« La grande sécu enterrée, mais quelque chose a bougé » (Brigitte Dormont) – Passage en revue des arguments échangés (Pierre-Louis Bras)

La grande conversation 2022

Santé : sortir des dépenses inutiles et des promesses non tenues

Dans cette série de trois articles publiés simultanément par Terra Nova, les auteurs proposent leurs analyses des grands défis auxquels devra faire face notre système de santé et de protection sociale dans les prochaines années. Ils interrogent l’avenir de notre système de soins solidaire à la lumière notamment des enjeux soulevés dans le cadre de la campagne présidentielle.

Par  Brigitte Dormont, Chaire Santé Paris Dauphine

Publié le 24 février 2022

https://tnova.fr/societe/sante/sante-sortir-des-depenses-inutiles-et-des-promesses-non-tenues/

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La pandémie de COVID_19 a jeté une lumière crue sur notre système de soins et notre politique de santé : la misère de l’hôpital public avec les budgets trop restrictifs, les salaires insuffisants des personnels hospitaliers, le manque de coordination entre médecine de ville et hospitalière, sans compter l’abandon des personnes âgées dépendantes et les inégalités sociales d’exposition au virus.

Nous avons vécu l’impréparation sur les masques et les tests pour cause de désindustrialisation et d’économies sur de petites lignes budgétaires, et assisté au travail obligé des soignants et des « travailleurs essentiels » dont le métier permet à la société de fonctionner, au risque d’être exposés à la contamination. Il y a eu aussi les applaudissements du soir, la reconnaissance des confinés pour les personnels hospitaliers, alors qu’en France les électeurs votent en majorité pour qui promet une baisse d’impôts.

Des décisions et des faits observés durant cette crise méritent l’attention. Dans ses réponses, l’exécutif a décidé sous le coup de l’urgence sanitaire que la Sécurité sociale couvrirait à 100% les téléconsultations, les tests et les vaccins. Par ailleurs, l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris a communiqué sur le montant considérable de ses impayés, dus au fait que la plupart des patients atteints de Covid avaient un reste à charge pouvant dépasser les 8000 euros qui était catastrophique pour ceux qui n’avaient pas de couverture complémentaire. Les failles de la couverture des soins en France sont ainsi apparues clairement. En l’absence d’un acte chirurgical, la Sécu ne couvre que 80% des soins prodigués à l’hôpital, les 20% restant n’étant couverts que si le patient a une complémentaire santé.

La fin du tunnel est peut-être en vue. Au terme de ces années de crise sanitaire quelque chose bouge en matière de diagnostics sur notre système de soins. Sur le financement des soins, le Haut conseil pour l’avenir de l’assurance maladie (Hcaam) a produit un rapport critique sur l’articulation actuelle entre Sécurité sociale et assurances complémentaires, et propose plusieurs scénarios d’évolution[1]. La maltraitance budgétaire de l’hôpital commence à être reconnue avec un projet de réforme du financement de l’hôpital et les accords de Ségur de 2020 prévoient une augmentation des rémunérations du personnel hospitalier.

En pratique cependant, rien ne dit que les choses changent vraiment à l’hôpital, ni que les moyens débloqués soient à la hauteur : les personnels hospitaliers continuent à alerter les médias, soupçonnant la programmation budgétaire d’être insuffisante et s’inquiétant de la crise des embauches qui laisse de nombreux postes vacants, faute de candidats. Une commission d’enquête sénatoriale travaille actuellement sur la situation de l’hôpital afin de comprendre les raisons de la crise qu’il traverse. Côté assurance, c’est un enterrement de première classe qui a été offert au scénario de « Grande Sécu » après le tir de barrage déclenché avant même la publication du rapport du Hcaam. Donc peut-être que rien ne changera, et qu’on va poursuivre jusqu’à la prochaine crise les dépenses inutiles coexistant avec l’étranglement budgétaire de certains secteurs et les défauts de solidarité dans l’accès aux soins. Mais voyons les choses du bon côté : quelque chose a bougé puisque des embryons de diagnostics apparaissent et sont diffusés largement…

Les contradictions internes du système de soins français

Les deux problèmes, la misère de l’hôpital et les défauts de couverture, sont les suites logiques de deux contradictions originelles de notre système de soins. En France les dépenses de santé sont couvertes à près de 80% par la Sécurité sociale. Celle-ci est conçue pour mettre en place des mécanismes de solidarité dans son financement (cotisations proportionnelles, voire progressives en fonction du revenu) et dans ses prestations (couverture des soins pour chacun en fonction de ses besoins). Il y a ainsi une solidarité dite « verticale » entre hauts et bas revenus, et une solidarité « horizontale » entre malades et biens portants. Ce principe de solidarité implique un financement sous la forme de prélèvements obligatoires, impôts et cotisations. Ceci a pour corollaire que la dépense correspondante, à savoir la dépense publiquede santé, doit être décidée et contrôlée par les représentants des citoyens. C’est bien ce qui est fait en France, avec le vote au Parlement, dans le cadre de la Loi de financement de la Sécurité sociale (LFSS), de l’Ondam, Objectif national de dépenses d’assurance maladie. Pour donner les ordres de grandeurs, dans l’Ondam voté par la LFSS 2021, qui se montait à 225,4 milliards d’Euros, les deux plus gros postes étaient les dépenses prévues pour les soins de ville, 98,9 milliards d’Euros (soit 43,9% du total) et celles prévues pour les hôpitaux, soit 92,9 milliards d’Euros (41,2% du total). Soulignons encore qu’il s’agit ici de dépenses publiques de santé, c’est-à-dire de la partie des dépenses couverte par la Sécurité sociale. Les soins de ville par exemple, correspondent à de la dépense publique (et donc à l’Ondam) pour la partie couverte par la Sécurité sociale, bien qu’ils fassent l’objet d’un échange marchand et qu’ils soient très majoritairement délivrés par les médecins libéraux qui sont des acteurs de statut privé.

Première contradiction interne de notre système : aucun mécanisme n’est en place pour contenir la dépense publique de médecine de ville, alors qu’elle est une composante majeure de l’Ondam, lequel doit être maîtrisé. Comme par ailleurs la dépense hospitalière peut être facilement contrôlée grâce à un mécanisme de point flottant introduit avec la tarification à l’activité, la pratique du régulateur a consisté pendant de nombreuses années à amputer la dotation des hôpitaux votée par la représentation nationale pour éponger le déficit des dépenses de ville. La politique de rigueur budgétaire s’est ainsi concentrée de manière déraisonnable sur l’hôpital.

Deuxième contradiction interne : une organisation du financement unique au monde qui mêle un système de solidarité nationale et des assurances complémentaires en partie facultatives. Lors de la création de la Sécurité sociale, il a été décidé que la couverture ne serait pas à 100 %. Des « tickets modérateurs » ont été introduits, de 30 % pour les consultations en ville et 20 % pour les soins hospitaliers. Ces coûts non couverts par la Sécurité sociale peuvent l’être par des assurances complémentaires. Le problème est que les activités des assurances complémentaires sont soumises à des contraintes de marché, y compris pour les mutuelles. Ceci exclut la solidarité dans la fixation des tarifs, avec une tarification à l’âge et des primes indépendantes des revenus des affiliés. En conséquence, l’étage des assurances complémentaires joue un rôle qui contrarie les mécanismes de solidarité inscrits dans le financement de la Sécurité sociale et défait en partie ce qui a été pensé pour garantir l’accès aux soins pour tous. En outre, ce système de double financement est coûteux, car il implique des doublons en matière de frais de gestion et freine des évolutions souhaitables dans l’organisation de l’offre de soins pour améliorer son efficience. Il faut donc souhaiter une séparation des domaines d’intervention de la Sécurité sociale et des assurances complémentaires, ce qui était l’objet des scénarios étudiés par le Hcaam dans son dernier rapport.

Première contradiction : imposer la maîtrise de l’Ondam sans piloter la dépense en ville

L’étranglement budgétaire de l’hôpital peut être vu comme une conséquence de la volonté de maîtriser l’Ondam sans piloter la dépense en ville. L’administration produit un rapport annuel sur les comptes de la Sécurité sociale qui permet de suivre l’évolution de l’Ondam et de son exécution. Dans la période qui précède la pandémie de Covid, on observe que la progression de l’Ondam a été fortement ralentie depuis 2010, avec chaque année une augmentation inférieure à 3%. A partir de la même année 2010, on observe aussi que les dépenses publiques de santé n’ont jamais dépassé l’Ondam, une nouveauté par rapport aux années précédentes qui étaient toujours dans le rouge. Rigueur budgétaire et fin des déficits : du point de vue comptable la conduite semblait parfaite. Mais l’objectif d’une bonne régulation publique est évidemment plus complexe : il faut viser l’efficience dans l’usage des fonds publics, autrement dit maximiser les services médicaux rendus pour un niveau de dépenses donné. Or, le pilotage de la dépense en ville est faible, sinon insignifiant, et la régulation appliquée à l’hôpital l’a étranglé financièrement, tout en produisant des incitations contraires à l’efficience.

Fin 2019, juste avant la crise de la Covid-19, l’hôpital public était au bord de la rupture après de nombreuses années de rigueur budgétaire. Jointe à une suractivité provoquée par la tarification à l’activité (T2A), cette rigueur a provoqué une explosion sociale dans les services d’urgence et les hôpitaux pendant l’été et l’automne 2019, avec des grèves et la démission « administrative » de nombreux responsables de services.

Sans aller jusqu’à parler de « délitement du service public » comme l’ont fait les acteurs de ces mouvements, force est de constater qu’une menace commençait à se préciser avec des budgets de plus en plus serrés d’année en année, accompagnés d’un cahier des charges en augmentation. Pour les personnels hospitaliers, la situation pouvait se résumer à une baisse des rémunérations et des conditions de travail dégradées du fait de la diminution des moyens. Un seuil a été franchi à l’automne 2019, lorsque des difficultés à recruter ont été observées. Au-delà des réductions de capacités planifiées, des lits ont été fermés à cause de l’impossibilité à recruter aux salaires proposés[2]. Un cas emblématique était celui des lits de pédiatrie en Ile-de-France : un quart des lits ont été fermés faute de trouver des professionnels de santé pour s’en occuper. Cette fermeture de lits ne correspondait pas à une réduction des besoins, ni des moyens, mais à l’impossibilité de recruter du personnel à cause de salaires trop bas. Actuellement, les fermetures de lits se poursuivent pour cause de pénurie de personnel, malgré les augmentations de salaires décidées dans le cadre du Ségur. Un état de fait inquiétant pour le service public hospitalier.

Pourquoi l’Ondam a-t-il créé une telle pénurie ? Même ralentie, sa progression était malgré tout proche de 3%. De fait, les économies demandées pour les dépenses publiques de santé prises dans leur ensemble sont modérées en France, mais à l’intérieur des dépenses de santé, les efforts demandés à l’hôpital ont été particulièrement importants. 

En effet, il n’existe pas de véritable mécanisme de maîtrise de la dépense de ville pour beaucoup de raisons et en particulier parce que les soins en ville sont couverts par la Sécurité sociale avec des remboursements réalisés a posteriori, qu’il s’agisse des consultations ou des médicaments, biens et services dont les tarifs sont définis par les conventions médicales. De fait, il y a souvent un dépassement de l’Ondam en médecine de ville. Or, pendant des années, ce dépassement a été absorbé par une restriction de budget pour l’hôpital. Contrairement à la médecine de ville, les dépenses pour l’hôpital sont en effet facilement contrôlables, avec des budgets alloués par le ministère. Le financement prend la forme de paiements pour des séjours liés à différentes pathologies, avec un mécanisme de point flottant qui fait qu’on maîtrise parfaitement la dépense budgétaire totale. Plus précisément, si l’activité hospitalière et le nombre d’actes pratiqués augmentent dans l’année au-delà de ce qui était prévu pour le calcul de l’Ondam, les tarifs sont diminués au prorata de « l’excès » d’activité pour que la dépense totale reste dans l’enveloppe de l’Ondam. Donc, par définition, pas de dépassement pour l’hôpital.

En outre, l’Ondam hospitalier n’est pas entièrement distribué aux hôpitaux. Depuis 2004 a été créé un Comité d’alerte censé veiller au non-dépassement de l’Ondam dans sa totalité, ville plus hôpital. Dans ce but, des réserves sont prélevées en cours d’année sur les budgets. Comme la médecine de ville dépasse son Ondam, ces réserves sont utilisées pour éponger les dépenses non maîtrisées en médecine de ville et viennent en déduction de la dotation de l’hôpital. Les rapports administratifs parlent pudiquement de « sous-exécution » de l’Ondam hospitalier. Mais la réalité des faits est que pendant plusieurs années la dotation pour les hôpitaux votée par la représentation nationale ne lui a pas été attribuée dans sa totalité et qu’une partie de cette dotation a été amputée sous la forme de réserves pour éponger le déficit dû aux dépenses de ville. 

La rigueur budgétaire imposée à l’hôpital est renforcée par le fait qu’en amont des mises en réserve la loi de financement de la Sécurité sociale propose une augmentation de budget en retrait par rapport aux prévisions d’évolution “spontanée” de l’enveloppe nécessaire pour couvrir les besoins de soins hospitaliers à pratiques constantes. L’argument est que des efforts d’efficience permettront de faire autant avec moins. Par exemple le projet de budget pour 2020 prévoyait une tendance spontanée d’augmentation des dépenses à l’hôpital de 3,3% et l’Ondam hospitalier finalement attribué ne dépassait pas 2,1% d’augmentation, soit plus d’un milliard d’euros d’économies imposées. On peut admettre que des gains d’efficience sont possibles ponctuellement, mais il est clair que des budgets constamment en retrait des dépenses prévues conduisent fatalement dans le mur, tôt ou tard.

Pour résumer, l’Ondam hospitalier, qui était très restrictif depuis plusieurs années, fut en outre amputé par des mises en réserve qui permettent d’absorber les déficits en ville. L’hôpital apparaît comme une cible facile de la rigueur budgétaire. Il est impensable que ces vases communicants budgétaires qui sacrifient l’hôpital aient été prémédités par l’administration. Il est vraisemblable qu’il s’est agi plutôt d’une facilité à la fois technique et politique, qui faisait qu’on maîtrisait facilement la bourse d’un côté tout en évitant les sujets qui fâchent de l’autre. Au total les données, même un peu anciennes, produites par une note de France Stratégie sont sans appel : la dépense publique de santé en France était une des plus élevées d’Europe en 2016, puisqu’elle se montait à 7,9 % du PIB potentiel, contre 6,9 % pour la moyenne européenne et 7,3 % pour les pays Nordiques (lesquels sont réputés offrir un haut degré de solidarité). Mais pour l’hôpital la dépense publique de santé était dans notre pays inférieure à celle de beaucoup de pays européens : 3,6 % du PIB potentiel contre 4,1 % pour la moyenne européenne et 4,2 % pour les pays Nordiques[3].

Deuxième contradiction : admettre une co-couverture des soins par des organismes soumis à un marché concurrentiel

Le problème de la co-couverture des soins par des assurances complémentaires privées est que leurs activités sont soumises à des contraintes de marché, y compris pour les mutuelles. Ceci exclut la solidarité dans la fixation des tarifs, avec une tarification à l’âge et des primes indépendantes des revenus des affiliés. En conséquence l’accès à la complémentaire santé est très coûteux en France pour les retraités et les personnes à bas revenus. Ces individus ont le « choix » entre voir leur revenu siphonné par l’achat d’une assurance complémentaire, ou renoncer à cette couverture et donc à certains soins.

Ici, le problème de fond est que les complémentaires qui sont des organismes privés soumis à des logiques de marché couvrent des soins jugés essentiels auxquels l’accès devrait être garanti par des mécanismes de solidarité : les 30% ou 20% du ticket modérateur. C’est seulement en France que des assureurs privés ont un tel positionnement. Dans les autres pays, ils couvrent d’autres soins que ceux couverts par la solidarité nationale, par exemple les médecines douces ou le confort à l’hôpital. Pour remettre de la solidarité dans cette architecture contradictoire, la Complémentaire santé solidaire (CSS)[4] offre une complémentaire gratuite aux personnes très en dessous du seuil de pauvreté, et en contrepartie d’une faible participation financière pour celles proches de ce seuil. Mais la complexité des démarches administratives fait que les taux de recours à ces droits sont faibles (autour de 50% pour la CMU-C et moins pour l’ACS).

Le constat est amer pour les acteurs historiques de la solidarité que sont les mutuelles[5] : elles sont prises dans des logiques de marché et obligées de définir des contrats attractifs pour ne pas disparaitre face à la concurrence des assurances privées. Le Hcaam observait en 2021[6] que les « pratiques des différentes familles d’organismes complémentaires se sont inévitablement rapprochées : alors qu’en 2006 encore 36% des mutuelles appliquaient des tarifs indépendants de l’âge, elles ne sont plus que 3% en 2016 ». Les inégalités de tarifs sont désormais impressionnantes[7] : tous organismes confondus, pour un contrat identique de classe 3, la cotisation mensuelle moyenne est en 2016 de 58 € pour un souscripteur âgé de 20 ans, de 119 € à 60 ans et de 170 € à 85 ans !

Il est souvent affirmé qu’en France le reste à charge moyen après couverture par la Sécurité sociale et les complémentaires est le plus bas de la plupart des pays de l’Ocde, et ce grâce à la couverture complémentaire. C’est exact, mais cela ne signifie pas qu’il y a un degré élevé de solidarité en France entre hauts et bas revenus et entre malades et bien-portants. En effet, cet indicateur n’est pas vraiment pertinent, car la couverture complémentaire a un coût qu’il faut intégrer dans le calcul. Le bon indicateur est le « taux d’effort assurance maladie complémentaire » défini par la DREES, qui fait le total (i) du reste à charge après couverture par la Sécurité sociale et les complémentaires et (ii) de la prime payée pour acquérir la couverture complémentaire, et rapporte ce total au revenu des ménages. Le taux d’effort permet de mesurer le coût d’accès aux soins au-delà de la couverture réalisée par la Sécurité sociale. L’analyse des taux d’effort montre que les inégalités sont criantes entre classes d’âge et entre classes de revenus[8] : le taux d’effort passe de 2,7% du revenu entre 30 et 39 ans à 8,2% après 80 ans. Les retraités les plus riches (les 20% du haut de la distribution des revenus) ont un taux d’effort de 3,9% alors que les plus modestes (les 20% du bas) doivent consacrer 9,9% de leur revenu au financement de leurs soins !

La contradiction est flagrante : dans le financement des soins jugés essentiels, on a un étage, la Sécurité sociale, qui couvre presque 80% des dépenses de soins[9] avec un haut niveau de solidarité, et un autre étage, les organismes complémentaires, qui défait en partie la réduction des inégalités opérée par la Sécurité sociale.

Les conséquences en sont bien réelles, sous la forme de renoncement aux soins plus ou moins vitaux ou, pour les soins coûteux, sous la forme de restes à charges catastrophiques. Le Pôle de santé des Envierges, dans le 20ème arrondissement de Paris, écrivait en 2019 une lettre ouverte à la ministre de la Santé pour expliquer que la couverture vaccinale des nouveaux-nés impliquait un ticket modérateur de 110 euros inabordable pour nombre de leurs patients, dont les enfants n’étaient pas à jour de leur vaccination. D’autres exemples citent des patients âgés renonçant, faute de pouvoir les payer, à des examens d’imagerie pour un dépistage de cancer. La crise de la Covid a été révélatrice sur les restes à charges catastrophiques. Comme nous l’avons déjà signalé, les hôpitaux de Paris ont montré que les patients sans complémentaire ont été exposés à des restes à charges dépassant 8000 euros après deux semaines d’hospitalisation pour Covid. Or, ils ont aussi produit une étude interne sur 200 dossiers suggérant qu’un tiers de leurs patients Covid n’avaient pas de complémentaire santé.

Outre les problèmes soulevés concernant la solidarité dans l’accès aux soins, ce système de double financement a des effets délétères sur l’efficience du système de soins qui ont été largement démontrés[10] : effets inflationnistes sur les prix de certains biens (lunettes par exemple) et sur les dépassements d’honoraires, multiplication des frais de gestion : pour des prestations de 25,7 Md€ les frais de gestions des complémentaires se montent à 7,5 Md€ en 2020 ! Enfin et surtout, ce double système freine des évolutions souhaitables pour améliorer l’efficience et la qualité de l’offre de soins : depuis longtemps le législateur cherche à sortir du tout paiement à l’acte, à développer le tiers-payant et à développer la contractualisation avec les professionnels de santé. Tous ces chantiers essentiels restent à l’état d’ébauches à cause de la complexité créée par les deux étages de financement des mêmes soins. Il est à cet égard éclairant que le tiers-payant intégral n’ait jusqu’à présent été mis en place que pour les patients exonérés du ticket modérateur, à savoir les patients couverts à 100% pour une maladie de longue durée, les bénéficiaires de la CSS et les femmes enceintes. Disposition significative : pour gagner en réactivité face au Covid le gouvernement a décidé que les tests et la vaccination seraient couverts à 100% par la Sécurité sociale et accessibles en tiers-payant.

Que faire ?

Saisi en juillet dernier par Olivier Véran pour réfléchir à une meilleure articulation entre Sécurité sociale et complémentaires santé, le Hcaam prévoit quatre scénarios dans son rapport remis en janvier 2022.  Le scénario appelé « Augmentation des taux de remboursement de la Sécurité sociale », prévoit de faire couvrir le ticket modérateur par la Sécurité sociale au lieu des complémentaires. Le terme « Grande Sécu » utilisé à son propos est séduisant mais fallacieux, car il ne s’agit pas d’augmenter l’étendue des soins remboursables (c’est-à-dire couverts par la Sécurité sociale), mais que celle-ci les couvre à 100%. La motivation d’une telle réforme découle des éléments décrits plus haut : des organismes soumis à des mécanismes de marché ne peuvent pas garantir un accès aux soins jugés essentiels avec une solidarité entre malades et bien portants et entre hauts et bas revenus.

Le terme « Grande Sécu » a fait le lit de tous les fantasmes d’étatisation agités par les adversaires du projet, alors qu’il faut raison garder : cette réforme n’est pas un bouleversement structurel. C’est une immense simplification, dont on peut attendre dans l’immédiat une réduction des dépenses inutiles, et à terme des progrès dans l’équité et dans la maîtrise des dépenses de soins de ville. Tout se tient : lever la deuxième contradiction interne de notre système de soins, sur la couverture assurantielle, devrait permettre de desserrer sa première contradiction, qui fait peser sur l’hôpital toute la charge de la maîtrise de l’Ondam.

Les gains dans l’équité et l’accès aux soins se comprennent facilement : les ménages modestes ou âgés ne verront plus leur revenu accaparé par le paiement d’une prime trop élevée ou par des restes à charge exorbitants, et ne renonceront plus à certains soins faute de couverture complémentaire. Pour le dire vite, les problèmes des patients du Pôle de santé des Envierges et des patients Covid des hôpitaux de Paris n’existeront plus. Et cela va au-delà, compte tenu des faibles taux d’utilisation de dispositifs comme la CMU-C transformée récemment en Complémentaire santé solidaire (CSS). Augmenter le taux de remboursement de la Sécurité sociale donne les mêmes droits à tous, au lieu de confiner les ménages à bas revenus dans des dispositifs d’assistance auxquels l’accès nécessite des démarches administratives parfois dissuasives. Dans l’immédiat, on peut escompter aussi une simplification bénéfique, car les dispositifs comme la CSS et la couverture à 100% pour les personnes en maladie longue durée n’auront plus de raison d’être.

Les ménages peuvent attendre un gain de pouvoir d’achat grâce à la suppression des dépenses inutiles correspondant aux doublons de frais de gestion. Le rapport du Hcaam chiffre le coût complet de la réforme à 22,5 Md€, ce qui correspond à 1,57 point de CSG (valeur de 2019). Un financement par la CSG impliquerait donc un taux de prélèvement supplémentaire de 1,57 %, qui remplacerait ce que les ménages dépensent actuellement pour la souscription d’une complémentaire. Le gain de pouvoir d’achat est flagrant pour l’immense majorité, sans parler des personnes âgées qui dépensent actuellement en moyenne 7% de leur revenu pour acquérir une complémentaire.  

Tout se tient

Mettre la Sécurité sociale comme assureur unique des soins essentiels devrait lever de nombreux points de blocage qui empêchent le déploiement de mécanismes permettant de mieux piloter les parcours de soins et la dépense en ville. En effet, la double couverture actuelle freine le développement du tiers payant et la mise en place de paiements forfaitaires qui encourageraient la prévention et l’amélioration des parcours de soins.

Depuis de nombreuses années, la Cnam cherche à développer l’efficience des soins en ville en introduisant pour les professionnels de santé d’autres formes de rémunération qui s’ajoutent au paiement à l’acte, jugé inflationniste : des paiements de type capitation (rémunération annuelle par patient, d’un montant indépendant du nombre de consultations réalisé) ou des primes à la performance. Mais on observe qu’en 2019 les forfaits ou primes ne correspondent encore qu’à 15 % des rémunérations des généralistes. De fait les modifications introduites par la Cnam restent marginales. En effet, elle assume en totalité le financement de ces nouveaux paiements, car l’intervention des complémentaires, qui par définition prend la forme d’un remboursement partiel des soins consommés, ne peut contribuer au financement de forfaits ou primes annuels. Dans ce cadre, il n’est pas possible par exemple, d’expérimenter une plus large part de capitation.

Le défaut de pilotage de la dépense de ville tient aussi beaucoup à la mécanique concrète de l’allocation des ressources pour ces soins : chacun va consulter, faire des examens et acheter des médicaments et se fait rembourser ensuite. De ce fait davantage de ressources sont allouées dans les zones où l’accès aux soins est plus facile car il y a beaucoup de médecins, que dans les zones sous-dotées. Par le mécanisme des remboursements a posteriori, les moyens sont de facto alloués en fonction des consommations et non en fonction des besoins. C’est contraire à la fois à l’équité et à l’efficience.

Il y a un consensus international autour de l’idée que les réels gains d’efficience des systèmes de santé sont à rechercher dans l’amélioration des parcours de soins entre la ville, l’hôpital et le médico-social. Mais la politique menée en France a consisté à ajouter quelques minces lignes budgétaires pour favoriser les parcours de soins, sans jamais remettre en cause l’architecture du système caractérisée par une gestion séparée de la médecine de ville par la Cnam, d’une part, et de l’hôpital par le ministère de la santé d’autre part. Les agences régionales de santé (ARS) conçues à l’origine pour coordonner les soins entre la ville et l’hôpital, n’ont jamais eu les moyens d’accomplir cette mission, n’ayant qu’une marge d’action budgétaire limitée à moins de 2% des dépenses couvertes par la Sécurité sociale. Ainsi, dans l’Ondam de 2021 qui se monte à 225,4 Md€, les dépenses relatives au Fonds d’intervention régional représentent seulement 3,8 Md€, soit 1,7 % du total.

Pour arrêter les saupoudrages financiers inopérants et changer véritablement les choses, il faut repenser les circuits de financement. Il faut rompre avec l’organisation administrative en sphères séparées et allouer les ressources à des entités locales responsables de la santé d’une population donnée[11]. Ces entités recevraient pour chaque citoyen dont elles auraient la charge une dotation budgétaire correspondant à la prévision de ses besoins. Pour l’ensemble de la population dont elles piloteraient les soins, elles auraient donc une enveloppe budgétaire correspondant à l’ensemble de ces dotations, à charge pour elles de coordonner sur leur territoire les prises en charge en ville, à l’hôpital et dans le médico-social.

On pourrait se dire que le système ici proposé est proche des communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS) introduites par la loi de modernisation du système de santé de 2016, qui encourage le regroupement des professionnels sur un territoire sur la base du volontariat. Ce projet a été repris par le gouvernement actuel dans le projet « ma santé 2022 » annoncé en 2018. Partant du constat de l’insuffisante efficacité de la médecine de ville, il cherche à développer les CPTS pour rendre responsable des groupes de professionnels de santé de la prise en charge d’une population sur un territoire. Mais comme toujours on ne change presque rien aux circuits de financement : c’est toujours le ministère qui finance l’hôpital et la Cnam qui finance les soins en ville par des remboursements. Pour les CPTS on a dégagé quelques lignes budgétaires qui restent marginales et sont loin de permettre de rompre avec l’existant.

Les choses ne peuvent vraiment changer que si une entité locale a tous les budgets en main. Et – on le comprend bien – des dotations budgétaires qui correspondent à des capitations versées à l’entité locale ne sont possibles que si la totalité des soins remboursables est financée par la Sécurité sociale.

Un examen rétrospectif des diagnostics posés sur le système de soins français depuis deux décennies montre que les diagnostics sont les bons, mais que rien ne change vraiment à cause de verrous politiques et administratifs. Le scénario de couverture à 100% par la Sécurité sociale heurte clairement les intérêts économiques des organismes complémentaires. Réorganiser les circuits de financement peut menacer les prérogatives des deux sphères administratives actuellement en charge du système de soins. Mais la population dans son ensemble et les acteurs du système de soins ont pris conscience des limites de l’organisation actuelle pendant la crise sanitaire. Malgré la maltraitance budgétaire imposée à l’hôpital, le système de soins français peine à atteindre l’efficience de la dépense à cause de défauts organisationnels, et ne tient pas ses promesses de solidarité dans l’accès aux soins. Malades ou bien portants, les citoyens qui financent le système de soins par leurs cotisations et impôts ont beaucoup à gagner avec une réorganisation de la couverture des soins.


[1] HCAAM « Quatre scénarios polaires d’évolution de l’articulation entre Sécurité sociale et Assurance maladie complémentaire », rapport, janvier 2022, https://www.securite-sociale.fr/files/live/sites/SSFR/files/HCAAM/2022/Rapport%20HCAAM-%20Quatre%20scenarios%20articulation%20AMO-AMC%20-%20janvier%202022.pdf

[2] Les comparaisons internationales de l’OCDE montrent que les salaires des infirmiers et infirmières à l’hôpital en France sont parmi les plus bas des pays de l’OCDE.

[3] C. Gouardo, F. Lenglart « Où réduire le poids des dépenses publiques ? », France Stratégie, La Note d’analyse n° 74, janvier 2019. Les travaux liés à cette note ont l’intérêt de produire des statistiques qui permettent une comparabilité des dépenses publiques en Europe, pour chaque poste de la dépense publique.

[4] La Complémentaire santé solidaire a remplacé en 2019 la CMU-C et l’aide à la complémentaire santé.

[5] Avec 49% des cotisations collectées en 2020, les mutuelles sont majoritaires sur ce marché de l’assurance complémentaire, mais leur part de marché diminue progressivement depuis 2001 au profit des sociétés d’assurance (voir DREES « Rapport 2021 sur la situation financière des organismes complémentaires assurant une couverture santé ». https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/publications-documents-de-reference/rapports/rapport-2021-sur-la-situation-financiere-des)

[6] HCAAM « La place de la complémentaire santé et prévoyance en France », document de travail, janvier 2021. https://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/document_de_travail_hcaam-_complementaire_sante_et_prevoyance_-_janvier_2021.pdf

[7] Loiseau, R. (2021), « Complémentaires santé : en 2016, les seniors restent moins bien couverts malgré une hausse des garanties depuis 2011 », Etudes et Résultats n°1198, juillet.

[8] Fouquet M. et C. Pollak (2022), « L’assurance maladie publique contribue fortement à la réduction des inégalités de revenu », Etudes et Résultats n°1220, février.

[9] Exactement 79,8% dans les derniers comptes de la santé qui portent sur l’année 2020.

[10] Dormont, Geoffard et Tirole J. (2014) « Refonder l’assurance maladie », Les notes du Conseil d’Analyse Economique, n°12, avril, https://www.cae-eco.fr/staticfiles/pdf/cae-note012.pdf

[11] Celle-ci doit être de taille modérée, environ 200 000 personnes si l’on pense à l’exemple des Clinical commissioning groups britanniques.

La grande conversation 2022

Grande Sécu : un débat tronqué

Par  Pierre-Louis Bras , IGAS, ancien Directeur de la Sécurité Sociale

Publié le 24 février 2022

https://tnova.fr/societe/sante/grande-secu-un-debat-tronque/

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En demandant au HCAAM d’étudier l’articulation entre assurance maladie obligatoire (AMO) et assurance maladie complémentaire (AMC)[1] et d’analyser notamment la proposition d’une « Grande Sécu », le Ministre de la santé a ouvert un débat qui a permis d’établir les bénéfices que l’on pourrait attendre d’une telle réforme mais aussi de faire valoir les objections à ce projet.

Même si le débat a abouti à enterrer (peut-être provisoirement…) le projet, on voudrait tenter dans cette note de passer en revue les arguments qui ont été échangés sans prétendre à l’exhaustivité tant la polémique a été intense et parfois touffue.

Parce qu’il nous paraît plus neutre et moins connoté péjorativement, on préférera le terme assurance maladie à 100% (AM 100%) à la dénomination « Grande Sécu » même si celle-ci semble désormais consacrée par l’usage.

Cette note a pour ambition de rendre compte des arguments des uns et des autres, mais ne prétend pas à la neutralité :son auteur reconnaît bien volontiers qu’il a déjà  pris position avant l’ouverture de ce débat pour une AM 100%.

On examinera dans un premier temps les arguments mobilisés par les promoteurs de l’AM 100%, avant d’analyser ceux avancés par les détracteurs du projet.

1. Les arguments des promoteurs de l’AM 100%

Les promoteurs de l’AM 100% font valoir pour l’essentiel trois bénéfices principaux que l’on pourrait espérer de la mise en place d’une AM 100%[2].

a) Elle permet d’assurer à tous les résidents légaux en France une couverture à 100 %, alors que cette couverture à 100% ne concerne pour l’heure que les 96 % de personnes qui bénéficient d’une couverture complémentaire. L’enjeu est d’éviter que les personnes sans AMC subissent des restes à charge catastrophiques compte tenu de leurs revenus[3] ou renoncent à des soins avec des effets délétères ultérieurs sur leur santé. Il est vrai que cette population est résiduelle (environ 4%) ; mais cela ne justifie pas d’ignorer ses problèmes, d’autant plus qu’elle est souvent défavorisée (le taux de personnes sans AMC atteint 13% parmi les chômeurs).

b) Une Assurance maladie à 100% permet d’économiser les frais de gestion des assurances complémentaires qui s’élèvent aujourd’hui à 7,6 Mds, soit environ 20% du total des dépenses des organismes complémentaires. Aucune dépense de gestion supplémentaire ne serait à prévoir pour l’AMO : en gestion, rembourser à 100% n‘est pas plus coûteux que de rembourser à 80%. Cette économie peut être totale dans l’hypothèse où l’AM 100% entraîne une disparition complète des organismes complémentaires ; partielle si l’on fait l’hypothèse que des couvertures complémentaires subsisteront. Retenant cette dernière hypothèse, le HCAAM aboutit à une économie de 5,4 Mds. A ces économies sur les frais de gestion s’ajouteraient celle sur le résultat technique des opérations d’assurance complémentaires (0,6 Md en 2020) et celles réalisées par les particuliers et les entreprises (frais de transaction), par les professionnels et établissements de santé (charges de gestion liées à la double facturation actuelle) et par les organismes d’assurance maladie (gestion des ALD par exemple). Il s’agit de réaliser des économies substantielles de dépenses non pertinentes, économies qui peuvent servir soit à améliorer le pouvoir d’achat des Français, soit à investir dans des dépenses publiques, notamment  en matière de santé ou de prise en charge des personnes en perte d’autonomie.

Bien évidemment, de telles économies ne sont possibles que si les emplois actuellement financés par ces frais de gestion disparaissent. C’est là une difficulté majeure du projet AM 100%. Il faudra, dans un premier temps, financer l’indemnisation et la reconversion des personnels concernés, ce qui retardera les économies escomptées. Le processus enclenché s’assimile à celui qui est ou devrait être mis en œuvre lorsque des emplois sont menacés par une évolution technologique ou la concurrence étrangère.

         c) Dans le cadre d’une assurance maladie à 100%, des prélèvements obligatoires se substitueraient à des primes d’assurance – du moins pour la part de ces primes qui financent des prestations et non des frais de gestion. Pour l’essentiel, les primes des organismes complémentaires sont indépendantes du revenu et dépendantes de l’âge et des charges de famille[4] ; les prélèvements obligatoires sont en revanche dépendants du revenu et indépendants de l’âge et des charges de famille. L’assurance maladie à 100% permet donc d’envisager à travers la substitution prime/prélèvement obligatoire, un mode de financement des dépenses de santé plus redistributif en direction des plus modestes et qui pèse moins sur les personnes âgées et les familles. Le résultat final dépendra de la manière de calibrer les prélèvements qui se substitueraient aux primes, mais la réforme devrait aboutir à une plus grande redistribution[5].

Au total, pour ses promoteurs, l’AM 100% est une réforme complexe dans sa mise en œuvre, mais somme toute assez simple dans ses finalités – ses détracteurs, et l’on peut considérer qu’il s’agit d’un hommage involontaire, aiment à la qualifier de « simpliste ». Elle  mérite d’être défendue parce qu’elle permet de réduire les renoncements aux soins notamment parmi les plus défavorisés, d’améliorer le pouvoir d’achat des Français (ou de financer des dépenses publiques utiles) en évitant des dépenses de gestion inutiles, de réduire les inégalités par plus de redistribution.

2. Les arguments des détracteurs de l’AM 100 %

Les détracteurs de l’AM à 100 % n’ont dénié ni l’intérêt, ni la réalité des bénéfices mis en avant par les promoteurs du projet d’AM 100% (moins de renoncement aux soins, économies sur des dépenses en doublon, plus de redistribution) ; ils ont plutôt  essayé de les occulter (il est délicat de nier les difficultés financières que rencontre une frange de la population pour accéder aux soins ou l’intérêt de réaliser des économies substantielles sur des dépenses non pertinentes), de déplacer la discussion sur d’autres questions, de mobiliser d’autres thématiques.

Les objections à l’AM 100% sont souvent  portées, comme c’est légitime, par des intervenants liés au monde des organismes complémentaires dont les intérêts sous-jacents à leur prise de position sont évidents[6]. Il ne s’agit pas ainsi de discréditer ces objections ; on peut avoir des intérêts à défendre et de bonnes raisons de le faire. Reste que ce débat aura de fait été mené dans un esprit plus proche de l’arène, opposant des adversaires pugnaces, que de l’agora pesant des rationnels divergents.

On distinguera a) des arguments généraux à forte teneur rhétorique, b) des objections plus circonscrites et concrètes.

a. Les arguments généraux à forte teneur rhétorique

La première de ces objections globalisantes a consisté à mettre en avant que l’AM 100% nous conduirait à l’étatisation. Rappelons que, dans un affrontement rhétorique, le choix des mots est central : « les mots ne sont pas de simples briques que l’on empile pour construire des arguments. Chacun d’eux est un monde en soi. Ils infusent dans l’esprit des auditeurs un ensemble de représentations qui vont venir colorer, nuancer ou altérer notre raisonnement »[7].

Avec le terme « étatisation », les détracteurs de la réforme agitent le spectre d’un pouvoir d’Etat envahissant, méprisant le marché, la société et les corps intermédiaires, faisant planer l’ombre d’un déni de démocratie et d’une restriction des libertés…. Efficace parce qu’il est évocateur, le terme l’est aussi parce qu’il est fédérateur. En effet, il est communément utilisé par de nombreux groupes comme arme dans des combats fort divers : les professionnels de santé l’utilisent lorsque l’AMO envisage de réguler tel ou tel aspect (tarif, installation, prescription…) de leur activité ; les organisations syndicales pour dénoncer la restriction de leurs prérogatives dans le domaine de la sécurité sociale[8] ; les représentants des entreprises privées dès lors que l’on envisage des réglementations qui restreignent le libre jeu du marché.

Les promoteurs de l’AM 100 % auraient peut-être dû, s’ils avaient entendu se placer aussi sur le terrain de la rhétorique, revendiquer le terme « nationalisation ». En effet si, comme « étatisation », ce terme renvoie à une restriction des libertés économiques, il n’évoque toutefois pas une restriction de la démocratie mais au contraire, du moins pour certains, son approfondissement.

Les détracteurs de l’AM 100%, en brandissant le spectre de l’étatisation, reprennent de fait une thématique qui a été historiquement celle de tous les opposants au développement  de la protection sociale publique.

Il est difficile d’ailleurs d’imaginer en quoi passer d’une AM qui couvre environ 80% des dépenses de soins à une AM 100% nous ferait changer fondamentalement de régime. Si avec une AM 100% nous sombrons dans l’étatisation, ne faut-il pas craindre que nous soyons déjà menacés de ce péril avec une AMO à 80% ? Faut-il réduire le niveau actuel des remboursements pour nous « désétatiser » ? Le taux de remboursement des dépenses de soins par l’AMO a  augmenté au cours de la décennie 2010[9], faut-il considérer que nous sommes en voie d’étatisation larvée ?

Essayons toutefois de peser la portée de l’argument au-delà du terme et de sa dimension rhétorique. 

Il est possible que les détracteurs de l’AM 100% veuillent ainsi nous alerter : la disparition ou l’affaiblissement des organismes complémentaires réduirait le spectre des interlocuteurs de l’Etat, augmenterait ainsi son pouvoir en affaiblissant le contrôle démocratique qui s’exerce sur les politiques qu’il conduit. Encore faudrait-il pour cela que les organismes complémentaires soient des interlocuteurs légitimes dans le débat démocratique : une société d’assurance complémentaire doit-elle, du fait de son rôle économique, peser sur les choix citoyens en matière de politique de santé ? La question des mutuelles est plus complexe ; ce sont des organismes économiques mais elles revendiquent de constituer aussi un mouvement social. Pour autant, dans le contexte de concurrence qui prévaut, la souscription d’une AMC auprès d’une mutuelle n’est plus un acte militant mais pour l’essentiel un simple choix économique. Il est donc délicat de considérer que les responsables de la mutualité sont les représentants de ceux qui sont pour l’essentiel leurs clients[10]. Peu sont ceux qui, pour faire entendre leur voix en matière de santé, vont souscrire telle ou telle complémentaire ; un citoyen qui souhaite peser sur ces questions rejoindra un parti politique, une association de patients, une organisation humanitaire ou une organisation syndicale. Sans compter que  la concurrence sur le marché AMC se traduit par une érosion progressive de la part des mutuelles au profit des sociétés d’assurance[11].

Si aucun contre-pouvoir ne venait contrôler ou discuter les politiques conduites en matière de santé par les pouvoirs publics, on pourrait effectivement craindre la fameuse « étatisation ». Or, AM 100 % ou pas, ces contre pouvoirs existent. Tout d’abord parce que, dans notre démocratie, l’opposition joue en permanence ce rôle dans le cadre du débat politique. Ensuite, parce que dans le domaine de la santé, les organisations susceptibles de questionner les politiques sont, et c’est heureux, nombreuses : le monde académique (professeurs de médecine, épidémiologistes, sociologues, économistes de la santé, etc…), les élus locaux, les organisations représentatives des professionnels en ville ou à l’hôpital, les confédérations syndicales, les associations de consommateurs, d’usagers et de patients, les organisations humanitaires mobilisées pour la santé des plus défavorisés… Toutes ces organisations ont la possibilité de se faire entendre et ne s’en sont pas privées dans le cadre de la crise Covid, alors même que les complémentaires ont été quasi absentes du débat – on l’a compris, c’est un constat et non un reproche – si ce n’est pour contester le prélèvement au bénéfice de l’AMO qui leur a été imposé.

S’il est certes légitime de vouloir approfondir la démocratie sanitaire, l’ampleur et la qualité du débat autour des politiques de santé, on ne voit pas comment l’AM 100% constituerait un obstacle à cet approfondissement[12].

Le second axe de la critique du projet d’AM à 100% a consisté à considérer que ce projet ne correspondait pas aux vrais problèmes de notre système de santé. On reconnaitra ici la thèse de l’inanité, fréquemment mobilisée dans ce type de débat politique[13]. L’AM 100% ne servirait à rien car elle ne résoudrait pas les « vrais problèmes structurels » de notre système de santé. Sont évoqués pêle-mêle les déserts médicaux, la crise profonde de l’hôpital, l’insuffisante prise en charge de la perte d’autonomie, voire  le réchauffement climatique

Cette évocation de « problèmes structurels », sans même qu’il soit nécessaire de suggérer une ébauche de solutions, permet de changer de terrain d’argumentation, de s’abstenir de discuter des mérites et limites de l’AM 100% en se parant de l’image flatteuse de celui qui fait preuve de hauteur de vue.

Or personne n’a jamais prétendu que l’AM 100% constituerait une panacée. L’enjeu n’est pas de savoir si l’AM 100% règle tous les problèmes ou même les problèmes principaux de notre système de santé. Pour la considérer pertinente, il suffit d’établir qu’elle ne fait pas obstacle à leur résolution et qu’elle comporte en elle-même certains avantages. Les contempteurs de l’AM 100% n’ont pas pris la peine de démontrer que ceux-ci seraient négligeables.

Une autre  thèse  celle de l’effet pervers, a également été mobilisée. Il s’agit de soutenir que la politique proposée aboutit à l’effet inverse de celui souhaité par ses promoteurs. En l’occurrence, il s’agissait de suggérer que la « Grande Sécu » aboutirait de fait à une « Petite Sécu ». Si les pouvoirs publics mettaient en œuvre l’AM 100 %, ils seraient ensuite contraints par les difficultés financières de diminuer la prise en charge. Cet enchaînement a été présenté comme nécessaire mais il s’accompagnait parfois d’un parfum de soupçon : les promoteurs de l’AM 100%, en prétendant promouvoir l’extension de la Sécu, n’ont-ils pas, en agenda caché, l’intention de la réduire ? La thèse de l’effet pervers est toujours séduisante : d’une part, parce qu’elle est parfois fondée (les effets pervers existent), d’autre part, par son côté paradoxal et déniaisant qui fait la force du proverbe : « l’enfer est pavé de bonnes intentions ». Dans  le cas qui nous occupe, il paraît pourtant audacieux de la soutenir. L’équilibre de l’AMO aujourd’hui et demain n’est pas, il est vrai, assuré. Mais, autant il est facile de diminuer les remboursements quand 96% de la population ne subit pas directement ces diminutions si ce n’est sous la forme d’une augmentation des primes d’AMC, autant après l’AM 100%, il sera difficile de revenir en arrière car toute tentative de limiter les remboursements sera perçue comme un obstacle direct à l’accès aux soins.

b. Les objections concrètes

Les détracteurs de l’AM 100 % ont souligné que cette réforme aurait pour effet d’augmenter les ratios dépenses publiques/PIB et taux de prélèvements obligatoires/PIB. C’est indéniable. Mais c’est sacrifier au « fétichisme de l’indicateur » que de renoncer aux bénéfices réels de la réforme au motif qu’elle dégraderait des indicateurs utilisés en comparaison internationale. Ce qui doit primer dans l’appréciation d’un projet, ce sont ses effets dans le réel (amélioration de l’accès aux soins, réduction de coûts de la santé) et non ses effets sur des indicateurs. C’est pervertir sa fonction que de considérer un instrument de mesure comme un objectif en soi. D’ailleurs, au-delà de la rigueur des conventions statistiques, la souscription à l’AMC n’est-elle pas, de fait, une dépense obligatoire compte tenu des risques pris si on n’en dispose pas ? N’a-t-on pas rendu cette souscription obligatoire pour les salariés du secteur privé, qui sont tenus depuis 2016 d’adhérer à la couverture complémentaire collective que leur entreprise a l’obligation de mettre en place ?

Les détracteurs ont souligné que l’AM 100 % ne couvrirait pas certaines dépenses de santé. C’est aussi indéniable. Sauf à alimenter l’inflation des tarifs et des dépenses, l’AM 100% n’aurait pas vocation à couvrir les dépassements d’honoraires qui excèdent les tarifs de remboursements de l’AMO. Il convient de mesurer la portée exacte de ce problème avant de considérer qu’il constitue un obstacle dirimant. Tout d’abord ces dépassements ne concernent que certaines prestations ou certains biens. Traditionnellement c’était le cas pour les prothèses dentaires, la lunetterie et les audio prothèses, mais la mise en place dans ces trois domaines de la réforme dite « 100% santé »[14] a conduit à créer des tarifs opposables pour un large panier de biens. Les dépenses excédant la couverture d’une AM 100% seront donc principalement constituées par les dépassements des médecins, quasi  exclusivement des spécialistes qui relèvent du secteur 2. Ce ne sera pas un problème pour les plus modestes qui, dès lors qu’ils relèvent de la couverture santé solidaire (CSS)[15] sont protégés contre les dépassements ; il est fait obligation à tous les médecins de les prendre en charge aux tarifs de remboursement AMO. Ce ne sera pas non plus un problème, en tout cas pas un problème plus important qu’aujourd’hui, pour les souscripteurs d’une AMC dont les contrats ne prévoient pas actuellement de prise en charge des dépassements (la moitié des contrats individuels ne prennent pas en charge les dépassements, les couvertures complémentaires ne couvrent que 50% des dépassements). Pour les personnes dont l’AMC couvre actuellement les dépassements, ils pourront toujours, s’ils le souhaitent, continuer à s’assurer contre ces dépassements. Il est probable que certains y renonceront et préféreront assumer le risque. Cette évolution, éventuellement problématique[16], devrait toutefois avoir des effets bénéfiques. Si les dépassements sont bien moins couverts, une plus grande concurrence s’instaurera entre les médecins dont on peut attendre une diminution du niveau des dépassements. De plus, la pression politique sera plus forte : d’une part pour augmenter le tarif AMO de certains actes qui seraient actuellement sous-tarifés ; d’autre part pour réguler ou encadrer plus strictement les tarifs des autres actes. On peut souhaiter d’ailleurs que la mise en place de l’AM 100% soit l’occasion de faire un point sur la tarification des actes de spécialistes afin de repérer ceux qui méritent d’être revalorisés et ceux pour lesquels il est légitime d’encadrer les dépassements. Reste que c’est  donc pour les médecins spécialistes secteur 2 que l’AM 100 % risque de constituer un vrai problème. Ils ne s’y sont pas trompés : la CSMF qui représente notamment les spécialistes s’oppose avec vigueur à l’AM 100%, alors que MG France, qui représente les généralistes, ne pratiquant pas de dépassements et sensibles aux difficultés d’accès aux soins de leurs patients, y est favorable. 

Ses détracteurs ont souligné que l’AM 100% ne permettrait pas de s’adapter finement aux préférences et aux particularités de chacun des assurés et optimiserait le système pour un patient moyen.  En théorie, cet argument est parfaitement valable : rien ne vaut des organismes privés en concurrence pour proposer  des offres calibrées pour tenir compte de la diversité des besoins et des préférences de chacun. C’est l’argument général qui conduit, dans bien des domaines, à reconnaître la supériorité d’un marché privé concurrentiel sur une offre publique uniforme. Mais cet argument ne vaut pas dans le cadre de l’AMC. Les contrats sont très largement standardisés et peu adaptables[17]. Une réglementation stricte du contenu des contrats s’est développée, soit pour protéger les assurés contre des offres tronquées qui n’assuraient pas une couverture adéquate, soit pour éviter qu’une prise en charge trop généreuse par l’AMC n’alimente l’inflation des dépenses[18]. Le fait que les contrats complémentaires ne sont pas adaptables a d’ailleurs été reconnu par les responsables mutualistes eux-mêmes ; en l’occurrence, il s’agissait de dénoncer une réglementation envahissante[19]. Sauf à envisager de remettre en cause ces réglementations protectrices des assurés, l’AMC ne peut pas être un facteur d’adaptation à la diversité des préférences et des besoins.

Il a été aussi avancé par les détracteurs de l’AM 100% que la disparition ou l’affaiblissement des organismes complémentaires nous priverait d’une capacité d’innovation. C’est un argument de la même veine que le précédent ; des entreprises privées en concurrence sont un terreau fertile pour stimuler l’innovation. On peine toutefois à identifier les innovations que nous devrions au monde des complémentaires ; ce n’est pas leur faire injure mais simplement constater que l’AMC n’est pas une activité où l’on fait régulièrement des découvertes majeures. Peut-être s’agit-il d’évoquer les initiatives prises dans le cadre de la gestion par les mutuelles de certains centres de soins ou établissements de santé, où effectivement des innovations sont possibles dans l’organisation ou la définition des services ? Dans ce cas, il faut rappeler que ces activités sont strictement distinguées de l’activité d’assurance et financées par la rémunération des prestations délivrées. Ces structures ont donc vocation à perdurer dans le cadre de l’AM 100% et les capacités d’innovation des responsables mutualistes pourront s’y déployer comme actuellement.

3. Conclusion

On s’est livré dans cette note à une revue des arguments échangés dans le cadre du débat « Grande Sécu ». De cette revue, il ressort que les détracteurs n’ont pas nié la réalité des bénéfices du projet mais ont tenté pas des procédés rhétoriques (spectre de l’étatisation, évocation d’autres problèmes, thèse de l’effet pervers) de les occulter. Ils ont également pointé certaines difficultés plus techniques inhérentes au projet – mais sans que ces difficultés apparaissent aucunement dirimantes.

Le plus étonnant est que les critiques du projet n’aient pas plus insisté sur l’aspect le plus problématique du projet : les suppressions d’emploi qu’il induit avec les difficultés sociales qui en découleront inévitablement, même si l’on peut envisager un plan d’indemnisation et de reconversion.

Mais en se livrant à cette revue des arguments, on ne voudrait pas laisser croire que l’on a la naïveté de penser que le sort funeste de l’AM 100% s’est joué dans la confrontation des raisons avancées par les parties au débat. L’enjeu majeur n’est pas la qualité des arguments mais le rapport de force politique entre les intérêts en concurrence. A cet égard, l’avantage n’est clairement pas du côté de l’AM 100%, dont les gains potentiels sont diffus et concernent en priorité les plus modestes ; soit des intérêts qui ne sont pas structurés pour peser politiquement. Alors que les pertes sont concentrées sur un secteur économique – l’AM complémentaire, qui dispose de relais politiques influents.

Ainsi, le débat ouvert par le Ministre, même s’il a eu le mérite de susciter un excellent rapport de l’équipe du HCAAM, a peu apporté en termes d’arguments mais a confirmé ce que l’auteur de ces lignes pressentait dès 2019, avant même que le débat ne soit ouvert publiquement : « La perspective d’une telle réforme susciterait sous l’étendard très fédérateur de la lutte contre « l’étatisation », l’opposition d’une coalition politique très large. Celle-ci rassemblerait les représentants des médecins inquiets sur l’avenir des possibilités de dépassements, le monde mutualiste qui, s’il n’est plus un monde militant, constitue à travers ses administrateurs un réseau puissant de « personnalités influentes », les partenaires sociaux (syndicats de salariés et organisations d’employeurs) attachés à la préservation des institutions de prévoyance, et bien sûr la Fédération Française des Assurances. La capacité d’influence politique  de l’ensemble de ces acteurs est en mesure de faire obstacle à tout projet de réforme. Au total si établir une sécurité sociale à 100% est souhaitable, la perspective d’une telle réforme reste, du moins à ce jour, hautement improbable »[20].

Cette conclusion reste d’actualité. L’extension de la sécurité sociale, le développement de l’Etat Providence a longtemps constitué un projet politique mobilisateur pour de nombreuses organisations syndicales et politiques, l’heure semble plutôt être au statu quo sur les frontières héritées de l’histoire.


[1] On persiste, parce que c’est l’usage traditionnel, à distinguer AMO et AMC même si l’AMC est depuis 2016 devenue obligatoire pour tous  les salariés du secteur privé à l’exception de ceux employés par des particuliers.

[2] Pour ce qui est des promoteurs  de l’AM 100%, on peut se référer à : Brigitte Dormont B., Pierre-Yves Geoffard, Jean Tirole, « Refonder l’assurance-maladie », Les notes du Conseil d’analyse économique, avril. 2014 ) ;  Martin Hirsch, Didier  Tabuteau, « Créons une assurance maladie universelle », . Le Monde. 14 janvier 2017 ; Pierre-Louis Bras, »Une assurance maladie pour tous à 100% ? », Les tribunes de la santé, n°60 2019/2 ; et, bien évidemment, au récent rapport du HCAAM, « Quatre scénarios polaires d’évolution de l’articulation entre Sécurité sociale et Assurance maladie complémentaire. », Janvier 2022

[3] La crise COVID a mis en évidence que cela pouvait être le cas pour des patients hospitalisés sans complémentaire.

[4] Certaines mutuelles parmi les organismes complémentaires parviennent encore à moduler les primes en fonction du revenu et résistent à la tarification selon l’âge.

[5] Au-delà même de la substitution prime/prélèvement obligatoire, la taxe de solidarité sur les contrats d’assurances (TSA) et les dispositifs socio-fiscaux liés aux contrats d’assurance complémentaires sont globalement régressifs (redistribution inversée). Voir notamment sur ce point pour les couvertures complémentaires collectives M. Del Sol, P. Turquet, « L’assurance maladie complémentaire des salariés au prisme du fiscal welfare… what’s going wrong in France ? », La Revue de l’IRES, n° 103–104 – 2021/1–2.

[6] Le débat ouvert sur la Grande Sécu a donné lieu à de nombreux communiqués, tribunes, interviews. On s’est essayé à une recension des objections à l’AM 100% contenus dans ces prises de position sans pouvoir, du fait de leur nombre, les citer expressément et attribuer à chacun les arguments qu’il privilégie. Ces prises de positions hostiles ont surtout été le fait de personnalités occupant des fonctions de direction dans des institutions mutualistes, des entreprises d’assurance ou des institutions de prévoyance. La CSMF et les organisations syndicales de salariés ont aussi critiqué le projet à l’exception de la CGT qui, sans soutenir l’initiative du gouvernement, a mis en avant son projet de « sécurité sociale intégrale ». Hors du cercle des personnes directement intéressées, on note l’intervention de « think tanks » réputés «  très libéraux » : IFRAP et Institut économique Molinari et, au plan politique, de Xavier Bertrand dans une tribune du JDD du 7 novembre 2021: « la Grande sécu serait une folie ». Les prise de position en faveur de l’AM 100% ont été bien moins nombreuses, on notera celle de France Assos Santé, de la FNATH ou de MG France.

[7] Clement Viktorovitch  Le pouvoir rhétorique , Paris, Seuil, 2021.

[8] Les lois de financement de la sécurité sociale sont ainsi parfois présentées comme une étatisation de la sécurité sociale

[9] Le taux de prise en charge de la consommation de soins et de biens médicaux par l’AM et l’Etat est passé de 77,6 % en 2010 à 79,4 % en 2019 et du fait de la COVID à 81,2 % en 2020.

[10] E. Chenut n’est pas plus le représentant des usagers du système de santé qu’E. Leclerc n’est le représentant des consommateurs. Le fait même que la FNMF ait lancé une campagne de publicité autour du slogan « rejoignez une vraie mutuelle » est d’ailleurs le signe que les souscripteurs ne font pas de réelles différences entres les différents types d’organismes complémentaires.

[11] La part de marché des mutuelles est passée de 60 % en 2001 à 49 % en 2020.

[12] On peut à cet égard se référer au rapport du HCCAM déjà cité ou au récent rapport du HCFIPS.

[13] A. Hirschman « Deux siècles de rhétorique réactionnaire ». Paris, Fayard, 1991. A. Hirschman recense trois thèses qui structurent la rhétorique réactionnaire ; outre celle de l’inanité, celle de l’effet pervers et celle de la mise en  péril.

[14] Cette réforme prévoit que, pour un large panier de biens relevant de ces trois domaines, les assurés soient couverts à 100% dès lors qu’ils disposent d’une couverture complémentaire « responsable ».

[15] Le bénéfice de la CSS est conditionné à une condition de ressources : 9041 euros annuels pour une personne seule en 2021. La CSS couvrait 7,2 millions de personnes en juin 2021.

[16] Dans la mesure où les bénéficiaires actuels d’une prise en charge des dépassements sont en moyenne plutôt aisés, le choix qu’ils feront sera réalisé en responsabilité et non sous l’empire de la nécessité.

[17] Pour l’essentiel, les contrats AMC ne se différencient que par le niveau de prise en charge des dépassements.des médecins spécialistes secteur 2.

[18] P. Batifoulier, V. Duchesne, A-S Ginon, « La construction d’un « marché éduqué » de l’assurance santé : une réorientation de la solidarité », La Revue de l’IRES, n° 103–104 – 2021/1–2

[19] Luc Pierron, « Complémentaire santé, sortir de l’incurie », Terra Nova, juin. 2016.

[20] Pierre-Louis Bras, « Une assurance maladie pour tous à 100% ? », Les tribunes de la santé, n°60 2019/2

La grande conversation 2022

Pour des protections sociales durables

  • Eric Chenut – Président de la mutualité Française

Publié le 24 février 2022

Dr Jean SCHEFFER:

En réalité cet article est un plaidoyer, sans le dire clairement, pour un rôle accru des complémentaires, c’est à dire l’opposé d’une évolution vers une grande sécu.

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Notre système de protection sociale, une institution majeure de notre société qui représente près d’un tiers de notre PIB et qui réduit sensiblement les inégalités de revenus, est menacé par des évolutions qui pèseront sur sa soutenabilité. Son rôle sociétal potentiel dépasse sa capacité d’amortisseur social en cas de crises et de réduction des écarts de revenus. Pour intégrer l’ensemble des enjeux, faire face aux nouveaux risques qui touchent la population et adapter notre système, il nous faut collectivement et démocratiquement en débattre. Les sujets de financement et de solidarité intergénérationnelle doivent prendre place dans ce débat. C’est aussi à l’aune du champ prospectif des protections sociales durables que la question du périmètre d’intervention des mutuelles et de leur articulation avec l’intervention publique doit être posée.

1. Des facteurs de risques accrus et renouvelés

La soutenabilité du système de protection sociale est remise en question par un ensemble de facteurs. Certains, déjà identifiés, devraient s’aggraver tandis que d’autres sont émergents. En l’absence de mesures correctrices, cette situation pourrait conduire à un renforcement des inégalités sociales en matière de santé qui sont d’ores et déjà marquées, avec un écart entre l’espérance de vie des cadres et celle des ouvriers qui est de 6,4 ans pour les hommes et 3,2 ans pour les femmes (INSEE, 2016).

Transition démographique

Les projections démographiques concluent pour la France à une augmentation de la part des personnes âgées dans la population pour les prochaines décennies. L’espérance de vie devrait s’accroître mais le temps de vie avec incapacité devrait pour sa part augmenter plus rapidement, ces deux phénomènes provoquant une hausse sensible des besoins de santé des aînés.

Des besoins qui, comme aujourd’hui, découleront du développement des incapacités liées à l’âge (vision, audition, mobilité…) et des maladies chroniques (cancers…). Le poids de ces maladies dans les dépenses de santé, notamment en lien avec des facteurs relevant de la santé environnementale, devrait s’accroître et l’augmentation de la longévité s’accompagner d’une multiplication des cas de perte d’autonomie.

Par ailleurs, la crise sanitaire actuelle a permis une prise de conscience plus large des enjeux de la santé mentale, à la fois sous l’angle de l’importance du phénomène et des dysfonctionnements de leur prise en charge. En France, l’unité de recherche clinique en économie de la santé estime à près de 6,7 % du PIB, le coût des maladies psychiatriques en 2018, dont près de 80 % de coûts indirects (perte de qualité de vie, temps de travail payé et non réalisé).

Au-delà du champ de la santé stricto sensu, les protections sont encore trop faibles dans certains domaines, notamment en matière de perte d’autonomie. C’est aussi le cas, plus largement, de la prévoyance. L’absence de protection sociale complémentaire dans ce domaine entraîne des pertes de revenus, un manque de ressources et des pertes de chance pour les personnes concernées et leurs enfants, qui ne leur permettent plus de faire face à leurs dépenses courantes, et potentiellement peuvent également avoir de lourdes conséquences financières sur l’avenir et l’éducation de leurs enfants. L’observatoire de l’imprévoyance publié par le Groupe VYV a estimé à 13 milliards d’euros le coût annuel lié à l’ensemble de ces pertes.

Au total, le vieillissement de la population et l’accroissement des maladies chroniques appellent une réflexion collective sur les formes de solidarité les plus adéquates pour couvrir les risques maladie et dépendance et, plus largement, pour financer les conditions du « bien vieillir ». Cette réflexion doit évidemment inclure les besoins des populations jeunes, dont les niveaux de couvertures santé et prévoyance sont faibles, alors que dégradation potentielle de leur état aura des conséquences tout au long de leur vie.

Transition environnementale

L’OMS retient une définition extensive de la santé environnementale qui inclut tous les aspects de la santé humaine, y compris la qualité de la vie, notamment ceux déterminés par des facteurs physiques, chimiques, biologiques, sociaux. Selon cette organisation, la santé environnementale « concerne également la politique et les pratiques de gestion, de résorption, de contrôle et de prévention des facteurs environnementaux susceptibles d’affecter la santé des générations actuelles et futures ».

Cette définition recouvre l’ensemble des effets sur la santé dus à des facteurs extérieurs à la personne ou à des facteurs comportementaux (par opposition à des facteurs génétiques) : la qualité des milieux (pollution de l’air, nuisances sonores, insalubrité…) ; les activités humaines (pollution de l’air, accidents domestiques…) ; les conditions de vie avec les expositions liées à l’habitat et à l’activité professionnelle ; les comportements individuels (tabagisme passif, malbouffe, sédentarité…).

Selon la littérature scientifique (cf. determinantsofhealth.org), la santé environnementale expliquerait deux-tiers des déterminants de santé : 36% au titre des facteurs comportementaux, 24% pour les aspects socioculturels et 7% pour les facteurs environnementaux au sens strict. Les facteurs génétiques et le système de soins expliqueraient respectivement 22% et 11%.

Durant les dernières décennies, les conditions de travail se sont améliorées mais pas uniformément. Les accidents de travail ont reculé mais pas les maladies professionnelles. Par ailleurs, le développement des pathologies psychiques questionne davantage la frontière entre les champs professionnel et personnel. A l’avenir, l’intégration des nouvelles technologies aura des effets probablement contrastés, pour certains positifs mais une intensification du travail est à craindre.

Parmi les facteurs environnementaux se dégagent ceux liés au changement climatique, dont les effets sur la santé sont nombreux (cf. « L’évolution des besoins en santé dans les décennies qui viennent » – Note Terra Nova novembre 2018) : impacts matériels et humains liés à l’intensité et la fréquence des phénomènes météorologiques extrêmes ; effets de nature épidémiologique ; conséquences sur la sécurité alimentaire. Pour répondre à ces enjeux, l’action collective devra à la fois s’attacher à réduire l’intensité du changement climatique et mettre en œuvre des mesures pour en limiter les impacts.

Le traitement de ces problématiques appelle des approches multidimensionnelles, impliquant une diversité d’acteurs. L’aspect curatif ne constitue qu’une partie des réponses, au côté d’efforts de prévention et d’évolutions de la règlementation. Face à certains risques, compter sur les changements de comportements individuels ou des progrès thérapeutiques sera d’un faible secours.

Du point de vue de l’anticipation des impacts sur la soutenabilité financière du système de protection sociale, les conséquences de la dégradation de l’environnement sur la santé apparaissent incertaines. Il est encore difficile d’estimer à ce jour l’ensemble des effets liés à ces nouveaux risques. D’autant que parallèlement, les progrès de la science en matière de prévention et traitements médicaux sont impressionnants.

Transition numérique

La transition numérique impacte tous les compartiments de la vie des Français, dans l’organisation et le recours aux datas, l’intelligence artificielle, en particulier dans le domaine de la santé. Innovation en matière de soins (chirurgie, dispositifs médicaux…), amélioration du partage de l’information entre professionnels et patients, télémédecine, prévention, accompagnement… les bénéfices attendus sont potentiellement considérables, comme le sont également les risques d’un inégal accès à ces bénéfices (illectronisme, zones blanches…). Ces évolutions doivent être accompagnées pour se traduire en progrès partagés pour tous, notamment pour permettre une meilleure personnalisation. En revanche, l’individualisation du risque serait mortifère pour les solidarités et la cohésion sociale.

Territoire, famille, d’autres transitions sont à l’œuvre

La population mondiale vit de plus en plus et déjà majoritairement dans les villes. Estimée à environ 55% de la population mondiale aujourd’hui, la population en ville devrait passer à 68% d’ici 30 ans. Ce phénomène s’observe aussi en France. Cela pose d’importants problèmes de logements, de transports et de mises à disposition des services nécessaires pour maintenir une qualité de vie décente, avec des impacts en termes de santé et de prévoyance. S’y ajoute l’effet de concentration face à des risques de catastrophes naturelles.

Alors que 7,4 millions de Français résident dans un désert médical et que les délais pour accéder à certains médecins s’allongent, les inégalités géographiques en matière d’accès aux soins menacent la santé de la population et la cohésion sociale du territoire.

L’évolution des modèles familiaux modifie la situation des individus face aux risques de santé et de prévoyance. Les familles monoparentales et les personnes isolées sont davantage exposées.

2. Des conditions de financement questionnées

Les facteurs génétiques ne comptant que pour 22 % des déterminants de santé, il est possible de jouer sur les comportements par la connaissance, l’information, ainsi que sur les autres déterminants de santé. Il s’agit là d’enjeux de société majeurs. Quels objectifs en matière de bien-être physique et psychique souhaitent-on collectivement se fixer ? C’est pour permettre l’émergence de ces préférences sociales que nous misons sur un renouveau des espaces de la démocratie sanitaire. Les questions financières sur les niveaux et la répartition des financements sont la résultante de ces choix.

Solidarité intergénérationnelle

Malgré le rôle d’amortisseur joué par la protection sociale durant les dernières crises, nombre de Français n’en ont pas une perception positive. L’idée s’est diffusée qu’elle serait trop coûteuse. Elle est perçue comme une charge et non comme un investissement social et solidaire. A l’inverse, les externalités positives qu’elle délivre par la redistribution induite ne sont pas mesurées dûment ou appréciées.

La dimension sociologique de ce phénomène s’accompagne d’interrogations plus économiques sur les équations générationnelles et sociales complexes qui se posent d’ores et déjà et que les évolutions démographiques vont contribuer à rendre plus prégnantes encore : comment organiser un soutien nécessaire aux jeunes générations alors mêmes que les besoins des générations âgées s’accroissent, à la fois en matière de santé mais aussi de prises en charge de la perte d’autonomie ? Comment organiser la solidarité entre populations en capacité de se financer et celles qui ne le sont pas ?

Evolution des modes productifs

A modèle constant, le financement de la protection sociale devrait à l’avenir subir l’impact de l’évolution des modes productifs et des emplois notamment sous l’effet de deux facteurs : une augmentation possible de l’auto-entrepreneuriat et du travail indépendant, au détriment du salariat, et les changements impliqués par la transition écologique.

Financement de la protection sociale et PIB

La pondération des composantes du financement de la protection sociale a fortement évolué au cours des dernières décennies avec une montée en puissance de la CSG, et dans une moindre mesure la CRDS, contributions qui ne reposent pas seulement sur l’activité mais aussi sur le patrimoine. Toutefois, ce financement demeure très dépendant du revenu des actifs.

Au cours des trente dernières années, les grandes phases de déficit de la sécurité sociale sont essentiellement dues à des chutes massives de la production et au chômage de masse. C’était le cas avec la forte hausse du chômage au cours de la période 1993 – 1996 et lors de la récession économique engendrée par les conséquences de la crise financière de 2008. C’est le cas encore en 2020, avec la crise sanitaire liée au Covid, avec un recul marqué des recettes en raison de la mise sous cloche de l’économie et une hausse exceptionnelle des dépenses.

La protection sociale est placée dans un schéma qui paraît inextricable : à poids constant des prélèvements obligatoires dans le PIB, les financements supplémentaires pour faire face à la hausse des besoins sociaux nécessitent une croissance économique dynamique. Or, une part de ces besoins supplémentaires découle des effets de la croissance économique. A l’avenir, il apparaît décisif de décorréler le financement de la protection sociale de la croissance économique telle qu’elle est aujourd’hui mesurée et s’interroger sur son assiette de financement qui repose très largement sur les revenus d’activités. Il faut également poursuivre les réflexions sur de meilleurs indicateurs qui rendent compte d’un ensemble d’externalités de l’activité économique sur le bien-être des populations.

3. Quel périmètre d’activité pour les mutuelles ?

Pour un large débat sur l’avenir de la protection sociale

Répondre aux enjeux auxquels le système de protection sociale est confronté, et qui remettent en cause sa soutenabilité même, implique de faire des choix de société. Seul un large débat réunissant l’ensemble des parties prenantes le permettra. Quels sont les risques que nous souhaitons solvabiliser ? Quelles populations veut-on protéger ? Accepte-t-on d’y consacrer une part plus importante de notre richesse nationale ? Se pose ensuite la question de la répartition de la prise en charge financière : socialisée avec la couverture assurée par la Sécurité sociale, mutualisée avec les mutuelles ou revenant aux familles ?

Le débat doit porter sur le sens même de la protection sociale, sur les objectifs qu’on lui assigne, avec, au-delà d’une fonction d’amortisseur social en situation de crise et de réduction des inégalités, la perspective de son rôle en matière de cohésion sociale et d’émancipation individuelle et collective.

Le débat doit aussi porter sur des questions techniques. En matière de santé, la répartition de la prise en charge financière du panier de soins entre les différents intervenants est à considérer dans le détail.

Dans une situation où préexistent des dépassements tarifaires, et des dépenses non couvertes par la Sécurité sociale comme la chambre particulière à l’hôpital, séparer strictement les domaines d’intervention de l’assurance maladie obligatoire et des complémentaires santé créé les conditions d’une assurance privée devenue supplémentaire, non mutualisée, inflationniste et de facto non accessible financièrement à une partie de la population, avec la perspective d’une médecine à deux vitesses.

C’est bien parce qu’aujourd’hui la prise en charge des complémentaires santé est étendue à l’ensemble des soins que la couverture de la population est généralisée et qu’une mutualisation des risques est possible. Dans la mesure où, pour raisons qui tiennent à la fois à l’absence de plafonnement de certains tarifs et à des contraintes de financement public, le remboursement des dépassements tarifaires par la Sécurité sociale n’est pas envisagé, de nombreuses voies d’évolution de l’articulation entre l’assurance maladie obligatoire et les complémentaires santé viennent buter sur cet écueil. C’est le cas de la prise en charge de la totalité du ticket modérateur par la Sécurité sociale ou d’un bouclier sanitaire qui viendrait écrêter le reste à charge sur la dépense remboursable mais qui laisserait de côté tous les dépassements tarifaires et les dépenses sur lesquelles la Sécurité sociale n’intervient pas. Si les mutuelles intervenaient au premier euro dans certains domaines, comme l’optique, et étaient exclues de toutes autres prises en charge, seules les personnes directement concernées à un moment donné s’assureraient. C’est bien les conditions même d’une large mutualisation qui sont en cause.

Le système mixte actuel permet de combiner une composante de redistribution marquée avec l’AMO, qui repose sur un financement progressif et des prestations indépendantes du revenu, tandis que les mutuelles mutualisent le risque entre bien-portants et malades et apportent une forme de personnalisation de la couverture ainsi qu’une capacité d’innovation et d’adaptation.

Les mutuelles héritent d’ailleurs des défaillances de la prise en charge de l’AMO qui, avant intervention de l’AMC, laisse des restes à charge élevés, voire très élevés, en cas d’hospitalisation ou de maladies chroniques. Pour les retraités à revenu modeste, l’augmentation du poids de la santé dans leur budget sera à l’avenir problématique. Pour cette raison nous poussons à un renforcement de la solidarité entre les biens portants et les malades, par des mesures ciblant les besoins de soins, sans opposer les générations. Il faut agir sur le niveau des restes à charge élevés en modulant les prises en charge de l’AMO et de l’AMC et traiter des questions fiscales, notamment avec la mise en place d’un crédit d’impôt pour aider à la souscription d’une complémentaire santé.

Libérer les énergies

Ces dernières décennies, l’activité des complémentaires a fait l’objet d’un encadrement des garanties toujours plus marqué. La puissance publique s’en est par ailleurs remise aveuglément au principe de la concurrence par les prix sans en évaluer les effets. La segmentation des voies d’accès à la complémentaire a été accrue, au détriment des capacités de mutualisation. Pour répondre à l’évolution des besoins sociaux, il nous faut aujourd’hui changer de grille de lecture et desserrer le carcan normatif pour permettre aux mutuelles d’exprimer pleinement leur plus-value. Cela ne saura possible que si le large débat sur l’avenir de la protection sociale que nous appelons de nos vœux incorpore ces questions.

Dans un souci d’égalité, l’intervention de l’AMO en matière de conventionnement est uniforme. Mais les besoins dans les territoires n’étant pas identiques, les mutuelles ont un rôle à tenir avec les réseaux de soins. Les freins encore existants doivent être levés.

L’Etat n’est pas le seul garant de l’intérêt général. Il est même parfois défaillant comme en témoignent le creusement des inégalités géographiques en matière d’accès effectif aux soins, le sous-financement chronique du secteur hospitalier, l’absence de culture de santé publique.

Permettre aux mutuelles de contractualiser avec les offreurs de soins et de gérer le risque pose la question de leur accès aux données. Des marges de manœuvre sont nécessaires pour agir sur les coûts, l’orientation, l’accompagnement des assurés, pour que la pression concurrentielle se traduise par des actions positives pour les patients, en matière de pertinence des soins, de parcours, de dépenses. La frilosité sur cette question occasionne des pertes de chances. Il nous faut travailler sur les modalités d’accès en poussant la transparence, notamment en matière d’algorithme, et s’assurer que les données ne sont pas utilisées à l’insu du patient, que le consentement à la collecte est effectif, et garantir la sécurité des infrastructures. C’est un enjeu d’innovation essentiel.

Pour la Mutualité Française, il doit être accordé à la société civile davantage de place pour offrir de nouveaux droits. Il faut plus de démocratie en santé, notamment pour aborder la question des données et de l’intelligence artificielle.

La prévention, un enjeu décisif

La prévention est un rôle que les mutuelles ont depuis longtemps investi mais qui pourrait être davantage développé. En prévention primaire, le rôle de la puissance publique est important. Pour autant, les mutuelles sont autant de relais, de points d’appui sur le territoire, de politiques globales. Parties prenantes de ces politiques, les mutuelles doivent être associées à leurs définitions mais il faut aussi qu’une contrepartie financière soit déterminée.

En prévention secondaire, notamment dans le cadre professionnel, il faut trouver des moyens de généraliser l’implication des mutuelles. Cela pourrait passer par la fixation d’un taux de cotisation affectée aux actions de prévention, à l’image de ce qui se fait avec le « haut degré de solidarité ».

Mais il faut aussi que la prévention, comme l’ensemble des services des mutuelles qui ne relèvent pas des remboursements de soins, en matière d’action sociale ou de tiers-payant par exemple, ne soit pas comme aujourd’hui comptabilisée dans les frais de gestion, ce qui a pour effet mécanique de minorer leur taux de redistribution réel.

Pour la Mutualité Française, les considérations de bien-être et de santé doivent être intégrées dans l’élaboration, la mise en œuvre et l’évaluation de toutes les politiques publiques et deux axes prioritaires doivent être empruntés : la petite enfance, tant les premiers mois sont essentiels pour le développement futur, et l’activité physique et sportive régulière tout au long de l’existence, condition impérieuse du mieux-être. La question de la santé mentale est également essentielle, les enjeux de prévention, de dépistage précoce, de déstigmatisation y jouant un rôle déterminant.

Autonomie, prévoyance, des risques insuffisamment couverts

La création d’une cinquième branche de la Sécurité sociale consacrée à l’autonomie est louable mais le niveau des financements n’est pas à la hauteur des besoins. La prise en charge du risque de perte d’autonomie relève d’une responsabilité collective et doit être avant tout supportée par la solidarité nationale. Si l’État ne peut en assumer l’intégralité du financement, une solution assurantielle pourrait être envisagée. C’est le sens de la proposition que la Mutualité Française a élaboré avec France Assureurs, qui vise une réduction significative du reste à charge et une couverture universelle de la dépendance lourde tout en restant financièrement soutenable pour les cotisants, avec une assurance dépendance associée au contrat santé, qui en assure la généralisation.

Jugés complexes, mal appréhendés, les risques qui relèvent de la prévoyance (arrêt de travail, invalidité, décès…) sont trop peu couverts, ce qui peut avoir des conséquences pénalisantes sur le quotidien des Français. Il faut sensibiliser les employeurs et les actifs au risque d’absence de couverture en prévoyance et développer les couvertures de prévoyance.

* * *

Toutes ces nouvelles contraintes, tous ces défis, nous pouvons les transformer en autant d’opportunités pour faire évoluer notre système de protection sociale. Mais pour cela, il nous faudra étendre le champ de la démocratie en santé pour aborder collectivement ces sujets de société essentiels, pour faire vivre et évoluer notre modèle social, en concertation et en renforçant la participation de l’ensemble des parties prenantes.

Les enjeux de la protection sociale ne s’arrêtent pas à la solvabilisation de dépenses, aux versements de prestations. Facteur essentiel de cohésion, la protection sociale met en œuvre des choix de société, parfois anciens ou peu débattus. Ces options doivent être réinterrogés au regard des conditions et aspirations qui se font jours, notamment en matière d’émancipation comment permettre à chacun de prendre les risques associés à ses choix? et d’accompagnement.

Voir aussi:

https://environnementsantepolitique.fr/2022/02/24/debat-de-la-tribune-pour-ou-contre-une-grande-secu/(ouvre un nouvel onglet)

Vers une grande sécu: 15 milliards de frais de gestion CNAM et complémentaires, une source d’économie à ne pas laisser passer et pour améliorer le reste à charge de beaucoup de Français https://environnementsantepolitique.fr/?p=28388

https://environnementsantepolitique.fr/2022/01/20/regime-obligatoire-complementaires-une-priorite-lefficience-de-notre-systeme-de-protection-sociale/

https://environnementsantepolitique.fr/2021/12/19/la-protection-sociale-en-france-et-en-europe-drees-part-en-forte-diminution-des-cotisations/

https://environnementsantepolitique.fr/2021/12/13/le-projet-de-la-grande-secu-ne-doit-pas-deboucher-sur-un-panier-de-soin-a-minima/

https://environnementsantepolitique.fr/2021/12/05/debat-sur-la-grande-secu-dans-le-jim/

L’UFAL et le projet de grande Sйcu: khttps://environnementsantepolitique.fr/2021/12/04/25947/

https://environnementsantepolitique.fr/2021/11/30/une-tribune-au-monde-contre-le-risque-denterrement-de-la-reforme-de-la-securite-sociale-sous-la-pression-des-assureurs-et-des-mutuelles/

https://environnementsantepolitique.fr/2021/11/30/une-tribune-au-monde-contre-le-risque-denterrement-de-la-reforme-de-la-securite-sociale-sous-la-pression-des-assureurs-et-des-mutuelles/

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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