Du Soudan au Mali, comment la Russie place ses pions en Afrique
Par Frédéric Bobin, Cyril Bensimon, Jean-Philippe Rémy (Johannesburg, correspondant régional), Elise Vincent, Benoît Vitkine (Moscou, correspondant) etEliott Brachet (Khartoum, correspondance)
Publié le 28 janvier 2022 à 17h58, mis à jour à 10h47
ENQUÊTELa société de sécurité privée Wagner, dirigée par un proche de Vladimir Poutine, est devenue le principal instrument d’un réengagement de Moscou sur le continent, sur fond de rivalité et de tensions avec l’Occident. Récit de cinq ans d’avancée russe en Afrique.
Amorce d’une bascule stratégique qui verrait une nouvelle « Russafrique » appuyer la « Chinafrique » dans une conjuration anti-occidentale ? Ou fantasme médiatique dramatisant des percées ponctuelles et opportunistes, souvent fragiles ? L’arrivée d’instructeurs russes et de paramilitaires de la société de sécurité privée Wagner, proche de Kremlin, au Mali, fin 2021, avive les interrogations de l’Europe et des Etats-Unis sur les desseins de Moscou en Afrique. A travers la multiplication d’accords de défense et les activités du Groupe Wagner, la Russie a réussi à s’immiscer dans plusieurs pays d’Afrique : Mali, Libye, Soudan, République centrafricaine (RCA), Mozambique… Une avancée parfois erratique, contestée ou en trompe-l’œil, qui s’étend sur environ cinq ans et dont Le Monde a pu reconstituer le fil.
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Le tumulte provoqué par le déploiement, réel ou supposé, de ces « mercenaires » n’est pas pour déplaire à Moscou, ainsi crédité d’une projection de puissance bénéfique à sa propagande. S’il reste silencieux, le Kremlin a cessé de nier. C’est la galaxie médiatique contrôlée par Evgueni Prigojine, l’homme d’affaires pétersbourgeois proche de Vladimir Poutine et réputé être le patron de Wagner, qui se charge de créer ou d’amplifier les rumeurs sur la présence de ces miliciens russes sur le continent africain. Le coup d’Etat au Burkina Faso du 24 janvier l’a bien montré. Si l’implication du Kremlin n’est pas à ce stade avérée, M. Prigojine a aussitôt applaudi un putsch s’inscrivant dans une « nouvelle ère de décolonisation », tandis qu’un de ses proches, Alexandre Ivanov, a proposé les services d’« instructeurs russes »à l’armée burkinabée.
Après trente ans de désengagement massif consécutif à la dislocation de l’Union soviétique, c’est au Soudan qu’a démarré, dès 2017, la grande saga du retour de la Russie en Afrique. Régnant sans partage sur un pays au bord de l’abîme, mais mis au ban de la communauté internationale, le dictateurOmar Al-Bachir, visé par deux mandats d’arrêt pour crimes contre l’humanité et génocide émis par la Cour pénale internationale (CPI) en 2010, s’était tourné vers Moscou.
Projet de base militaire au Soudan
D’abord sécuritaire (livraison d’armes et formation des troupes soudanaises par la Russie), cette coopération s’est aussitôt accompagnée de concessions pour l’exploration de sites aurifères, accordées par Khartoum à M Invest – une société liée à M. Prigojine, tête de pont des forces de Wagner –, qui s’appuie localement sur Meroe Gold, une filiale soudanaise. Le chef de l’Etat soudanais est aussi mis personnellement à contribution pour servir la politique de Moscou au Proche-Orient. Après avoir voué aux gémonies son homologue syrien Bachar Al-Assad, sauvé de la débâcle grâce à l’intervention de l’aviation russe en 2015, il est ainsi le premier dirigeant arabe à lui rendre une visite officielle en décembre 2018.
L’ancrage des mercenaires russes au Soudan a facilité leur projection, selon une logique de continuité géographique, vers la République centrafricaine voisine
Ces bons offices ne suffiront pas à éviter la chute du régime militaro-islamiste soudanais, en avril 2019, à la suite d’un soulèvement populaire qui embrase le pays. Pour autant, le changement de direction n’a pas entraîné de rupture avec Moscou. Bien au contraire. A la tête d’un conseil de souveraineté, pour moitié composé de civils et chargé d’organiser la transition, le général Abdel Fattah Al-Bourhane a souhaité conserver ce partenariat. Un mois après son arrivée au pouvoir, Moscou et Khartoum signent deux nouveaux accords militaires dont l’un vise à renforcer la coopération dans le domaine naval. Puis, en novembre 2020, le Kremlin donne son feu vert à la construction d’une base navale, au nord de Port-Soudan, sur les bords de la mer Rouge. Si ce projet est mené à son terme, il s’agira de la première base militaire russe en Afrique depuis la dislocation de l’URSS, en amont du très stratégique détroit de Bab Al-Mandeb par lequel transitent pas moins de 10 % du trafic mondial de marchandises. Ellepourrait recevoir simultanément jusqu’à quatre navires de guerre, dont des bateaux à propulsion nucléaire, et une garnison de 300 hommes.Lire aussi Mercenaires russes Wagner : enquête vidéo sur l’« armée fantôme » de Vladimir Poutine
Si l’accord a été suspendu, en avril 2021, alors que les autorités civiles étaient encore en fonction, il pourrait être remis sur la table depuis leur éviction par le coup d’Etat militaire d’octobre 2021, selon plusieurs sources. Trois semaines après s’être débarrassé de ses anciens partenaires, le général Al-Bourhane a déclaré que les discussions se poursuivaient avec Moscou. Il n’est d’ailleurs pas anodin que la Russie soit l’une des rares puissances à n’avoir pas condamné les généraux putschistes. Ces derniers entretiennent des liens étroits avec le Kremlin – en particulier Mohammed Hamdane Daglo, dit « Hemetti », numéro deux de la junte et principal artisan de la répression sanglante des manifestations pro-démocratie, et chef des Forces de soutien rapide, qui bénéficient de l’appui direct du Groupe Wagner.
Des armes pour le président centrafricain
Illustration de la progression réticulaire des mercenaires russes en Afrique, cet ancrage au Soudan a facilité leur projection, selon une logique de continuité géographique, vers la République centrafricaine voisine. C’est en effet à bord d’un Iliouchine-76 en provenance de Khartoum que Moscou y fait son entrée, le 26 janvier 2018. L’avion de transport militaire est accueilli sur le tarmac de l’aéroport de Bangui-M’Poko par quelques agents russes, auxquels personne ne prête alors grande attention. Dans les soutes de l’appareil, des armes légères doivent équiper deux bataillons de la fantomatique armée centrafricaine. Pour les former, des instructeurs s’installent à Berengo, dans le palais à l’abandon de feu l’« empereur » Bokassa Ier.
Quelques semaines plus tôt, la Russie avait pourtant mis son véto à la requête française d’une levée partielle de l’embargo sur les armes, instauré par les Nations unies dans ce pays depuis 2013. Paris, qui s’était vu refuser la livraison de 1 500 kalachnikovs confisqués à des pirates somaliens dans le cadre de l’opération « Atalante », avait alors suggéré au président centrafricain, Faustin-Archange Touadéra, de négocier avec Moscou une exemption. Celle-ci lui fut accordée, au-delà de toute espérance.
Au nom de l’impératif de combler le vide sécuritaire laissé, selon lui, par le départ précipité des soldats français de l’opération « Sangaris » (2013-2016), M. Touadéra a ouvert un boulevard à Moscou, quitte à brader les considérables ressources minières de son pays au profit du Groupe Wagner. Cette fois, c’est une société du nom de Lobaye Invest, dont la sécurité est assurée par Sewa Security Services – toutes deux affiliées à M. Prigojine –, qui a obtenu des licences d’extraction. Trop visible, Lobaye Invest a depuis cédé la place à Midas Resources, réputée tout aussi proche de la milice russe.Lire aussi Article réservé à nos abonnés
Exactions et prédations minières : le mode opératoire de la milice russe Wagner en Afrique
Wagner « est aujourd’hui omniprésent et tout-puissant », décrit un observateur sur place, qui évalue ses effectifs en Centrafrique entre 2 000 et 2 500 hommes – venus de Russie, mais aussi de Syrie et de Libye où opère également le groupe. Rien ne semble pouvoir entraver son ascension. Ni les coups de semonce de Paris, qui a suspendu son appui budgétaire et sa coopération militaire à Bangui, en juin 2021, dans l’espoir d’atténuer les virulentes campagnes anti-françaises téléguidées par Moscou. Ni la gêne de Bruxelles, qui a temporairement gelé ses formations militaires pour éviter toute collusion avec les paramilitaires. Au fil des mois, l’emprise du groupe dans les différentes strates du pouvoir centrafricain n’a cessé de se renforcer.
En RCA, explique un observateur étranger, « après s’être vu retirer le contrôle des droits de douane, Wagner tente de compenser ses pertes en poussant la présidence à lui confier la gestion des impôts »
La partie russe interfère ainsi régulièrement dans le processus législatif, afin que les textes adoptés lui soient favorables, avec des exigences parfois incompatibles avec celles des bailleurs de fonds internationaux. Une situation délicate pour Bangui, en difficulté vis-à-vis de l’Union européenne, du Fonds monétaire international ou de la Banque mondiale. Fort de son influence au plus haut niveau de l’Etat, Moscou paraît décidé, selon plusieurs observateurs, à jouer « une approche globale » en poussant à la conclusion d’un accord de paix, signé à Khartoum, entre Bangui et les groupes rebelles. Mais aussi en organisant des tournois de football ou des concours de beauté…
Le départ, à la fin du printemps 2021, de Valery Zakharov – un ancien des services de renseignement russes (GRU), jusqu’alors considéré comme le chef de Wagner en Centrafrique et qui occupait le très exposé poste de conseiller présidentiel à la sécurité nationale –, s’est accompagné d’une refonte du dispositif russe à Bangui. Deux responsables ont pris la main. Le premier, Dimitri Sytyi, qui officiait comme traducteur, s’occupe de la communication autour de Wagner dans le pays, tandis que le second, Vitali Perfilev, lui aussi francophone et passé par la Légion étrangère, coordonne ses opérations militaires. Incarnation de la puissance de pénétration des réseaux russes au sein de l’appareil de l’Etat, M. Perfilev s’entretient quasi quotidiennement avec le ministre de la défense, Rameaux-Claude Bireau, ainsi qu’avec le général Freddy Johnson Sakama, sous-chef d’état-major chargé des opérations. Le nouvel homme fort de Wagner à Bangui veille en particulier à ce que les rapports sur la situation sécuritaire destinés au chef de l’Etat ne ternissent pas l’image des paramilitaires. Et n’hésite pas à les censurer, en particulier lorsque ces rapports pointent des tensions entre les Forces armées centrafricaines et les combattants du groupe russe.
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Témoignage de l’importance stratégique que revêt la Centrafrique pour le Kremlin, l’homme d’affaire pétersbourgeois Evgueni Prigojine s’est rendu à Bangui à deux reprises, fin juillet 2021 et début octobre de la même année, pour rencontrer le président Touadéra. Dimitri Outkin, ex-lieutenant-colonel des forces spéciales russe et du GRU, présenté comme le fondateur de Wagner, aurait quant à lui passé le mois de novembre 2021 en RCA. « Il s’agissait de faire le point sur la situation militaire et d’améliorer le modèle économique, explique une source bien informée. Après s’être vu retirer le contrôle des droits de douane du fait des pressions des bailleurs de fonds, Wagner tente de compenser ses pertes en poussant la présidence à lui confier la gestion des impôts. »
Opération de charme à Sotchi en 2019
Le contrôle réel qu’exercent sur le terrain les paramilitaires russes et leur efficacité sont en revanche débattus. S’ils disposent d’un net avantage militaire sur les rebelles, ils ne paraissent pas en mesure de sécuriser les territoires repris et se bornent à tenir les grands axes, notamment la route reliant Bangui au Cameroun, et les principales localités. Et, comme les soldats français avant eux, ils sont aux prises avec la guérilla tenace du groupe 3R (Retour, réclamation et réhabilitation), qui privilégie une stratégie d’évitement et réinvestissent dès que possible les zones délaissées par les Russes.
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Quoi que l’on pense de l’importance des moyens russes, c’est bien à un tournant de la politique étrangère de Moscou auquel on assiste : la Russie a de nouveau les yeux braqués sur l’Afrique. Cette volonté de retour a été mise en scène, en octobre 2019, à Sotchi, lors du premier sommet Russie-Afrique en présence d’une cinquantaine de représentants des Etats du continent. L’événement s’apparente alors à une véritable opération de charme. Moscou s’affiche en protecteur des souverainetés face au néocolonialisme, comme un rempart contre les déstabilisations, les « révolutions de couleur » et autres « printemps ». Ce discours vise avant tout à se démarquer de l’Occident, et à donner un habillage politique aux coopérations sécuritaires proposées par Moscou. Sa pénétration en Afrique permet à la Russie de retrouver son statut de puissance mondiale, sur fond de montée de la tension avec l’Europe et les Etats-Unis.« Dans le contexte de sanctions euro-atlantiques qui pèsent sur la Russie depuis la crise ukrainienne, l’Afrique constitue un champ propice au déploiement d’activités opérationnelles pour les conglomérats russes du secteur extractif », écrivent les chercheurs Igor Delanoë et Nour Hedjazi dans la dernière livraison de la revue Hérodote (troisième trimestre 2021), consacrée à « La Libye, géopolitique du chaos ».
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Le télescopage avec Paris est rude dans la zone d’influence historique française, en particulier en RCA et au Mali. « La rivalité se fera toujours en défaveur de la France en raison de son passé colonial et de ses récentes interventions en Côte d’Ivoire et en Libye, qui ont réveillé ce passé », estime l’Ivoirien Ahoua Don Mello, qui fut porte-parole et ministre de l’équipement au sein du dernier gouvernement (2010-2011) de Laurent Gbagbo. « Le passé russe est, lui, positivé,poursuit cet ingénieur recruté, en septembre 2021, par le patronat russe comme consultant sur les dossiers africains. Nous voyons la Russie comme un pays libérateur. »
Une telle image s’adosse à un soft power de Moscou savamment étudié. Celui-ci repose notamment sur les contingents d’étudiants originaires d’Afrique subsaharienne accueillis dans les universités russes, dont le nombre (entre 7 000 et 9 000 par an) est redevenu comparable à celui des années 1980, ou encore sur la popularité dont jouit Vladimir Poutine sur le continent. Sur le plan médiatique, les contenus francophones de RT et de Sputnik – les deux principaux représentants de l’audiovisuel extérieur public de la Russie – se sont propagés sur les réseaux numériques africains, selon une étude de l’Institut de recherche stratégique de l’école militaire (IRSEM), publiée en juillet 2021, en s’appuyant sur un« écosystème informationnel » local : des sites Internet, parfois créés de toutes pièces par Moscou, diffusant des campagnes anti-occidentales. En mai 2019, le « Centre Dossier », une structure d’investigation fondée par l’ex-oligarque aujourd’hui opposant en exil Mikhaïl Khodorkovski,avait déjà révélé l’ampleur de ces projets ciblant en priorité le Soudan, le Soudan du Sud, la RCA, le Tchad, la République démocratique du Congo, l’Ethiopie ou encore Madgascar, avec des relais parfois inattendus, tel que le polémiste antisémite et militant panafricain franco-béninois Kémi Séba.
« Une politique au rabais »
Un deuxième sommet Russie-Afrique est prévu en 2022, à une date encore inconnue. Paradoxalement, il devrait servir de rappel. Les engagements annoncés (à hauteur de 11,2 milliards de dollars, soit environ 10,05 milliards d’euros) lors de la première édition n’ont pas débouché sur des contrats majeurs. Les échanges commerciaux de 2021 sont équivalents à ceux de 2018 – environ 20 milliards de dollars annuels, soit à peu près la même performance que le Brésil ou la Turquie, très loin de la Chine (185 milliards de dollars). Et les investissements russes stagnent à moins de 1 % de l’ensemble des investissements étrangers en Afrique. Le développement du vaccin russe anti-Covid-19, Spoutnik V, qui avait donné lieu à une intense communication en direction des pays en développement, n’a pas non plus rencontré le succès escompté : en Afrique, onze pays l’ont finalement homologué, mais la quantité des doses reçues est bien en deçà de ce qui avait été promis. Ces éléments rappellent que, sur le continent, Moscou est encore un acteur secondaire, largement dépendant du diptyque sécurité-énergie. De leur côté, les Etats africains ne perçoivent pas la Russie comme un marché potentiel, ce qui limite leurs velléités de rapprochement politique.
L’essentiel des coopérations se cantonne ainsi à une poignée de pays où la présence russe est traditionnellement forte : Algérie, Egypte et Afrique du Sud, les deux premiers absorbant plus des deux tiers des exportations. Le cas de l’Algérie est emblématique d’un héritage de l’histoire, celui de la décolonisation et de la guerre froide, et dominé par la dimension militaire. Alors que la Russie représente 30 % des importations d’armements de l’Afrique subsaharienne, elle fournit 67 % des achats algériens d’armes étrangères, selon les chiffres de l’International Peace Research Institute (Sipri) basé à Stockholm. La « russophilie » de la direction de l’armée algérienne est illustrée par le parcours de l’actuel chef d’état-major, Saïd Chengriha, formé dans les années 1970 à l’académie militaire Vorochilov. Si elle tend à vieillir, cette connexion pourrait se régénérer dans le contexte d’une rivalité algéro-marocaine qui s’exacerbe. Les Algériens resserrent en effet leurs liens sécuritaires avec Moscou, en réaction à l’accord de défense scellé, en novembre 2021, entre le Maroc et Israël.
Au Mali, c’est une logique d’insertion dans les brèches d’une « Françafrique » en crise qui facilite l’apparition des paramilitaires russes
Mais tout cela fait-il une stratégie cohérente ? « La stratégie russe a encore un caractère réactif et fragmentaire », reconnaît un rapport du centre de recherches de l’Ecole des hautes études en sciences économique de Moscou, publié en novembre 2021. Ses auteurs notent que « beaucoup de projets annoncés au plus haut niveau politique n’ont pas été mis en œuvre ». Ce caractère « réactif » de la politique russe est très visible s’agissant des mercenaires de Wagner ou des consultants politiques au service de M. Prigojine. Leurs interventions se déroulent systématiquement dans des espaces en proie à l’instabilité ou laissés vacants par d’autres puissances, notamment la France. Certains experts peinent toutefois à identifier quels en sont les bénéfices pour Moscou. « Il est difficile de voir quels peuvent être les intérêts de la Russie en République centrafricaine ou au Sahel, note l’ancien diplomate Vladimir Frolov. L’opportunisme d’acteurs privés et leurs intérêts commerciaux ont été les facteurs déterminants. L’Etat suit, en essayant d’en tirer un bénéfice géopolitique, mais cela ressemble à une politique au rabais. »
Si la continuité géographique a permis à la Russie de se projeter du Soudan vers la RCA, c’est plutôt une logique d’insertion dans les brèches d’une « Françafrique » en crise qui facilite son apparition au Mali. Ici, la prospection minière de représentants de Wagner, débutée à la fin octobre, a précédé le déploiement d’instructeurs et de paramilitaires, à la mi-décembre. Ces hommes ont été acheminés par voie aérienne, à partir de Lattaquié, base militaire russe en Syrie, puis via Benghazi, en Libye. Le circuit épouse la géopolitique de projection russe esquissée, de la Méditerranée orientale à l’Afrique sahélo-saharienne en passant par le pivot libyen.
La Russie s’est en effet durablement installée dans le chaos post-Kadhafi, en 2019, à l’ombre des forces du maréchal Khalifa Haftar, d’abord en Cyrénaïque (Est) puis dans le désert du Fezzan (Sud), où les hommes de Wagner ont pris possession des champs pétroliers d’Al-Charara et d’Al-Feel. Sur ce théâtre libyen, le groupe russe peut compter sur 1 200 soldats aguerris, lesquels chaperonnent 800 supplétifs syriens pro-Damas, tandis qu’il œuvre en coulisses à la promotion de Saïf Al-Islam, fils de l’ex- « Guide » – tué en 2011 –, avec lequel Moscou entretenait une relation privilégiée.
Plus de 600 hommes déployés au Mali
La France n’est pas exempte de responsabilité dans ce retour russe en Libye. Elle a en effet soutenu – beaucoup politiquement et un peu militairement –, dans les années 2016-2020, le maréchal Haftar, celui-là même qui a fini par embarquer Wagner dans ses fourgons. A l’époque, les intérêts « antiterroristes » de Paris et de Moscou pouvaient converger autour de la promotion d’un « homme fort »,drapé dans le combat contre l’islamisme. Ce n’est que dans un deuxième temps que Paris a compris le danger que posait à terme cette incursion russe pour son « pré carré » africain plus au sud.
Au Mali, plus de 600 hommes armés russophones sont aujourd’hui déployés, selon des informations consolidées. Leur nombre pourrait atteindre le millier d’ici quelques semaines. Leur statut demeure néanmoins ambigu car la junte malienne, issue de deux coups d’Etat à Bamako (août 2020 et mai 2021), ne reconnaît pour l’instant que la présence d’« instructeurs russes ». D’autres sources, maliennes et françaises, indiquent pourtant que des paramilitaires opèrent aux côtés des forces maliennes. Après s’être installés sur une base jouxtant l’aéroport de Bamako, ces hommes agissent surtout dans le centre du pays, où les militaires français de l’opération « Barkhane » n’ont jamais été. En janvier, la junte s’est ainsi targuée de succès militaires contre les djihadistes dans la région grâce au soutien russe.
Ces victoires, difficiles à vérifier, se confirmeront-elles dans la durée ? Pour l’instant, la junte espère surtout des coups d’éclat sécuritaires. Une façon de rallier l’opinion malienne à son projet de report des échéances électorales, de février 2022 à 2026.Le tout sans écarter l’aide française, mais en affichant une agressivité croissante à l’égard de Paris : un exercice complexe. En parallèle, la prospection minière russe se développe. Au moins deux sites dans le sud du Mali, à Sikasso et Kaye, et un plus au nord, en pays Dogon, ont fait l’objet de contrats, non encore exécutés. Mais sur ce sujet sensible, qui pourrait heurter l’opinion malienne, la junte n’a pas communiqué.
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La présence russe au Mali a enfin des répercussions sur les 13 000 casques bleus de la Minusma (mission des Nations unies pour la stabilisation du Mali), dont une part est basée dans le centre du pays. Mi-janvier, la Minusma a ainsi dû cesser ses rotations aériennes durant plusieurs jours, après que la junte a imposé quarante-huit heures de préavis à tout survol de son territoire. Les vols ont repris le 20 janvier, mais le poids de la Russie au Conseil de sécurité de l’ONU réduit les marges de manœuvre du représentant spécial onusien pour le Mali, El-Ghassim Wane. Lors de la présentation de son rapport trimestriel, le 11 janvier à New York, il a dressé un état des lieux alarmiste de la situation sécuritaire au Mali sans jamais prononcer le mot « Wagner ». « Il est obligé de faire très attention », confie un connaisseur du dossier.
Déconfiture au Mozambique
Pour être complet, le tableau du retour des Russes en Afrique doit aussi inclure leurs échecs, comme la déconfiture de Wagner au Mozambique. En septembre 2019, l’aventure avait pourtant commencé sous les meilleurs auspices. Le président Filipe Nyusi ne demandait qu’à resserrer ses liens avec Moscou et bénéficier ainsi du catalogue d’offres russes.
Parmi celles-ci, la promesse de neutraliser une insurrection djihadiste apparue à l’extrémité nord du pays, en 2017, dans la région de Cabo Delgado, riche en ressources gazières et minières. Les islamistes armés d’Ansar Al-Sunna, ou Chabab (« jeunes ») selon l’appellation locale, paraissaient alors faciles à contenir pour des combattants russes bien équipés. Mais, au bout de deux ans de rébellion, les Chabab n’étaient plus de simples villageois en tongs et kalachnikovs. Et à l’été 2019, ils faisaient allégeance à l’organisation Etat islamique.
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En septembre, en échange d’un accès aux ressources du Cabo Delgado, Wagner se contente de déployer un petit contingent qui, très vite, rencontre une résistance imprévue. D’abord, de nombreux secteurs miniers (comme celui du rubis) s’avèrent fermement tenus par des sociétés, souvent associées à des généraux mozambicains de différentes « factions », qui ne se laissent pas facilement dessaisir. Ensuite, les versements promis par le gouvernement tardent.« Wagner a vite compris qu’il n’y avait rien à gagner au Mozambique », relevait alors une source sécuritaire qui décrivait des « caisses de l’Etat vides ».
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La guerre en mode « low cost » de Wagner a alors tourné à la catastrophe. Mal renseignés, inadaptés, les mercenaires sont tombés dans des embuscades laissant penser que leurs déplacements étaient connus des rebelles. Le groupe russe a subi des pertes. Certains de ses employés ont été décapités. D’autres sont morts sous les « tirs amis » de soldats mozambicains. Wagner a fini par plier bagage en décembre 2019. Seuls quelques « formateurs » seraient toujours au Mozambique. Un fâcheux contre-exemple. Le signe que le vent peut tourner quand l’excès de confiance fait fi des imbroglios locaux.
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Frédéric BobinCyril BensimonJean-Philippe RémyJohannesburg, correspondant régionalElise VincentBenoît VitkineMoscou, correspondantEliott BrachetKhartoum, correspondance
Dans les arcanes de la lutte informationnelle russe en Afrique
Appui sur le renseignement militaire, réseau d’avatars, recrutement d’acteurs locaux… « Le Monde » a pu consulter une note détaillant les rouages de la lutte d’influence que mène la Russie sur le continent africain, au Mali en particulier.
Temps de Lecture 5 min.

S’il est un domaine auquel Moscou porte un soin particulier depuis la reprise en main de sa politique africaine, en 2019, c’est celui de la lutte informationnelle. Ce que les militaires français appellent la « L2I », la « lutte informatique d’influence », c’est-à-dire la bataille de l’opinion, notamment sur les réseaux sociaux. Depuis peu, Paris assume recourir, lui aussi, à la L2I, mais avec un certain retard comparé à Moscou, dont les méthodes sont rodées de longue date et affranchies d’états d’âme, selon une note que Le Monde a pu consulter.
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A travers la lutte informationnelle la France cherche surtout, en Afrique et en particulier au Mali, à ne pas définitivement perdre la guerre des cœurs et des esprits. Mais côté russe, la lutte informatique d’influence est d’abord utilisée pour « discréditer la France », car Moscou ne peut « concurrencer » Paris en matière d’investissements économiques et d’aide au développement, estiment en préambule les auteurs de la note. « Pour prendre l’avantage, [la Russie] doit faire valoir d’autres arguments » : elle ne demande pas, par exemple, de « contreparties » à son soutien sur la démocratie ou les droits humains, soulignent-ils.
« Relais d’influence »
Les « campagnes d’influence prorusses » auraient commencé dès 2019, au Mali. Une période qui aurait coïncidé avec les premières incursions sur le terrain de responsables de la société paramilitaire Wagner, dont la présence n’est confirmée qu’à l’automne 2021. Un « bruit de fond » antifrançais est alors orchestré à partir d’un ressentiment depuis longtemps en germe au sein de l’opinion malienne. Celui-ci va ensuite gagner en visibilité sur les réseaux sociaux et prendre de la vigueur après le deuxième coup d’Etat au Mali, au printemps 2021, lorsque la Russie identifie une fenêtre d’opportunité pour s’implanter durablement.
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Les rouages en Afrique de cette L2I à la russe sont en partie connus, même si Moscou ne les met jamais en avant ni ne les confirme. Cette note les précise. Le premier pilier de cette stratégie est le puissant service du renseignement militaire russe, le GRU. Pour développer l’aura de Moscou sur le continent africain, le GRU organiserait ses campagnes en mêlant actions de L2I et lutte cyberoffensive classique. Le tout en s’appuyant sur des « relais d’influence », plutôt qu’un contact direct avec son « auditoire cible ».
Afin de maximiser l’efficacité de ses actions, le GRU effectuerait au préalable des études approfondies des médias et des audiences, avec un fort recours à l’intelligence artificielle afin de modéliser la sphère informationnelle. Ces méthodes se développent aujourd’hui un peu partout dans le monde, mais Moscou en a une maîtrise plus ancienne. Utilisé en Afrique, ce travail « combiné » du GRU a été conçu, à l’origine, surtout à l’encontre de l’Ukraine et des pays de la sphère d’influence des Etats-Unis et du Royaume-Uni.
Le deuxième pilier s’appuie sur un groupe de média qui a pignon sur rue en Russie et dont les manœuvres visent d’abord à séduire le public russe à des fins de politique intérieure. Baptisée Patriot Media Group, cette holding est détenue par l’oligarque Evgueni Prigojine, proche de Vladimir Poutine. Le groupe rassemble plusieurs dizaines de sites Web d’information, en majorité russophones. Leurs contenus sont issus d’une société de production baptisée Lakhta, capable de fournir des articles à la chaîne – jusqu’à une centaine par mois –, tout en animant un réseau d’avatars (plusieurs milliers d’identités virtuelles) pour les diffuser.
Militant de la cause noire, Kémi Séba explique qu’Evgueni Prigojine lui a demandé « d’appeler la jeunesse africaine à mener des actions violentes contre les intérêts français en Afrique »
Le troisième pilier passe par le « recrutement d’acteurs locaux ». Une façon pour les officiels russes, par exemple implantés en République centrafricaine et qui s’affichent peu dans les médias, de « ne pas se substituer aux producteurs de contenus locaux ». Ce recrutement de personnalités sur place se combinerait à des actions « d’intimidations et de corruption » pour « faire taire ceux qui leur sont hostiles ». Cette pratique a été documentée en 2019 par une journaliste de CNN, Clarissa Ward, et par Alain Nzilo, le directeur du média centrafricain Corbeau News, dont le site, hostile à Wagner, a été bloqué en 2021, en même temps que celui d’un autre média en ligne, Le Tsunami.
Le courant d’opinion panafricaniste, très opposé à la politique française sur le continent, est l’une des cibles de choix des services russes. Par leur intermédiaire ou grâce à des avatars, Moscou parvient ainsi à diffuser de façon « massive et coordonnée » de fausses informations. Polémiste antisémite et militant de la cause noire, Kémi Séba a ainsi expliqué, en 2020, à l’occasion d’une intervention sur la chaîne Vox Africa, avoir été « approché » par des employés d’Evgueni Prigojine et avoir rencontré l’homme d’affaires à plusieurs reprises à partir de 2019. M. Séba a aussi expliqué qu’il avait été « soutenu matériellement » par M. Prigojine, qui lui avait demandé en échange « d’appeler la jeunesse africaine à mener des actions violentes contre les intérêts français en Afrique ».
Discret travail de fond
Au-delà des appels classiques à manifester contre la présence française, ou la production de vidéos valorisant l’action russe et celle de la société Wagner – comme dans le long-métrage baptisé Touriste, diffusé en RCA en 2021 –, les manœuvres de Moscou dans l’espace informationnel africain passeraient aussi par des opérations visant à diluer la communication stratégique militaire française sur les réseaux sociaux dans un flot de messages russes. Dans ce cas, des avatars sont spécifiquement engagés.
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Même chose sur le sujet sensible des négociations avec les djihadistes, qui divise, notamment à Paris. Les services russes useraient régulièrement d’avatars prodjihadistes qui soit appellent au rapprochement des groupes terroristes avec les Etats européens, soit dénoncent la « connivence » qui existerait entre ces mêmes pays européens et les djihadistes.
Les services français n’ont pas encore trouvé totalement la parade à ces opérations relativement efficaces. Un discret travail de fond a bien commencé sur le terrain, notamment au Mali. Mais ses effets peuvent prendre du temps. Et cette réplique pourrait avoir du mal à venir à bout d’une lame de fond antifrançaise éparse mais bien ancrée dans nombre de cercles africains.
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Elise Vincent
« L’arrivée des Russes au Mali ouvre une phase de rivalités internationales au Sahel »
L’AFRIQUE EN 2022.
Pour Ibrahim Yahaya, de l’International Crisis Group, seul le dialogue entre le Mali et ses partenaires extérieurs, et avec le principal groupe djihadiste, permettra d’apaiser la situation.
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Une dimension supplémentaire vient de s’ajouter à la crise au Sahel. Avec l’arrivée ces derniers jours d’hommes en arme russes au Mali – des militaires selon Bamako, des mercenaires du groupe Wagner selon Paris et ses alliés –, le conflit dans la région, qui se nourrissait de tensions religieuses, communautaires, économiques et environnementales, devient également objet de rivalités internationales.
Analyste à l’International Crisis Group, Ibrahim Yahaya estime que seul le dialogue, d’une part entre le Mali et ses partenaires extérieurs, dont la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao) qui vient de sanctionner Bamako, et d’autre part avec le principal groupe djihadiste, permettra d’apaiser la situation.
Quelle sera, selon vous, la portée des sanctions imposées au Mali par la Cédéao ?
Ibrahim Yahaya : Ces sanctions sont dures et leur impact, surtout économique, devrait être redoutable. La fermeture des frontières, malgré les exceptions sur l’importation des produits dits de première nécessité, pourrait paralyser les exportations, y compris celles des produits miniers, notamment l’or qui constitue une ressource importante pour l’Etat malien.
L’embargo sur les transactions et le blocage de l’accès aux réserves de la banque centrale priveront les autorités d’importantes opportunités de lever des fonds sur les marchés financiers régionaux. Bref, la capacité des autorités, ne serait-ce qu’à payer les fonctionnaires et à assurer le fonctionnement régulier de l’administration risque d’être compromise. Il est difficile d’imaginer comment les autorités de transition pourront survivre à cela dans les mois à venir.
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Mais le Mali ne sera pas la seule victime de ces sanctions. Les pays de la Cédéao comme le Sénégal et la Côte d’Ivoire, par où transitent les marchandises maliennes, souffriront aussi d’important manque à gagner.
En revanche, l’impact politique immédiat de ces sanctions est mitigé. Si les acteurs politiques et associatifs maliens ont presque unanimement condamné ces mesures et critiqué la Cédéao, une partie a aussi pointé du doigt la responsabilité de la junte dans ses velléités de se maintenir au pouvoir. Une majorité d’acteurs appelle à la poursuite du dialogue entre la junte et l’organisation régionale, ce qui n’est pas à exclure.
Pour l’instant, qu’il s’agisse du recours aux militaires ou paramilitaires russes, ou de la définition du chronogramme des élections, la junte malienne gagne ses parties de poker avec la communauté internationale. Cependant, maintenant qu’elle se rend compte qu’elle a franchi une ligne rouge et poussé la Cédéao à montrer les muscles, elle pourrait décider de revenir à de meilleurs sentiments.
Pensez-vous que les autorités maliennes sont en train de refonder l’Etat, comme elles le disent, ou plutôt dans une logique de conservation du pouvoir, comme le pensent les partenaires internationaux du Mali ?
C’est là le nœud du problème. Il y a un consensus entre les acteurs maliens et internationaux sur la nécessité de mener des réformes politiques et institutionnelles au Mali. Celles-ci impliquent entre autres la réorganisation du système électoral, la révision de la Constitution, l’assainissement de la gouvernance et un redécoupage administratif. Cependant, il existe une divergence de vue sur le mieux placé pour les mettre en œuvre.
La junte pense que cela relève de son rôle, tel qu’il est décrit dans la feuille de route de la transition et les récentes recommandations des assises nationales de la refondation. Au tout début de la transition, certains acteurs internationaux, y compris des diplomates français, pensaient eux aussi que cette transition pourrait offrir une opportunité de réforme que des politiciens corrompus avaient été incapables de mener.
Du coté de la Cédéao, en revanche, les chefs d’Etat de la région estiment que les autorités militaires n’ont ni le temps, ni la légitimité pour cela. Soucieux de freiner la multiplication des putschs, ils veulent coûte que coûte écourter la transition et éviter la confiscation du pouvoir par les militaires.
Pour mettre en œuvre les réformes, un large consensus entre les acteurs politiques maliens est nécessaire afin d’éviter les mêmes blocages qui ont paralysé le pouvoir d’Ibrahim Boubacar Keïta. Force est de constater qu’aujourd’hui un climat de méfiance règne entre la junte au pouvoir et une partie des acteurs politiques et associatifs qui ont boycotté les Assises nationales de la refondation.
Le virage des autorités maliennes vers la Russie intervient à un moment où se pose la question d’un désengagement militaire français. Quelles pourraient en être les conséquences ?
Un constat s’impose : la crise sécuritaire qui a commencé au nord du Mali il y a dix ans s’est répandue sur de vastes territoires au Mali, au Burkina Faso et au Niger, et menace désormais les pays du golfe de Guinée. La violence qu’ils ont initié a pris une connotation communautaire, plus complexe et meurtrière. Les solutions prioritairement militaires mises en avant par les Etats de la région et leurs partenaires extérieurs ont montré clairement leurs limites. Il est évident qu’un changement d’approche est nécessaire.
Pour les autorités françaises, ce changement consiste en une réorganisation de leur dispositif avec moins de présence militaire, moins d’emprise au sol, une européanisation de leur intervention et une plus grande responsabilisation des forces armées nationales.
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Cette restructuration de la présence française a donné aux autorités maliennes un alibi pour recourir à la Russie et sans doute à des mercenaires du groupe Wagner. Mais dans les deux cas, la solution privilégiée reste militaire sans qu’on voit comment celle-ci pourrait réussir maintenant après dix ans d’échec.
De surcroît dans cette guerre d’attrition où l’immersion au sein des communautés est cruciale, il est difficile de voir comment des Russes, qui ne comprennent rien de la culture locale, ne parlent aucune des langues locales ni même le français, pourraient réussir là où les autres ont échoué.
L’arrivée des Russes ouvre une nouvelle phase dans le conflit, celle d’une rivalité entre des puissances internationales qui se confrontent sur le territoire malien et dont les enjeux dépassent de loin ce pays. Le risque immédiat est celui d’un accrochage entre les forces russes et françaises, même si pour l’instant les zones d’interventions de deux parties sont distantes les unes des autres.
En parlant désormais d’un recentrage de son action vers le golfe de Guinée, la France n’est-elle pas en train d’abandonner du Sahel ?
Il est difficile de parler d’abandon. Il y a certes une fatigue et une exaspération. Les débâcles de la lutte antiterroriste, l’instabilité politique régionale qui prend de l’ampleur et la montée des critiques contre la politique française continuent de saper les efforts de la France dans la région. Mais, plutôt qu’un abandon, je dirais qu’il y a un entêtement à vouloir rester au Mali.
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Les autorités françaises ont décidé de mettre fin à l’opération « Barkhane » et de réduire leur présence militaire, mais elles maintiennent une force. Lorsque les rumeurs sur une intervention de Wagner sont devenues insistantes, elles ont menacé de partir, affirmant que leur présence est incompatible avec celles des Russes. Pourtant, lorsque les Russes sont arrivés, la France et plusieurs pays européens ont réaffirmé leur engagement à rester au Mali.
Comment analysez-vous la vigueur actuelle du sentiment anti-français au Sahel ? La France met en avant une guerre informationnelle mais ne passe-t-elle pas à côté de l’essentiel de ce qui lui est dit ?
Les réseaux sociaux n’ont pas inventé le sentiment anti-français. Le ressenti vis-à-vis de la France et de sa politique au Sahel trouve ses racines dans le discours anticolonial et dans les critiques contre l’ingérence, réelle ou supposée, de Paris dans les affaires internes de ses anciennes colonies. C’est un discours qui alimente le débat depuis des décennies et finalement peu importe les décisions de Paris tant le ressenti est ancré. La désinformation qui prolifère dans les réseaux sociaux n’a fait que l’amplifier.
Vous préconisez l’ouverture d’un dialogue avec les djihadistes du GSIM (Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans). Qu’est-ce qui vous semble négociable et ce dialogue ne consacrerait-il pas la victoire des djihadistes ?
Début 2020, le gouvernement du Mali et les dirigeants de cette coalition djihadiste se sont déclarés prêts à explorer les voies du dialogue, mais aucune des deux parties n’a pris depuis de mesures pour cela. Cependant, vu l’impasse dans laquelle on se trouve, l’épuisement de la lutte contre l’insurrection, ainsi que l’ouverture des protagonistes au dialogue, nous estimons qu’il est temps que ceux-ci s’y engagent résolument en vue de parvenir à un accord politique.
La question de la place de l’islam dans la société et la politique est l’un des points d’achoppement entre Bamako et les groupes djihadistes. Les deux parties ont des attentes maximalistes. Les insurgés veulent imposer leur version ultraconservatrice de l’islam à l’Etat, à ses institutions et à la société, alors que le gouvernement défend le principe de laïcité.
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Pourtant, les deux parties pourraient trouver un terrain d’entente lors des discussions, notamment sur le rôle du cadi (juge islamique) et l’exercice de la justice dans les zones rurales. Les habitants de ces zones préfèrent se référer davantage à la justice traditionnelle et religieuse pour régler des problèmes familiaux et des litiges fonciers. Le gouvernement malien et les djihadistes semblent s’accorder sur la pertinence des cadis, même si les points de vue divergent quant à l’étendue de leurs compétences.
Les autorités maliennes actuelles ont-elles la légitimité suffisante pour engager une telle transformation sociétale ?
Des nouvelles autorités élues seraient mieux placées pour engager des tels pourparlers, car ils disposeraient de plus de temps et de légitimité.
Au nord du Mali, les mouvements politico-militaires ont trouvé un modus vivendi en se répartissant des zones de contrôle. Dans ces conditions, l’Etat malien vous semble-t-il en mesure de restaurer son autorité ?
L’accord de paix d’Alger doit permettre, au terme de sa mise en œuvre, la restauration de l’autorité de l’Etat malien sur les zones septentrionales du pays – y compris celle de Kidal dont le contrôle échappe aux autorités de Bamako –, en contrepartie d’une plus grande autonomie de ces régions.
Le retard pris dans son application a compromis cet objectif et a créé les conditions d’une recomposition des acteurs politico-militaires qui mettent en avant la protection de leur communauté respective et mettent la pression sur le gouvernement pour que soit accélérée la mise en œuvre de cet accord.
Est-ce qu’une pacification du Mali apaiserait la situation au Burkina Faso et au Niger, où les insurrections djihadistes que connaissent ces deux pays sont désormais trop indépendantes de la situation au Mali ?
Les groupes djihadistes au Burkina Faso et au Niger, qu’ils soient affiliés à l’Etat islamique au grand Sahara ou au Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans, ont émané du Mali où se trouvent toujours les principaux leaders. Cependant, la violence dans ces deux pays a ses propres dynamiques et suit une logique tout à fait particulière. Elle s’est intégrée à des tensions locales et une pacification du Mali ne serait donc pas la condition automatique d’un retour au calme dans ces deux pays.L’Afrique en 2022
Comment évoluera la situation sécuritaire au Sahel ? Jusqu’où ira la Chinafrique ? Que peut apporter la vaccination aux Africains ? Comment sortir de la crise économique ? Le féminisme a-t-il sa place sur le continent ?
Pour tourner la page de l’année passée et se projeter dans celle qui commence, Le Monde Afrique publie une série d’entretiens sur les grands débats qui animent le continent.
Episode 1 « La nécessité de vacciner 70 % de la population africaine contre le Covid-19 mérite débat »
Episode 2 Article réservé à nos abonnés « L’Afrique entre dans une stratégie chinoise d’encerclement du Nord par le Sud »
Episode 3 Article réservé à nos abonnés « Nous, Africaines, demeurons dressées à procréer »
Episode 4 « La crise sanitaire a fait des dégâts en Afrique, mais elle a aussi permis de gagner des débats »
Episode 5 Article réservé à nos abonnés « L’arrivée des Russes au Mali ouvre une phase de rivalités internationales au Sahel »Episode 6 « Il n’y a même pas de discussion à avoir sur les restitutions d’art africain : il faut rendre »
Cyril Bensimon