« On a créé deux France : celle où il y a le TGV et celle où tout a fermé »
Par Benoît Floc’h (Briançon (Hautes-Alpes), envoyé spécial)
Publié hier à 00h33, mis à jour à 08h46

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REPORTAGE
Maintes fois menacés, toujours déficitaires malgré une récente embellie, le train de nuit Briançon-Paris a survécu, à l’inverse de beaucoup d’autres. A rebours de la tendance observée pendant des années, le gouvernement envisage désormais la réouverture d’une dizaine de lignes nocturnes d’ici à 2030.
Il est 20 heures passées de quelques minutes ; le train vient de quitter Briançon. Il commence la traversée des Hautes-Alpes par la descente de la vallée de la Durance. La nuit a noyé le paysage, et les voyageurs ne verront ni les gorges étroites, ni les pentes abruptes, ni la mer d’huile de Serre-Ponçon. « Sa placidité a quelque chose d’inquiétant », écrit Philippe Besson dans son roman Paris-Briançon (Julliard, 208 pages, 19 euros). Mais Clara Ng Pak Leung, Nicolas Perrau et Anne-Marie Robert n’ont, pour l’heure, pas la tête à sonder les eaux mystérieuses du lac artificiel. Chacun s’affaire dans le compartiment exigu – car il l’est, même en première, où il n’y a pourtant que quatre couchettes, contre six en seconde.
L’Intercités s’apprête à traverser la France, ou peu s’en faut. Un trajet de 700 kilomètres pour rallier Paris, le lendemain, à 6 h 55. Assis sur sa couchette, Nicolas Perrau se définit comme « un grand fan du train ». « J’adore le train de nuit, abonde la plus âgée, Anne-Marie Robert. Ça rappelle l’enfance. Le bercement, sans doute… » Et « c’est une aventure »,sourit Clara Ng Pak Leung, qui prendra le Thalys, le lendemain, pour rejoindre Bruxelles.
Les trois compagnons de circonstance reviennent des sports d’hiver. « Je travaille demain, dit le jeune homme. Rentrer de nuit m’a permis de sauver une journée de ski. Et, comme on dort, on ne s’en rend pas compte. » Ils louent ce service public dont l’intérêt dépasse, insistent-ils, le confort de voyage des touristes. « Le guide qui m’accompagnait en montagne m’a dit : “S’il n’y a plus de train de nuit, cette vallée, elle meurt” », confie Nicolas Perrau.
Deux décennies de combat
Pour la plupart des Briançonnais, cela ne fait aucun doute. « Ce n’est pas un service public de confort, c’est évident, affirme Arnaud Murgia, maire de Briançon. Pour moi, le train de nuit, c’est aussi important que le développement du haut débit. » Il reçoit dans son petit bureau, sous les toits de l’hôtel de ville, au sud de la cité Vauban, le cœur historique de la sous-préfecture des Hautes-Alpes.
Le jeune élu de droite, rallié à Emmanuel Macron il y a peu, n’a pas connu les prémices du combat pour le maintien d’une ligne qui « touche dix stations de ski ». Car cela fait déjà une vingtaine d’années que Briançon craint de perdre son « unique cordon ombilical avec Paris ». L’expression est de Joël Giraud, aujourd’hui ministre de la cohésion des territoires. Député La République en marche des Hautes-Alpes de 2002 à 2020, M. Giraud s’est beaucoup impliqué. En deux décennies, la pression n’a jamais faibli : manifestations, pétitions, motions des élus, occupation de la gare…
La fin du XXe siècle a marqué le triomphe du « tout-TGV ». L’Etat et la SNCF se lancent dans la conquête de la vitesse pour sauver un mode de transport menacé par la voiture et l’avion. Et c’est une « chance », rappelle Alain Krakovitch, directeur de TGV-Intercités à la SNCF. « Sinon, ajoute-t-il, la part du ferroviaire en France serait aujourd’hui très faible. »
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Mais, à Briançon, on s’inquiète. « Depuis le départ, on a senti le danger »,se rappelle le socialiste Gérard Fromm, maire de 2009 à 2020. « La SNCF a bien fait les choses, raconte-t-il, avec ironie. Elle a commencé par supprimer les wagons porte-voitures, puis le service des wagons-lits… Puis, la ligne a été de plus en plus souvent arrêtée pour travaux. » Et des gares ont fermé. Tandis que la SNCF peut vendre une place de TGV quatre à cinq fois par jour, une couchette de train de nuit, ce n’est par définition qu’une fois. Et « on avait du mal à remplir nos trains. On perdait beaucoup d’argent », rappelle M. Krakovitch. La SNCF n’a jamais dit qu’elle condamnait la ligne. « Mais, souligne Arnaud Murgia, quand vous voyez les trains de nuit qui disparaissent les uns après les autres et qu’il ne reste plus que vous, vous vous dites que vous êtes le prochain sur la liste… »
Dans Paris-Briançon, Philippe Besson évoque la lente agonie des « berlines profilées trouant l’obscurité, traversant la vieille Europe ». A la fin du XXe siècle, écrit l’écrivain, il ne reste que des « tortillards » ; et l’« on pouvait aussi trouver du plaisir à tanguer sur des rails au beau milieu de la nuit comme on flotte sur une mer sombre, à passer d’un wagon à l’autre en ouvrant des soufflets pour enjamber un attelage mouvant, à slalomer entre des garçons jouant aux cartes assis par terre et des militaires rentrant de garnison encombrés de leur barda ».
Tourisme et désenclavement
Briançon tient à son « tortillard ». « On l’aime bien, notre train de nuit, confie Francine Daerden, conseillère municipale écologiste d’opposition. S’il disparaît, la gare est morte et le service public disparaît. C’est comme un village qui n’a plus d’école… » L’obstination a payé. Une consolation pour une ville qui a vu beaucoup d’administrations tirer le rideau. « Un désengagement de l’Etat », soupire Gérard Fromm. Si l’hôpital a été sauvé, le tribunal d’instance est parti, et l’armée aussi. Mille familles en moins, ça se voit. Arnaud Murgia se veut raisonnable. « Une poste dans chaque commune, c’est terminé », dit-il. Mais le maire considère qu’on est allé « trop loin » : « On a créé deux France : celle où il y a le TGV et celle où tout a fermé. »
« On a créé deux France : celle où il y a le TGV et celle où tout a fermé. » Arnaud Murgia, maire de Briançon
Alors, quand la ligne s’est encore interrompue, quelques semaines en 2020, puis neuf mois en 2021, « on a eu très très peur », se remémore Francine Daerden. Mais Joël Giraud a de nouveau mis la pression. Et, en décembre 2021, le Paris-Briançon a repris du service. « Les Parisiens peuvent venir passer deux jours de ski ici sans se fatiguer », se réjouit Gabrielle Faux. Propriétaire de l’hôtel Vauban depuis quelques semaines seulement, elle explique que l’existence de la ligne quotidienne « fait partie des arguments qui ont décidé de son achat. Ce sont des services publics qu’il faut absolument garder ».

Pour le tourisme, donc. Dans cette ville qui se targue d’avoir importé le ski en France, qui fut parmi les premières à ouvrir une station de sports d’hiver – Serre-Chevalier – et qui jouxte quatre des grands cols du Tour de France, « il y a une vraie activité touristique. Le Paris-Briançon génère du flux », explique Nicolas Busca, qui dirige Resalp, une entreprise d’autocars briançonnaise qui transporte deux millions de voyageurs par an.
Depuis des décennies, des générations de « Parisiens » – un tiers de la clientèle – viennent skier à Briançon. Farideh Coajou, une usagère régulière du train, se souvient que sa mère faisait l’aller-retour dans le week-end. Elle-même pratique les sports d’hiver. Et elle ne jure que par le train de nuit. « Si la ligne était supprimée, prévient-elle, je n’irais plus à Serre-Chevalier. Le trajet en voiture, c’est niet. Les embouteillages, les virages, la neige, les enfants malades… » Sans train, ces clients iraient en Savoie, estime l’autocariste Nicolas Busca. En haute saison, « mon activité baisserait », en déduit-il.
Outre l’aspect touristique, « il y a un sujet d’enclavement, rappelle Arnaud Murgia. Nous sommes obligés de faire des trajets extrêmement longs pour rejoindre les grandes villes, que ce soit Grenoble ou Paris. Or, on doit pouvoir se rendre dans la capitale du pays ». Sans l’Intercités, « on se sentirait enfermés ici », note Francine Daerden.
Renforcer l’attrait des petites villes
Jean-François Desdet tient une petite quincaillerie dans la cité Vauban. Une boutique étroite, écrasée par un plafond voûté. Lui n’aime pas le train : « Ça me fait penser à la déportation, confie-t-il. Mais on en a besoin pour que les gens puissent venir ici et que, nous, on puisse partir. Moi, je vais régulièrement à Paris pour des salons professionnels. » Jean-Michel Beneteau, le client avec lequel il discute ce jour-là, opine. Il précise : « Le Parisien qui a acheté une Fiat 500 électrique, il ne vient pas ici en voiture. L’idéal serait qu’il puisse mettre sa voiture sur le train de nuit. »
Et pourquoi pas, après tout, puisque le « tortillard » a de nouveau le vent en poupe. Le gouvernement souhaite même, désormais, rouvrir une dizaine de lignes nationales d’ici à 2030. Pour le maire, c’est une aubaine. « Je suis très content d’avoir des touristes ici l’hiver, explique Arnaud Murgia, mais il est aussi important de développer une économie et un mode de vie différents pour ceux qui restent. » Ou ceux qui arrivent.
L’élu estime qu’avec l’attrait nouveau que les petites villes ont acquis depuis la crise sanitaire Briançon a une carte à jouer. Une vaste rénovation du centre a été lancée, les cantines scolaires sont 100 % bio et sans plastique, la montagne est à portée de télécabine. « Je mise là-dessus », dit-il, espérant attirer les jeunes couples d’Aix-en-Provence (à trois heures de voiture) ou de Paris (par le train de nuit). D’autant que, souligne-t-il, « dans un monde de transition énergétique, les stations touristiques disposant d’une gare auront un atout ». Certes, la ligne n’est pas électrifiée entre Valence et Briançon, mais la SNCF travaille sur les batteries et l’hydrogène afin d’en finir avec le diesel.
Alors, sauvé le Paris-Briançon ? « Je suis confiant, confie le maire, mais je reste attentif. » Même si la SNCF se félicite d’un « vrai engouement », la ligne demeure structurellement déficitaire, et l’attentisme domine. « Peut-être qu’un jour ils vont nous l’enlever, relève Nicolas Busca, fataliste. Mais je ne suis pas de ceux qui disent qu’on va mourir. On s’adaptera. Il ne faut pas oublier que l’on parle de 300 personnes par jour », dans une zone qui offre des dizaines de milliers d’hébergements touristiques.
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