Le terme de « complotisme » n’est entré dans le dictionnaire qu’en 2016, mais le poison qu’il distille n’a pas d’âge.

Comment les théories du complot forment et déforment l’imaginaire depuis des siècles

Par  William Audureau 

Publié aujourd’hui à 01h27, mis à jour à 12h06

ANALYSE

https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2021/12/04/comment-depuis-des-siecles-les-theories-du-complot-forment-et-deforment-l-imaginaire_6104670_4355770.html

Des rumeurs de lépreux empoisonneurs de puits aux accusations contre les minorités religieuses, les historiens constatent la persistance de récits accusatoires comparables.

Le terme de « complotisme » n’est entré dans le dictionnaire qu’en 2016, mais le poison qu’il distille n’a pas d’âge. C’est la principale leçon du colloque « Théories du complot : mythes et mythologies à travers les siècles », qui s’est tenu les 18 et 19 novembre au Musée d’art et d’histoire du judaïsme, à Paris. Durant deux jours, il a réuni une quinzaine de chercheurs, principalement des historiens, pour redéployer l’histoire des récits paranoïaques à partir de leurs périodes et de thèmes d’expertise.

Il en ressort que si les complots à proprement parler, qu’il s’agisse des hétéries (sociétés secrètes athéniennes) ou des conjurations comme celle qu’a organisée le sénateur romain Catilina pour tenter de s’emparer de Rome en l’an – 63, sont au moins aussi anciens que l’Antiquité, les théories du complot les ont de tout temps accompagnés.

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Quand juifs et lépreux étaient accusés de colporter la peste

Ces récits ont connu des périodes de poussées aiguës, lors des disettes et des épidémies. Ainsi, les théories du complot qui ont émaillé l’actuelle pandémie de Covid-19 ne sont pas sans évoquer celles qui circulaient sept siècles plus tôt, lors de l’épidémie de peste noire de 1348-1351. Lépreux et juifs étaient alors accusés d’avoir empoisonné les puits et les fleuves, rappelle dans une communication Franck Collard, professeur d’histoire à l’université Paris-X Nanterre et spécialiste du crime de poison au Moyen Age.

En 1321, les lépreux, qui vivent de généreuses aumônes dans de riches abbayes, sont accusés de fomenter l’empoisonnement des chrétiens

A l’origine de cette accusation infamante, explique-t-il, la rude famine de 1315-1317, suivie de nouveaux impôts royaux, qui montent la population contre ceux qui apparaissent comme des privilégiés. En 1321, les lépreux, qui vivent de généreuses aumônes dans de riches abbayes, sont accusés de fomenter l’empoisonnement des chrétiens. De leur côté, les juifs, qui après des années de discriminations et d’expropriations ont été autorisés à revenir dans le royaume de France, notamment pour exercer le métier de prêteurs, sont soupçonnés d’avoir soudoyé les lépreux pour répandre la lèpre par « diablerie ».

Alors, quand, en 1348, la France est frappée par la peste, c’est vers ces deux minorités que pointent à nouveau les accusations. « La logique, c’est la recherche d’une explication à une situation inexplicable. On ramène l’inconnu au connu, et la pandémie effroyable aux événements de 1321, comme si le complot des juifs et des lépreux entrait enfin en acte », décrypte M. Collard.

Contrairement à une idée répandue, cette théorie du complot ne convainc pas tout le monde, à commencer par les universitaires scolastiques, hermétiques face à la thèse abracadabrantesque d’un empoisonnement de cours d’eaux entiers. Mais une partie de la population adhère à ce récit fantasmatique, qui se traduira par la mise au bûcher de milliers d’innocents.

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L’obsession de la franc-maçonnerie

Dans les siècles qui suivent, les discours conspirationnistes cessent de viser les léproseries pour s’intéresser aux loges maçonniques, détaille dans une autre présentation Jean-Philippe Schreiber, professeur à l’Université libre de Bruxelles et spécialiste, entre autres, de l’antimaçonnisme. Les francs-maçons sont visés dès l’apparition, au début du XVIIIe siècle, de la franc-maçonnerie dite « spéculative », c’est-à-dire quand ces clubs d’entraide entre petits artisans se muent en lieux de débats philosophiques, interconfessionnels, occultes et indépendants. L’Eglise, furieuse, y voit aussitôt « un plan multiséculaire qui viserait la destruction de l’ordre »,explique M. Schreiber.

A la Révolution, la franc-maçonnerie se mue en obsession pour les milieux catholiques contre-révolutionnaires en mal de responsables

Lorsque éclate la Révolution, comme de nombreux ordres, réels ou fantasmés – ainsi des illuminés de Bavière, dits Illuminatis, déjà disparus depuis 1785 –, la franc-maçonnerie se mue en obsession pour les milieux catholiques contre-révolutionnaires en mal de responsables. De ce point de vue, 1789 a été le grand déclencheur du complotisme moderne. « Tout a été prévu, médité, combiné, résolu, statué (…) dans des sociétés secrètes », écrivait, en 1797, l’abbé Augustin Barruel (1741-1820), considéré comme son père spirituel.

A leur tour, on prête aux francs-maçons une alliance supposée avec les juifs, jusqu’à l’affirmation qu’un roi judéo-maçonnique surnommé Rothschild Ier aurait remplacé le roi de France, ou on les associe dans Les Protocoles des sages de Sion, matrice du complotisme du XXe siècle, « un texte aussi antimaçonnique qu’il est antisémite », rappelle M. Schreiber.

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D’autres minorités religieuses visées

L’un des partis pris du colloque était de ne pas restreindre l’analyse aux « ennemis » les plus connus : d’autres minorités aujourd’hui épargnées ont été l’objet, dans la littérature contre-révolutionnaire, de récits paranoïaques. C’est notamment le cas des jésuites et des protestants.

Les jésuites sont accusés de tirer les ficelles du monde depuis la publication en Pologne des Monita privata Societatis Jesu (« instructions secrètes des jésuites »), vers 1612 : un faux comparable au Protocole des sages de Sion, mais antijésuite. Dans leur continuité, en 1828, le comte de Montlosier (1755-1838), royaliste anticlérical, réduit le jésuitisme à « une vaste conspiration contre la religion, contre le roi, contre la société ». Des accusations que les intéressés parviendront à désamorcer en les tournant en dérision, raconte Jérôme Grévy, professeur d’histoire à l’université de Poitiers.

Les protestants sont visés à la fin du XIXe siècle. Il leur est reproché d’avoir bénéficié de la vente des biens de l’Eglise en 1789, ou d’être responsables de l’industrialisation de la société

Les protestants sont, eux, visés à la fin du XIXe siècle, dans des pamphlets comme La Conquête protestante ou Le Péril protestant, détaille Patrick Cabanel, directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études et spécialiste des minorités religieuses en France. Il leur est reproché d’avoir bénéficié de la vente des biens de l’Eglise en 1789, ou d’être responsables de l’industrialisation de la société, à travers les puissantes banques protestantes. « L’antiprotestantisme est le frère cadet de l’antisémitisme, si j’ose dire son parent pauvre, avec des publicistes qui cherchent une niche commerciale, (…) un créneau de la haine », détaille M. Cabanel. L’antiprotestantisme s’éteint toutefois avec la première guerre mondiale, et la reconnaissance par les milieux nationalistes des protestants morts pour la France.

Chasse aux sorcières et complotisme d’Etat

Les théories du complot se développent aussi autour de l’exercice du pouvoir. Le philosophe Jacob Rogozinski, auteur de l’essai Ils m’ont haï sans raison : de la chasse aux sorcières à la Terreur, explique ainsi la funeste chasse aux sorcières qui a sévi de 1420 à 1782, sur la foi d’un supposé « complot des sorciers » visant à renverser la société traditionnelle et installer un roi diabolique.

« Le complot des sorciers est synonyme de danger pour le pouvoir souverain (…). Il se greffe sur une très ancienne peur populaire des masses paysannes »

Si son argument provient à l’origine de l’Eglise (en 1484, le pape Innocent VIII dénonce l’hérésie sorcière et valide l’Inquisition), la majorité des exécutions est rendue en France par des juges laïques, souligne M. Rogozinski, notamment sur la base de La Démonologie des sorciers, sorte de manuel de persécution rédigé par le théoricien pionnier de l’Etat moderne Jean Bodin. Cette persécution trahit à ses yeux une crainte des jacqueries, ces révoltes paysannes contre les seigneurs locaux. « Le complot des sorciers est synonyme de danger pour le pouvoir souverain, et c’est précisément pour cela qu’un dispositif de persécution est mis en place. Ce complot se greffe sur une très ancienne peur populaire des masses paysannes, de leurs sortilèges, de leurs pouvoirs occultes, etc. », explique le philosophe.

Cette figure du complotisme des hommes de pouvoir, tétanisés par la peur d’être renversés, pourrait également expliquer les violences politiques qui ont suivi la Révolution française, période marquée par une multitude de conjurations, réelles comme fantasmées. C’est la « paranoïa » révolutionnaire qui explique le glissement vers la Terreur, estime ainsi Patrice Gueniffey, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales et spécialiste de la Révolution française.

Une théorie du complot sur une théorie du complot

Ironiquement, les théories du complot menacent même ceux qui se font mission de lutter contre elles. C’est ainsi que l’origine du plus célèbre faux antisémite de l’histoire, Les Protocoles des sages de Sion, a été attribuée pendant près d’un siècle par les journalistes et les historiens à l’Okhrana, la police politique secrète tsariste. Selon le récit longtemps admis de ses origines, elle aurait créé ce faux pour convaincre le tsar Nicolas II d’adopter une politique moins libérale, plus ultraorthodoxe et antisémite.

« C’était expliquer le mythe des “protocoles” par un autre mythe, pour une bonne cause, les discréditer, mais cette origine n’en était pas moins mythique », regrette l’historien des idées Pierre-André Taguieff, rappelant que l’Okhrana suscite alors les mêmes fantasmes que la CIA ou le Mossad de nos jours. Les dernières avancées historiographiques ont permis de battre en brèche cette genèse. « L’origine du faux reste inexpliquée », continue le chercheur. Il n’en aurait pas moins été rédigé par des écrivains antisémites réactionnaires, peut-être en réponse au sionisme naissant. Comme le relevait en introduction de ce colloque son responsable scientifique, Rudy Reichstadt : « L’antisémitisme ne dit pas tout du complotisme, mais il est incontournable. Il est l’éléphant dans la pièce. »

Lire notre entretien avec Rudy Reichstadt :« Il faut impérativement cesser de trouver des excuses au complotisme »

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Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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