Conflit en Ukraine : les Russes veulent-ils savoir ?
Au-delà du récit de l’intervention militaire en Ukraine contrôlé par les médias d’Etat, la société russe se ferme au bruit extérieur d’un monde jugé menaçant. Un réflexe qui touche à des ressorts profonds.

Les Russes savent-ils ? Ont-ils accès aux mêmes informations que nous ? Aux mêmes images de Marioupol, Mykolaïv, Kherson, en Ukraine, qui suffisent à donner un tableau très différent de celui présenté à la télévision russe, sinon des causes, du moins de la conduite de « l’opération militaire spéciale » déclenchée par Moscou le 24 février. Cette question est sur toutes les lèvres, posée à tous les correspondants en Russie.
Des initiatives visant à porter la « vérité » sont lancées : campagnes d’appels téléphoniques ou envois d’e-mails, publication de journaux européens en russe, émissions radio en ondes courtes… Tout cela rappelle l’époque soviétique. A l’époque, chaque mot, chaque témoignage libre entrant ou sortant d’Union soviétique était une victoire, une fin en soi. Alexandre Soljenitsyne voulait croire, alors, que le refus du mensonge suffisait à renverser l’histoire, ou au moins à sauver l’âme de la Russie soviétique.
La question est toujours légitime : l’accès à l’information reste aujourd’hui un enjeu majeur, et le pouvoir russe a eu pour priorité de bloquer les réseaux sociaux étrangers et de fermer les quelques rares médias indépendants qui continuaient jusque-là à faire un travail exemplaire. A Moscou et ailleurs, la peur, voire la paranoïa, est perceptible, bien plus présente qu’en temps « normal », celui des répressions ordinaires.
Lire aussi Guerre en Ukraine : le Kremlin met la Russie en ordre de bataille
Mais la question est aussi incomplète, et pas seulement parce que la société russe est profondément divisée sur le sujet. S’agissant d’une partie importante de la population, il serait plus juste de demander : que veulent savoir les Russes de la situation en Ukraine ? Car l’information reste accessible. Difficilement, certes, mais des dizaines de canaux Telegram restent actifs, les moyens de contourner le blocage des sites sont nombreux. Un réseau virtuel privé (VPN) vaut cent samizdats – du nom de ces textes imprimés clandestinement qui circulaient sous le manteau en URSS.
Or, un constat s’impose : de nombreux Russes ne veulent pas savoir. Plus grand-monde ne croit à l’euphémisme de « l’opération spéciale », mais au-delà des formules convenues, le besoin de savoir s’arrête. Le narratif patiemment construit par le pouvoir, celui d’une Russie éternelle agressée, tient lieu d’explication. Pour beaucoup, la cécité est un choix, ou un moyen de survie.
« On n’y peut rien »
Les exemples abondent des phrases que l’on peut entendre dix, cent fois en une journée : « De toute façon, c’est trop horrible » ; « De toute façon, on ne saura jamais la vérité » ; « On n’y peut rien, ce n’est pas nous qui décidons »… C’est aussi cette jeune fille qui dit avoir effacé les sites d’information de son téléphone pour ne pas voir sa quiétude troublée. C’est cette mère de famille qui répète « mais non, tout va bien aller » à son fils sur le point de quitter la Russie. Ce sont ces sanctions internationales que l’on commente à l’envi sans jamais aborder les événements qui en sont la cause.
Lire aussi A Moscou, l’inquiétude contenue des consommateurs russes
Le New York Times a consacré un long article au désarroi des Ukrainiens qui appellent leurs proches en Russie, ou qui leur envoient des photos de leur calvaire, pour se voir opposer un mur de déni : « C’est plutôt des nazis dont tu devrais avoir peur » ; « C’est impossible, notre armée ne bombarde pas les villes » ; « Viens en Russie, tout est calme chez nous »…
En toile de fond, il y a ce dilemme : entre ce que montre la télévision et ce que dit un cousin, un frère piégé à Kharkiv, « comment savoir qui dit la vérité ? ». Question rhétorique, la télévision gagne toujours ou presque. Elle a même largement contribué au déclenchement du conflit dans le Donbass, en 2014, en jouant sur les peurs et les fantasmes des habitants de cette région.
Etat de tension permanente
Qui croire ? Cette interrogation est à la fois compréhensible, et un paravent pratique. Compréhensible parce que la propagande d’Etat russe a tout fait, depuis des années, pour discréditer l’idée même de vérité. Le caractère déterminé de cette politique ne fait aucun doute : la télévision russe s’est attachée à transformer les débats les plus sérieux en farces et à noyer les questions les plus embarrassantes sous le flot des « versions alternatives ». Elle a aussi ancré un état de tension permanente dans les esprits, installant la confrontation avec l’Ouest et diabolisant avec une obstination jamais démentie pendant dix ans le voisin ukrainien.
Lire aussi Alexeï Navalny et le nouvel avatar russe de la post-vérité
La part des Russes s’informant uniquement par la télévision est certes passée sous les 50 %, mais cette stratégie a aussi envahi Internet, et elle a d’ores et déjà laissé des traces profondes dans la société : la vérité n’existe pas, le fact-checking d’un média indépendant vaut autant que les outrances d’un propagandiste stipendié.
Il y a là aussi une attitude très pragmatique, qui consiste à fermer les écoutilles pour se mettre à l’abri d’un monde extérieur menaçant, se concentrer sur la sécurité et la sérénité de son entourage. Ce réflexe est universel, mais il touche en Russie à des ressorts profonds, à un rejet très ancré de la chose publique, qui s’étend à toute discussion sur ce que fait l’Etat. La politique est un domaine sale, voire dangereux, auquel seuls les idiots, les malhonnêtes ou les inconscients voudraient se frotter. Le pacte social est clair en Russie : l’Etat et la société vivent dans des univers séparés qui, pour le bien des deux parties, doivent se rencontrer le moins possible. L’apparence du soutien populaire suffit au pouvoir.
Lire aussi : En Russie, une hécatombe sur fond de défiance envers l’Etat
A moins d’atteindre des proportions inouïes, les pertes militaires ne susciteront peine et questionnement que dans des familles, des villages, tout au plus des villes de garnison isolées. « L’opération spéciale » fait peur, elle est une menace pour la sacro-sainte stabilité promise par Vladimir Poutine à son peuple, mais elle appartient encore au domaine du connu, du prévisible.
En octobre 2020, la journaliste Irina Slavina se suicidait par le feu. Cette infatigable et courageuse rédactrice en chef d’un site d’actualités local, persécutée par les autorités et la police de sa ville de Nijni Novgorod, s’était immolée, accusant « la Fédération de Russie ». En réalité, c’est bien plutôt l’indifférence de ses concitoyens devant ses enquêtes sur la corruption des élites, ses reportages sur les petites et grandes injustices de sa région, qui la minait et la désespérait.
Aujourd’hui, faire parvenir en Russie des images et des informations d’Ukraine n’est pas un exploit. Briser le mur de l’indifférence et de la peur en est un.
Benoît Vitkine(Moscou, correspondant)Contribuer