouve dans une situation plus rassurante. Derrière lui, les couloirs sont calmes avec seulement deux monitorings qui s’affichent sur un écran de contrôle, alignant les rythmes cardiaques de la mère, de l’enfant à naître et des contractions. « Certains services ne peuvent pas fonctionner sans médecins à diplôme étranger, ce n’est pas notre cas,confie-t-il. Mais il ne faut pas que ça se délite et qu’on entre dans une spirale, ça ne tient jamais à grand-chose. » L’homme de 58 ans compte, depuis près de vingt ans, quatre autres praticiens seniors dans son équipe, dont certains sont des ex-Padhue. Il s’inquiète désormais pour l’après : « On est quasiment tous des anciens [proches de la soixantaine].Le problème c’est que la nouvelle génération va manquer, la relève est loin d’être assurée. »
Chez lui, les postes d’internes reposent aujourd’hui exclusivement sur des médecins à diplôme hors UE. « On n’a pas d’internes, c’est ça notre problème, juge-t-il. On embauche des médecins étrangers surdiplômés sur ces postes, c’est confortable pour nous, mais c’est moins une garantie pour l’avenir. »

Cela crée aussi des situations humaines peu évidentes, avec ce qu’il reconnaît être un « parcours du combattant » pour ces professionnels. Leila Boutaghou, 39 ans, gynécologue-obstétricienne algérienne, est arrivée lors de l’explosion du Covid-19, à l’hiver 2020. « Je voulais me rapprocher de la France pour des raisons personnelles et compléter ma formation », décrit la jeune femme. Elle a découvert une autre façon de travailler, mais aussi une population de patients différente, « plus anxieux », ou encore de nouvelles pathologies. Mais après bientôt un an et demi dans le service, la praticienne commence à trouver le temps long : elle vient de rater pour la seconde fois ses EVC – « à 0,3 point près ! ».
Lire aussi Coronavirus : les praticiens étrangers « font le boulot dont les médecins français ne veulent pas »
« Il faut six mois, peut-être un an pour s’adapter au système français, mais là, j’ai un poste de décision, je gère tout pendant ma garde et je n’ai pas le statut correspondant à ce qu’on me demande de faire, c’est un peu hypocrite », juge-t-elle. La médecin aux cheveux bouclés noir de jais demeure ainsi « stagiaire associée », rémunérée 1 300 euros net (hors gardes), comme le prévoient les grilles. Soit environ trois fois moins qu’un praticien à diplôme français en début de carrière. « Les hôpitaux ont besoin de nous, et, puisqu’on nous laisse travailler, c’est qu’on a été bien évalués ! Alors pourquoi on nous maintient dans ce statut précaire ? »Camille Stromboni
Voir aussi:
http://environnementsantepolitique.fr/2022/02/24/le-mercatiques-des-urgentistes/