
« Une rénovation strictement à l’identique, c’est une capitulation » : à Notre-Dame, la bataille de la nef
Publié hier à 05h31, mis à jour hier à 09h09
DÉCRYPTAGES
L’incendie de 2019 a fait de l’intérieur de la cathédrale une page blanche, une occasion inespérée de refondre l’espace liturgique. De quoi susciter des tensions entre les tenants de la modernité et de l’œcuménisme et les garants d’un conservatisme nostalgique.
« La Bible a cette vertu de dire que la guerre est vraiment dégueulasse. »Dans sa mansarde de la rue Chanoinesse, à l’ombre des tours de Notre-Dame, le père Henry de Villefranche, l’un des chapelains de la cathédrale, est plongé dans les textes apocalyptiques. La possible démission de l’archevêque de Paris, conséquence des révélations du Point, le 22 novembre – un mail envoyé par erreur par Mgr Aupetit à sa secrétaire alors qu’il était adressé à une autre femme, laissant penser à une relation amoureuse, ce que le prélat nie –, l’a laissé sur le flanc. Lui dont l’oncle, Alexandre de Marenches, dirigea autrefois les services secrets, ne peut s’empêcher d’y voir une manœuvre des traditionalistes.
Il est vrai que les rangs conservateurs au sein de l’Eglise de France sont vent debout depuis qu’un décret du pape François, le motu proprio Traditionis custodes, a restreint, à la mi-juillet, la possibilité qu’avait accordée son prédécesseur Benoît XVI de célébrer le culte « à l’ancienne », au sein de l’Eglise. Les intégristes en ont fait leurs choux gras : « Le motu proprio marque la fin d’un cessez-le-feu sur la liturgie », haranguait aussitôt, dans son prêche en l’église Saint-Nicolas-du-Chardonnet, à Paris, l’abbé Denis Puga, expliquant comment, en 1969, à la suite du concile Vatican II, on avait « inventé de toutes pièces une nouvelle liturgie par des liturgistes intellectuels, romains, qui passaient plus de temps dans les bibliothèques ou dans des bureaux que sur le terrain du ministère et de la pastorale » au détriment de la seule messe qui vaille à ses yeux, celle de Pie V, édictée en… 1570.

Plonger dans les méandres de l’Eglise, c’est plonger dans les tréfonds de l’histoire. Et pour cela, justement, la cathédrale Notre-Dame de Paris se retrouve une fois de plus au cœur très symbolique de la crise qui gronde.
Après la question de la flèche et celle de la charpente, et de leur reconstruction à l’identique, c’est au tour de son réaménagement intérieur de cristalliser les tensions. Car les ravages provoqués par l’incendie d’avril 2019 ont paradoxalement offert une page blanche aux « liturgistes intellectuels » que dénonce l’abbé Puga.
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Dès le lendemain de la catastrophe, l’archevêque, Mgr Aupetit, charge en effet l’un de ses deux adjoints, le vicaire général Benoist de Sinety – qui a démissionné de sa charge en mars –, de ce dossier très politique où, pour faire valoir les intérêts de l’Eglise, il faudra négocier serré avec les différents organismes de l’Etat, mais aussi avec les architectes des monuments historiques, le ministère de la culture, la mairie de Paris, et tenir compte des désirs du président de la République, Emmanuel Macron.
Le vicaire général est un homme habile et entier. Il a reçu de Mgr Aupetit une seule consigne : Notre-Dame doit demeurer un lieu de culte, mais également de rencontre avec des visiteurs bien souvent ignorants de la chose catholique et dont les rangs ont doublé depuis les années 1990 – plus de douze millions de personnes ont franchi les portes de Notre-Dame en 2018. L’Eglise moderne se veut ouverte aux autres cultures et désire ouvrir les bras à ce public qui a déserté ses bancs. Pas question, pour l’archevêché, de faire payer l’entrée, ni de réserver une partie du bâtiment au culte, et une autre pour servir de musée, comme c’est le cas dans les églises de Florence, en Italie, ou à la basilique Saint-Denis.
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« Créations disruptives »
Benoist de Sinety fut autrefois le secrétaire du cardinal Lustiger, archevêque de Paris durant près d’un quart de siècle (1981-2005). Il connaît bien l’architecte auquel ce dernier avait fait appel pour le réaménagement de 2004 : Jean-Marie Duthilleul. Catholique – l’un de ses fils a été ordonné prêtre l’an passé –, partisan de la modernité, architecte des gares – celle de Paris-Montparnasse notamment – mais aussi de l’église Saint-François de Molitor, à Paris (2005), M. Duthilleul est alors l’un des paroissiens de Benoist de Sinety à Saint-Germain-des-Prés, une église dont ils ont refait ensemble le chœur liturgique. Il est par ailleurs conseil auprès du général Georgelin, ce militaire auquel Emmanuel Macron a confié l’établissement public chargé de restaurer la cathédrale en cinq ans.
L’équipe se heurte à deux types d’intégrisme : les puristes, pour lesquels changer la moindre pierre est un crime, et les mouvements catholiques conservateurs et traditionalistes
Benoist de Sinety demande donc à l’architecte s’il a en tête le nom d’une personne, au sein du clergé, capable d’animer le groupe de travail mis en place pour repenser l’aménagement liturgique de la cathédrale. Réponse immédiate de M. Duthilleul : le père Gilles Drouin, un enseignant à l’université catholique de Paris, où il dirige l’institut supérieur de liturgie. Par le passé, ce grand admirateur de l’historien du Moyen Age Georges Duby a mené des séminaires avec l’architecte. L’idée séduit d’autant plus Benoist de Sinety que Gilles Drouin n’est pas Parisien. Or il sait que la personne destinée à piloter ce dossier va « s’en prendre plein la gueule »,comme il dit. Grand gaillard, fils de paysan de la Meuse, le père Drouin est aussi curé du diocèse d’Evry, en banlieue parisienne. Si tout se passe mal, il pourra toujours retourner chez lui après la tempête.
Dès l’été 2019, l’équipe se met au travail. Autour du père Drouin figurent, entre autres, une scénographe, un spécialiste de la lumière, des responsables du chœur et des offices, une architecte spécialiste des grands chantiers… Il s’agit de repenser non seulement la visite mais aussi l’aménagement du culte. Faut-il remettre au centre le baptistère, qui était rangé dans une chapelle latérale ? Garder l’autel ? Faut-il enlever une partie des chaises, voire vider la nef entièrement, afin de retrouver l’ambiance des églises au Moyen Age ? Tout peut être envisagé puisque tout, ou presque, est détruit.
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« Célébrer au milieu de la foule des visiteurs, c’était l’intuition de Lustiger », expliquait Gilles Drouin, en 2020, avant que la nouvelle directrice de la communication du diocèse, venue de Vae Solis, un cabinet de « communication de crise » – signe des temps –, ne lui conseille de garder désormais le silence. Notre théologien précisait alors que si le cardinal Jean-Marie Lustiger avait en son temps traité le rapport du sanctuaire au chœur, il restait à creuser le rapport du sanctuaire à la nef, autrement dit du célébrant à l’assemblée. « Dans une église, comme sur une scène, vous avez des acteurs plus ou moins bons, plus ou moins bien costumés, et une assemblée passive. Quand l’Eglise demande qu’on participe activement, c’est pour sortir de cette logique. » C’est là que tout se corse.
De fait, le 20 novembre 2020, alors que le projet encore à l’état d’ébauche est secret, un article du Figaro lance l’anathème : « Les photos de synthèse donnent une impression de piste d’aéroport, voire de parking. » Le projet d’aménagement en cours, auquel le journal a eu accès, serait un tissu de « créations disruptives », qui ne manqueraient pas de briser une « harmonie séculaire ». Blasphème suprême, on imaginerait même changer les « grisailles » des chapelles – ces vitraux non figuratifs de l’époque Viollet-le-Duc, dont tout le monde se désintéressait jusqu’ici – pour des œuvres contemporaines. Benoist de Sinety avait vu juste en prédisant des temps difficiles : « Tous ceux qui ont été embarqués dans cette affaire n’avaient aucune idée la veille qu’ils allaient se retrouver là. Seuls s’en sortent les plus solides psychologiquement ou les plus durs. »
Faire dialoguer le classique et le contemporain
Gilles Drouin, épaulé par l’architecte Jean-Marie Duthilleul et son équipe, se heurte à deux types d’intégrisme. D’un côté, « les viollet-le-duchistes de stricte observance », comme les raille le général Georgelin : des puristes pour lesquels changer la moindre pierre est un crime de lèse-majesté envers Eugène Viollet-le-Duc – le génial architecte qui redessina Notre-Dame en 1843 –, invoquant à la première incartade la charte de Venise qui, depuis 1964, protège la permanence des monuments historiques dans leur « dernier état connu ». De l’autre côté, les attaques plus feutrées sur la forme mais plus violentes sur le fond des mouvements catholiques conservateurs et traditionalistes au sein de l’Eglise.

Toujours dans les colonnes du Figaro, l’académicien Jean-Marie Rouart enfonce ainsi le clou quelques jours plus tard : « Notre-Dame a échappé miraculeusement à tout. Peut-être pas, hélas, au prurit réformiste de Mgr Aupetit, qu’une soudaine illumination (…) a converti comme tout un chacun à la mode de la création contemporaine. » Dans la foulée, il vilipende des « turlutaines artistiques susceptibles de la dénaturer, de gâcher nos souvenirs, d’abîmer à jamais l’esprit et l’âme qui flottaient dans ce lieu sacré ».
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L’historien de l’art Henri Loyrette, conservateur du patrimoine et ancien patron du Louvre (2001-2013),qui a un temps conseillé l’équipe de réflexion, avoue son incompréhension : « On ne peut pas imaginer une reconstruction de Notre-Dame sans qu’il y ait un aggiornamento. La question n’est pas“Faut-il de l’art contemporain ?”, mais “Qu’est-ce qu’une église aujourd’hui ?” Une rénovation strictement à l’identique, c’est une capitulation. »
« Qu’il y ait une forme de violence dans le débat, c’est tout à fait normal, observe Benoist de Sinety. Mais là, c’est le discours des gens qui rêveraient de vivre au XIXe siècle, le fantasme d’un passé dont la disparition nous angoisse. Notre-Dame de Paris est un formidable outil pour annoncer le Christ, mais on n’annonce pas le Christ de nos jours comme il y a deux siècles. »
Puisque, semble-t-il, le diable se loge dans les détails, regardons de quoi il s’agit. Le visiteur pénétrerait désormais dans la cathédrale par le portail central et non par la porte sud comme c’est le cas aujourd’hui. Objectif : « Etre saisi par l’axialité du bâtiment, happé vers l’élévation », glisse le père Drouin. Tout autour de la nef, le « parcours catéchuménal », qui tenterait d’expliquer au visiteur le chemin de la foi, partirait de la façade nord pour se terminer à la porte sud ; bref, un itinéraire « des ténèbres à la lumière ».
« Notre-Dame est un formidable outil pour annoncer le Christ, mais on n’annonce pas le Christ de nos jours comme il y a deux siècles », observe Benoist de Sinety, ancien vicaire général du diocèse de Paris
Six des sept chapelles au nord de la nef – celle du milieu logeant un confessionnal – seraient dédiées chacune à un passage de l’Ancien Testament : la Genèse, la geste d’Abraham, l’Exode, les Prophètes, le Cantique des cantiques et les Ecrits de sagesse. Une fois traversée « l’immensité »du transept, le visiteur entrerait dans le déambulatoire pour vivre le mystère de la foi avec, tout au bout, la couronne d’épines, cette relique qui aurait couvert la tête du Christ. Le visiteur reviendrait vers la « lumière », en passant devant la Vierge à l’enfant – la statue retrouvée intacte après l’incendie –, avant de ressortir en suivant les chapelles au sud de la nef, qui illustreraient, en symétrie des thèmes de l’Ancien Testament exposés dans celles du nord, les différents volets de la vie chrétienne : la voie intellectuelle face aux Ecrits de sagesse, la voie mystique face au Cantique des cantiques, et ainsi de suite : la charité, l’espérance, la mission… pour finir, face à la Genèse, sur Laudato Si – le soin de la création –, une référence aux prises de position sur l’environnement du pape François.
Pour cela, le groupe de travail a imaginé, dans les chapelles, faire dialoguer le classique et le contemporain : Rubens (1577-1640) et le plasticien Anselm Kiefer, Louis Chéron (1660-1725) et Louise Bourgeois (1911-2010), ou La Nativité de la Vierge (1640) de Mathieu Le Nain avec une œuvre d’Ernest Pignon-Ernest… Et il aimerait avoir recours à différents modes artistiques : tapisseries des Gobelins, projections de mots bibliques sur les murs… Un temps envisagé, le remplacement des « grisailles » par des vitraux contemporains a donc, lui, fait long feu.
« Des coups bas, ici ? »
Sur ce parcours catéchuménal, ce sont principalement les gardiens intransigeants de la pierre – architectes des monuments historiques, associations de sauvegarde du patrimoine – qui ont mis des bâtons dans les roues du projet.
Ainsi, la croix de bronze qui était à droite en entrant ne sera-t-elle finalement pas posée au milieu du déambulatoire pour être, ainsi que le souhaitait l’équipe du projet, « dépassée par les visiteurs, comme on traverse la mort, symbole de la résurrection ». De même, les « Mays », ces tableaux de maîtres offerts par la corporation des orfèvres aux XVIe et XVIIe siècles, ne seront pas accrochés dans la nef.
Sur la tenue du culte, en revanche, la colère est venue avant tout des milieux catholiques conservateurs. C’est là qu’on retrouve la « piste d’aéroport » vilipendée dans Le Figaro, ou la nef transformée en « parking ».
Alors que le clergé avait jusqu’ici cédé aux charmes de la fée électricité – pleins feux sur les voûtes –, cette fois, l’idée est de baisser la lumière, histoire de retrouver quelque chose du mystère de la cathédrale. D’où le remplacement des chaises en paille – sacrilège – par des bancs spécialement conçus pour éclairer les missels lors des offices nocturnes, avec de multiples petites lampes insérées dans les pupitres. Les bancs servant dans le même temps de caisse de résonance pour redonner de la voix au chœur des fidèles.
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« Un son enveloppant pour que l’assemblée prenne conscience d’elle-même. Une lumière enveloppante pour avoir le sentiment de faire corps… Ce qu’on fait n’a rien de révolutionnaire », s’étonnait Gilles Drouin. Voire ! Replonger une église dans une semi-pénombre la nuit pour en sublimer la mystique, remettre la lumière sur l’assemblée et lui redonner une voix par des systèmes d’éclairage, de résonances et d’amplification, c’est rechercher le « corps célébrant » de Vatican II, c’est une position liturgique – et in fine politique.
« N’a-t-il pas fallu cent cinquante ans au concile de Trente, au XVIe siècle, pour entrer totalement dans les mœurs ?, questionne un curé parisien. Si Vatican II a rompu avec la messe en latin et retourné les autels pour aller vers les ouailles au lieu de leur tourner le dos, cinquante ans après, une partie du travail reste à faire. » Et si le projet fonctionne pour Notre-Dame, il sera exportable, au Sacré-Coeur comme à Latran ou à Rome, partout où la messe se déroule au milieu d’un flot de visiteurs. Et, au fond, plus largement, partout.
Debout face à la fenêtre de son logement, au troisième étage de la vieille maison de la rue Chanoinesse, d’où, le jour de l’incendie, il a vu la flèche s’écrouler sur la voûte, le chapelain Henry de Villefranche se félicite de cette évolution : « Vatican II s’est fait en pleine période de culture audiovisuelle envahissante : on a installé des podiums qui ont finalement accentué la parole du prêtre, c’est lui qui a le micro. Là, il s’agit de redonner la parole à l’assemblée, de rétablir le dialogue. A la fois pour ceux qui viennent prier et pour ceux qui visitent. Dans les deux cas, c’est l’interaction et la rencontre que l’on recherche. » Et voici notre chapelain récitant la prière eucharistique au moment de la consécration du pain et du vin : « Prenez, et buvez-en tous, car ceci est la coupe de mon sang, le sang de l’alliance nouvelle et éternelle, qui sera versé pour vous et pour la multitude… » Il accentue ces derniers mots. « C’est précisément pour ça, pour ce… “pour vous et pour la multitude”. »
Les escaliers biscornus de la bâtisse, qui abrite les six chapelains de Notre-Dame, mais aussi quelques bureaux – à commencer par celui du « recteur », terme qui désigne le curé d’une cathédrale – et des salles de réunion, résument assez bien les vents contraires auxquels l’Eglise est confrontée ces temps-ci. Ce n’est pas faute de nous l’avoir tous répété : « Attention à la marche ! » Nous n’avions simplement pas compris que l’expression n’était pas à prendre uniquement au sens propre. « Des coups bas, ici, entre nous ? Pas du tout, ou alors je suis entièrement en dehors, s’offusque avec emphase le recteur, Patrick Chauvet, en poste ici depuis 2016. Vous savez, moi, ma mission, c’est d’être un homme de communion. J’essaye d’être le prédicateur de l’espérance. » C’est à ce moment-là que le père Gilles Drouin, l’animateur en chef du groupe de travail si contesté, traverse la cour ; la grimace ironique sur le visage du recteur se passe de commentaire…
Ménager la chèvre et le chou
Séparer l’Eglise entre « tradis » – ce que Mgr Chauvet, par exemple, récuse formellement être – et « modernes » serait manquer de jésuitisme dans ce monde où tout – les haines comme les alliances – est délicieusement feutré. Surnommé par certains « l’abbé de cour » – en référence à sa faconde, sa propension à cultiver les amitiés des dames patronnesses (notamment celles de la riche cure de Saint François-Xavier, à Paris, où il a longtemps exercé) et son talent inné à se trouver dans le champ des caméras (« C’est lui qui a pleuré à la télévision, alors on l’aime », remarque un esprit jaloux) – le recteur Patrick Chauvet s’étonne que d’aucuns puissent le soupçonner d’avoir laissé fuiter le contenu du projet au Figaropour mieux le saborder : « C’est moi au contraire qui ai dû réparer les dégâts auprès des donateurs. J’étais là pour les rassurer et leur dire : “Oui, la cathédrale va demeurer la cathédrale.” D’ailleurs, je ne permettrai pas qu’elle soit complètement défigurée. »
L’homme aime jouer le naïf. C’est le « finto tonto » (« faux imbécile »), comme on dirait au Vatican : « Moi je ne sais rien. Il n’y a que Dieu qui sait… Ah, ah, ah… et il n’est pas bavard. » Mais le recteur a l’art de sentir d’où vient le vent. Or, cette modernité, il l’a compris, pourrait poser problème au sein d’une Eglise plus que jamais en crise. « Je me suis engagé – avec le président de la République tout de même – à ce que Notre-Dame soit reconstruite à l’identique. Je ne vois pas pourquoi, si c’est le cas, on foutrait tout par terre à l’intérieur. » Il sourit. « Je suis celui qui essaye de positiver ce que veut l’archevêque. »
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Lequel semble ménager la chèvre et le chou, jouer un camp puis l’autre. « C’est à n’y rien comprendre, observe un grand donateur, très attentif à ce qui se trame autour de la cathédrale. Au printemps, pour remplacer Benoist de Sinety, qui n’en pouvait plus de cette bataille d’ego, Mgr Aupetit a nommé Eric Aumonier, un ancien évêque de Versailles, parfaitement fadasse mais proche de Chauvet, alors même qu’il approuve le projet de Gilles Drouin. Il a même nommé ce dernier chanoine, ce qui ne lui a pas fait que des amis. »
De la même façon, Mgr Aupetit a demandé au chapelain Henry de Villefranche de prendre son bâton de pèlerin pour aller présenter le projet à l’ensemble des vingt-cinq paroisses de la communauté ecclésiastique parisienne. Un exercice de démocratie participative sans précédent. Même les vieux prêtres retraités de la Maison Marie-Thérèse y ont eu droit. « Les centenaires m’ont dit : “Jamais on n’avait discuté du projet diocésain”, raconte le chapelain, enthousiaste face à leur fraîcheur. Notre-Dame, c’est notre “Kairos”, un moment décisif, une occurrence fabuleuse de retrouver le grand évangile dans sa beauté. Si on se loupe, tout sera à refaire… »
Sa liberté de ton, Henry de Villefranche la doit à son parcours atypique. Il a commencé il y a quarante ans chez Mgr Lefebvre – lequel est devenu depuis la figure de proue de l’intégrisme –, avant être très vite récupéré par le cardinal Lustiger. Rue Chanoinesse, le chapelain et son recteur ne s’adressent pratiquement plus la parole. En quittant les lieux, dans la nuit de l’hiver, on ne peut s’empêcher de songer au livre d’Umberto Eco Le Nom de la rose. Rien de plus ténébreusement humain que les terres du Seigneur.
« Un signe pour l’Eglise de France »
Alors que, le 9 décembre, le dossier doit être défendu devant la Commission nationale du patrimoine et de l’architecture – laquelle réunit des représentants des différentes institutions de l’Etat, des élus et associatifs –, on peut se demander si le départ du vicaire général Benoist de Sinety, qui a jeté le gant devant tant de querelles, ne va pas fragiliser la position de l’Eglise. Si l’avis de la commission n’est que consultatif, il n’en est pas moins déterminant. On a assez dit la capacité de Benoist de Sinety à évoluer au milieu des puissants et à prendre la politique pour ce qu’elle est : un outil nécessaire. Le père Gilles Drouin, désormais un peu seul dans la bourrasque, avec un archevêque fragilisé, est obligé de négocier.
Car si le curé et théologien est solide, il est aussi légitimiste. On l’a vu le 15 avril lorsque, pour marquer le deuxième anniversaire de l’incendie, Emmanuel Macron est monté sur le toit de Notre-Dame afin de visiter le chantier. Ce jour-là, l’empressé Mgr Chauvet est resté en bas afin de s’occuper de la ministre de la culture, Roselyne Bachelot, qui, tout juste rétablie après avoir contracté le Covid-19, avait fait un malaise.
L’archevêque, était, raconte un témoin, « comme à son habitude, à 30 mètres, à regarder l’horizon ». Restait Gilles Drouin, un inconnu, mais qui connaît son sujet comme personne. Séduit par la présentation du prêtre, Emmanuel Macron l’a invité à l’Elysée. Le père Drouin n’y est jamais allé. Pas assez puissant ou pas assez fou pour répondre à une telle invitation sans l’aval de l’archevêque. « C’est un tort de l’Eglise, souffle un architecte, d’être aussi légitimiste avec les tenants du patrimoine au ministère, et de n’avoir pas su profiter de l’espace de liberté qu’un peu d’entregent au palais aurait permis. Le risque, c’est qu’ils se fassent avoir et qu’on finisse avec une cathédrale signée des monuments historiques. »
A Lille, l’église Saint-Maurice s’élève à deux pas de la gare. C’est ici, où il officie désormais, que l’on rencontre Benoist de Sinety. Une vaste bâtisse froide et large, une « église-halle » peuplée de hautes colonnes. Sur une large partie, les vitraux sont des « grisailles », un peu comme celles des chapelles de Notre-Dame. A contempler ces grandes verrières sans grâce, on se demande qui viendrait ici se plaindre si quelqu’un se piquait de les remplacer.
Le prêtre regarde toute cette affaire avec une distance résignée : « Cet incendie spectaculaire où il y a eu zéro blessé et où le principal n’a pas été détruit et peut se reconstruire, c’était un signe pour l’Eglise de France. Ce qui s’est effondré, c’est ce qui était le plus orgueilleux : la flèche et la charpente. Ce qui est resté, c’est la pierre massive, et puis cette image, quand on rentre dans la nef juste après l’incendie : la croix, l’autel intact, la statue de la Vierge toute blanche… On n’a pas assez écouté ce message d’humilité… »
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Le cap reste 2024. Le mois de décembre de cette année-là marquera le début de l’Année sainte et, au sein de l’Eglise, on imagine que la réouverture de Notre-Dame pourrait en être le symbole et y attirer le pape. Mais rien n’est encore réglé, ni la question du parvis, pour gérer la sécurité de l’accès et les espaces de médiation, ni la possibilité de créer en lieu et place de l’hôpital de l’Hôtel-Dieu un espace muséal et un endroit pour les nécessiteux comme le souhaite le clergé, plutôt qu’un hôtel de luxe comme ce fut évoqué.
Tout cela, de toute façon, devra attendre la fin de l’élection présidentielle, que la maire de Paris, Anne Hidalgo, et le chef de l’Etat aient rangé leurs arbalètes. Comme le résume en soupirant Benoist de Sinety : « Il y avait un instant Notre-Dame. Puis c’est devenu un chantier. »