Comment amener « du sang neuf » dans un désert médical du Centre-Val-de-Loire: un excellent reportage de « Libération »


DÉSERTS MÉDICAUX Du sang neuf, docteur

Centre-Val-de-Loire salarie désormais des praticiens.

Libération – vendredi 21 janvier 2022

A Beauce-la-Romaine, les habitants qui jonglaient entre une infirmière libérale et une cabine de téléconsultation depuis des mois ont accueilli la nouvelle généraliste avec enthousiasme.


Par Nathalie Raulin Envoyée spéciale à Beauce-la-Romaine. Photos Albert Facelly Infographies
Julien Guillot et Alice Clair


Trois mois avant le premier confinement, Beauce-la-Romaine a perdu son généraliste, parti à la retraite.
A Beauce-la-Romaine (Loir-et-Cher), on a longtemps cru qu’on avait tout : le médecin, le
pharmacien, l’opticien, le kiné, le pédicure. Jusqu’aux spécialités qu’on pensait réservées aux
villes, le sophrologue et l’hypnothérapeute. Dans cette commune encerclée à perte de vue par
la plaine céréalière, cette tranquille conviction forgée au temps de l’abondance s’est
brutalement dissipée. Trois mois avant que l’épidémie de Covid-19 impose un premier
confinement au pays, le dernier généraliste encore en activité dans la commune a pris sa
retraite, direction le Sud, privant quelque 7 000 habitants d’une sécurité dont ils n’avaient jusque-là pas forcément conscience. C’est la patronne du Commerce, restaurant du centre-ville,
qui le dit : «On n’est pas des gens à aller beaucoup chez les médecins. On endure et on avance. Tant que c’était là, on n’y songeait pas.»


Deux ans plus tard, l’absence de généraliste a viré au trauma et modifié les comportements.
Début mai, quand elle a appris l’arrivée sur la commune du docteur Bérangère Bourdin, la
quinquagénaire a aussitôt décroché son téléphone pour prendre rendez-vous : «On n’était pas malades mais on y a été tout de suite. Après un an et demi sans médecin, un contrôle ça ne fait pas de mal. L’important, c’était de figurer sur le fichier avant qu’il ne soit plein. Tous ceux qui ont eu une place sont soulagés.» Car les Belsaromains l’ont vite compris : l’époque où le médecin de famille répondait à la première alerte est révolue.

La nouvelle venue est salariée par la
région. Et bien décidée à s’en tenir à ses 39 heures de travail réglementaire. Les places sont
chères.

C’est tout le temps plein»


A quelques centaines de mètres de là, dans le pavillon blanc qui abrite le cabinet médical, Bérangère Bourdin profite de sa petite demi-heure de pause déjeuner pour souffler. Dès son
arrivée, l’afflux de patients l’a prise de court. «Il y avait beaucoup de bienveillance et beaucoup
d’anxiété», se souvient la discrète généraliste, à qui la vue de l’appareil photo fait monter le
rose aux joues. Non que la santé générale se soit dramatiquement dégradée.

« Durant les dix-huit mois de vacance médicale, les gens ont eu du mal, mais à part quelques-uns qui ont arrêté leur traitement, ils ont trouvé des solutions», rassure la généraliste. Face à des sollicitations pas toujours médicalement justifiées, elle a décidé très vite de prioriser les dossiers : les patients sans médecin traitant, atteints de pathologies lourdes, de maladies chroniques, ou trop âgés pour consulter ailleurs.

Las ! Malgré le renfort d’une deuxième médecin en septembre, le cabinet ne désemplit pas.
«Mon carnet de rendez-vous est plein pour les dix à quinze prochains jours et les délais
s’allongent», soupire celle qui ne peut pas encore se permettre les visites à domicile, trop
chronophages. «J’ouvre tous les matins deux heures de rendez-vous non programmés pour les
urgences et c’est tout le temps plein.

C’est difficile pour un médecin de premier recours de ne pas pouvoir changer les choses plus vite.» La culpabilité est rampante, mais son statut y fait barrage. «Je ne serais sans doute pas ici si je n’avais pas trouvé ce contrat», explique l’ex-
remplaçante que la peur des tracasseries administratives avait découragée de poser sa plaque.


Bérangère Bourdin, qui n’entend pas laisser son métier dévorer sa vie de famille, ajoute que «le
salariat [lui] permet de [se] consacrer pleinement à [ses] patients, tout en fixant des limites. Le
modèle du médecin dérangeable vingt-quatre heures sur vingt-quatre n’est plus d’actualité».

Parmi les habitants, si le contingentement médical fait râler, c’est mezza voce. Devant la
pharmacie, une trentaine de personnes font la queue, les uns pour les tests, les autres pour les
vaccins. A l’intérieur de l’officine, Andy, étudiant en génie civil à Tours, tente de connecter
l’écran de la cabine de téléconsultation, repli de ceux qui comme lui n’ont pas réussi à
décrocher un rendez-vous chez le médecin. «Ce n’est pas grave, ce que j’ai est gênant mais je
vais me débrouiller», dit-il, décidé à ménager la généraliste dont ses parents pourraient avoir un
jour besoin.
«Pendant dix-huit mois, cela a été compliqué pour les gens», relate Isabelle Trinquier, infirmière
libérale en activité depuis onze ans sur la commune. Surchargés, les médecins des alentours -le bassin de vie de Beauce-la-Romaine s’étend dans le Loiret et l’Eure-et-Loir frontaliers –
refusent les nouveaux patients. Un généraliste de Cloyes-les-Trois-Rivières dépanne les malades en souffrance, renouvelle des ordonnances. «Mais pour arriver à Cloyes, au nord-est du département, c’est trente minutes de route au milieu des champs ! pointe l’infirmière. Pour certains, c’est impossible. Même si on peut encore conduire, quand on a 80 ans prendre sa
voiture pour faire une telle distance le soir en plein hiver, ça peut être dangereux…»

Orléans se trouve à une trentaine de kilomètres, mais les recours y sont tout aussi limités. Débordés, les six généralistes de la maison de santé de Meung-sur-Loire (Loiret) ont d’abord coupé court aux sollicitations venues du Beauce-la-Romaine. «On avait déjà une charge de travail maximum», explique le Dr Baudoin Fesneau, un des praticiens de la maison de santé. «Pour ma part, j’ai déjà 1 400 patients en file active [ayant au moins une consultation dans l’année, ndlr]. Un autre de mes confrères en a 2 500… Nos secrétaires étaient sollicitées sans arrêt, on ne pouvait pas faire face.»

L’arrivée, fin 2019, d’une septième généraliste dans la maison de santé a offert une solution à quelque 400 Belsaromains, âgés et polypathologiques.
Pour les autres, la débrouille est restée de mise. «Les gens avaient tendance à nous appeler
pour la « bobologie »», raconte l’infirmière Isabelle Trinquier. «En cas de problème plus sérieux,
on les renvoyait sur les urgences hospitalières, à Blois, Châteaudun ou Orléans. Le problème,
c’est que comme il n’y avait plus de suivi, certaines personnes impotentes, hypertendues ou
diabétiques ont arrêté de se soigner…»

Ce vide médical tourne au drame en juin 2020. «Au sortir de la première vague, j’ai été appelée auprès d’une nonagénaire en insuffisance
respiratoire, se rappelle la soignante d’une voix brusquement chevrotante. J’ai appelé partout.
Aucun médecin ne s’est déplacé. J’ai dû gérer toute seule la fin de vie, en lien téléphonique
avec le docteur de Cloyes. C’était dur…» Les mois passent et le manque devient de plus en
plus lancinant : «Je ne pouvais plus faire une visite sans qu’on me demande quand on allait
avoir un nouveau médecin. Au bout d’un moment, tout le monde est tombé sur le maire.»

«Chercher une relève»

Dans son petit bureau de l’hôtel de ville, Bernard Espugna (sans étiquette) le dit tout à trac :
l’arrivée sur la commune du docteur Bourdin est pour lui une délivrance. Aux yeux de ses
administrés, qui faisaient face à un cabinet médical dont la porte restait close, c’était un projet qui primait sur tous les autres. Au point qu’on lui a reproché l’aide municipale accordée à la construction de la boucherie. «Allez expliquer aux gens privés de soin que le médecin n’est pas
une compétence de la commune !» peste l’ancien dirigeant d’entreprise. Au souvenir de ses
démêlés avec l’agence régionale de santé (ARS), «pas aidante pour rester poli», et des positions «hors sol» du conseil départemental de l’ordre des médecins, la colère affleure.


L’édile avait pourtant vu le problème venir de loin : «Ils étaient encore deux généralistes sur la
commune quand j’ai commencé à chercher une relève.» Bientôt, il se rend à l’évidence, attirer
un médecin libéral à Beauce-la-Romaine est quasiment mission impossible. Les statistiques de
l’ARS l’ont renseigné : la pénurie est générale.

En décembre, la région Centre-Val-de-Loire ne
compte plus que 71 généralistes en activité pour 100 000 habitants, loin derrière Paca (108),
contre 86 en moyenne nationale. Dans les zones les plus rurales du Loir-et-Cher du Loiret ou
d’Eure et Loir, la carence est plus profonde encore. «C’est un cercle vicieux, soupire Bernard
Espugna. Moins vous avez de médecins sur un territoire et plus vous avez du mal à en attirer.
La charge de travail et l’isolement les dissuadent de s’installer.»


Face au marasme, le maire épaulé par la présidente de la communauté de communes en
appelle à un cabinet de chasseur de têtes en lien avec des médecins polonais, hongrois ou
bulgares. «On a eu des candidats mais à chaque fois on s’est fait blackbouler par l’ordre
départemental des médecins, fulmine l’élu. Soit ils n’avaient pas les bons diplômes soit ils ne
parlaient pas assez bien français. Ça n’allait jamais. Même le chirurgien généraliste malgache
qui avait fait son internat en France et maîtrisait parfaitement la langue, ça ne leur a pas plus. Il
avait 62 ans, était prêt à nous dépanner cinq ou six ans, mais ils ont dit qu’il devait refaire
cinq ans d’études pour pouvoir exercer ! Là, on rêve…» Interrogé, le conseil départemental de
l’ordre des médecins du Loir-et-Cher justifie le refus : «Pour inscrire un médecin au tableau de
l’ordre, il faut qu’il respecte des critères stricts, de diplômes et de compétences», explique son
président, le docteur Bernard Baudron. Il en va de la sécurité des patients. Quand on a une
gastro, on ne va pas voir un oto-rhino ! De la même façon, on ne consulte pas un chirurgien
pour une grippe. Il faut faire attention car en cas de problème c’est sur nous que retombent les
plaintes…»


En désespoir de cause, le maire a songé à installer un dispositif de téléconsultation médicale.
«Là, c’est l’ARS qui a tout bloqué, grince l’élu. C’était avant le Covid. Ils nous ont dit que ce
n’était pas possible parce qu’on ne savait pas où étaient installés les médecins. Et puis aucune
procédure n’était en place pour les remboursements…»

Exaspérée, la pharmacienne, dont le commerce tourne au ralenti faute de médecin sur place, décide alors de passer outre. Sans
s’embarrasser d’autorisation, elle installe sa cabine de consultation à distance fin 2019. Quand
la pandémie frappe trois mois plus tard, l’antenne connectée devient l’unique moyen d’obtenir
un avis médical rapide. «Même si l’ordre des médecins nous a menacé d’attaquer en justice si
on ne la fermait pas, ça a bien dépanné», dit le maire, pourtant convaincu que, dans une
commune où la santé générale se dégrade à mesure que la population vieillit, la
téléconsultation n’est qu’un «pis-aller».


Il faut le «rouleau compresseur de la région» pour sortir Beauce-la-Romaine de l’impasse. La
désertification médicale, c’est le cauchemar du président PS du Centre-Val-de-Loire, François
Bonneau. Il n’a eu besoin de personne pour comprendre le topo. «Dans ma région, un habitant sur cinq n’a pas de médecin référent et j’en fais partie ! s’indigne l’élu, qui réside à Montargis (Loiret), autre trou noir médical des environs. J’en ai eu deux : le premier est mort et le deuxième est parti à la retraite. J’ai essayé d’en trouver un autre sans me prévaloir de ma
fonction mais j’ai essuyé des refus partout. Tous les généralistes sont surbookés.» Une pénurie
qui ne frappe de la même façon tous ses administrés : «Les premiers à être affectés sont les personnes les plus fragiles socialement, s’inquiète le président de région. L’égalité d’accès au soin, principal progrès de l’après-guerre, est aujourd’hui menacée.»

«On limite la casse»

François Bonneau s’est pourtant démené pour endiguer le fléau. Même si ses compétences en matière de santé sont a priori marginales, la région accompagne depuis 2008 toutes les
initiatives susceptibles de retenir les praticiens, à commencer par les maisons de santé
pluriprofessionnelles (MSP), structures privées portées par des médecins libéraux. «Les jeunes
ne veulent plus exercer seuls, ni consacrer l’intégralité de leur vie à leur métier, explique l’élu.


Les MSP leur offrent le cadre d’exercice collectif sécurisant auquel ils aspirent. On en a déjà
107 qui fonctionnent et on vise 125…»
Mais le président de la région constate que dans les zones très rurales ou les quartiers
défavorisés, peu prisés des libéraux, l’offre médicale poursuit son érosion.
Et les retours du
terrain sont désormais alarmants. «La situation est critique, dans cinq ans elle sera
catastrophique», témoigne le docteur Yves Cauvin, généraliste à Cloyes-les-Trois-Rivières (5
600 habitants). «Même en bossant 75 heures par semaine, je n’ai pas de rendez-vous
disponible avant deux semaines. Le pire est à venir : sur les 24 généralistes qui exercent aux
alentours, je suis le plus jeune et j’ai 62 ans. Dans cinq ans, on sera 15 à avoir pris notre
retraite…»


Fin 2019, François Bonneau, qui surveille ses effectifs médicaux «comme le lait sur le feu»comprend qu’il y a urgence à prendre les choses en main. L’idée ? Mettre en œuvre à l’échelle
de la région, ce que le département de Saône-et-Loire expérimente déjà avec succès.
C’est-à-
dire, recruter directement des médecins et les déployer dans les communes très carencées
pour peu qu’elles soient prêtes à mettre des locaux appropriés à disposition. Consultés,
l’opposition au conseil régional et l’ordre des médecins y consentent. Mais impossible pour la
région d’opérer en direct. Qu’à cela ne tienne, François Bonneau décide de créer un
groupement d’intérêt public (GIP), et prend langue avec toutes les administrations
départementales concernées (assurance maladie, direction des finances publiques) pour arriver
à ses fins. «J’ai essuyé les plâtres avec le ministère et les autorités de contrôle mais on y est arrivé», triomphe l’élu, satisfait de voir l’Occitanie lui emboîter le pas.


En mars, le «GIP pro santé», émanation de la région, finalise ses premières embauches.

Bérangère Bourdin, qui après trois ans de remplacement cherche alors à se poser, est du
nombre. «On a déjà installé dix médecins salariés à Bourges, Châteauroux, Jargeau ou dans
les quartiers populaires de Tours, et dix autres seront bientôt en poste», indique Claire Mathieu,
en charge de l’installation des centres de santé au sein du GIP. «Notre objectif est de salarier
30 à 40 généralistes par an jusqu’en 2028
[pour une rémunération prévue entre 5 000 et 8
000 euros brut par mois selon l’expérience, ndlr].» Mais à la région, personne ne se fait
d’illusion : «Vu la démographie médicale, on n’améliore pas la situation. On limite juste la
casse.»


Faute de médecins traitants, le 15 est pris d’assaut. Dans l’immeuble dédié au Samu du centre hospitalier d’Orléans, le patron, Stéphane Bathellier, a le phrasé saccadé des hommes
constamment sur la brèche. Blouse blanche ouverte sur son pull rouge, il expose son quotidien « ingérable» : «On est constamment saturé, avec ce que cela suppose de perte de chances pour les malades. On est obligé de renvoyer de 20 à 40 demandes par jour sur la permanence de SOS Médecins. Ce n’est plus possible.» Face à la misère médicale, l’urgentiste clame qu’il est temps de prendre le mal à la racine, en augmentant les promotions d’étudiants en médecine formés à Tours, seule faculté de médecine du Centre-Val-de-Loire. «Proposer le salariat aux médecins permettra peut-être de retenir une partie de ceux qui une fois achevée leur internat quittent la région, concède-t-il Mais cela ne peut pas suffire ! Pour rattraper notre retard, et pallier les départs en retraite, il faudrait des promotions de 450 étudiants chaque année alors que la faculté de Tours n’en forme et ne veut en former que 300. Or la seule façon d’en finir avec les déserts médicaux, c’est de saturer l’offre médicale». La pétition que le praticien, tête
de pont d’un collectif de soignants et d’usagers, a lancée en novembre sur Change.org, a
récolté près de 12 000 signatures, dont celle de François Bonneau.


Echaudé, Beauce-la-Romaine couve son oiseau rare, tétanisé à l’idée qu’il ne s’envole. Du Docteur Bérangère Bourdin, il se dit volontiers qu’elle est «formidable» et «compétente». Quand
le conjoint de la généraliste a trouvé un emploi à proximité, le bourg a respiré plus librement.
Aujourd’hui, le maire veut croire le mauvais sort conjuré. Il le chuchote tout sourire : «Elle fait construire ».

En Occitanie

https://environnementsantepolitique.fr/2022/01/16/les-premiers-centres-de-sante-de-la-region-occitanie-ouvriront-des-lete-2022/

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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