Les poulpes font le bonheur des pécheurs, mais sont une menace pour crustacés et coquillages

Sur la côte Atlantique, une mystérieuse prolifération de poulpes

Invasion ou retour, ces céphalopodes prospèrent sur les côtes à un point que les pêcheurs n’avaient jamais vu. Une aubaine pour ces derniers, mais une menace pour les crustacés et coquillages dont ils se nourrissent. 

Par Martine ValoPublié aujourd’hui à 02h38, mis à jour à 20h50  

Temps de Lecture 6 min. 

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Des poulpes dans un bac de pêcheur sur le port de Keroman, à Lorient (Morbihan), le 27 septembre 2021.
Des poulpes dans un bac de pêcheur sur le port de Keroman, à Lorient (Morbihan), le 27 septembre 2021. FRANCOIS DESTOC / PHOTOPQR / MAXPPP

Des poulpes, beaucoup de poulpes. Apparus brusquement au début de l’été, ils ont pris leurs aises dans les eaux côtières de l’Atlantique et de la mer d’Iroise, et ont grandi à une vitesse impressionnante. Les pêcheurs n’en reviennent pas. Dans le Finistère, 55 tonnes ont été débarquées à Brest en 2020 (sur un total de 70 tonnes sur toute la façade ouest de la France), et on approche des 1 300 tonnes cette saison-ci.

« On pourrait atteindre 1 500 tonnes fin décembre, rapporte Martial Laurans, chercheur en halieutique à l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer), à Plouzané, dans le Finistère. A la criée de Concarneau, il y en a eu 13 tonnes en une matinée jeudi dernier… C’est une année vraiment exceptionnelle, il y en a partout. » Avant 2019, on n’en pêchait pratiquement pas. Et les témoignages sont les mêmes dans le Morbihan, en Loire-Atlantique et jusque dans le golfe de Gascogne.

Certains pourront considérer comme une calamité cette invasion de pieuvres à ventouses, prédatrices de crabes, homards – qu’elles vont déguster jusque dans les casiers de pêche –, mollusques, coquillages. Faut-il y voir un changement de comportement ? Une nouvelle manifestation du changement climatique ? Un effet de la pollution de l’océan ? Ou bien une conséquence du déclin de leurs prédateurs, les thons notamment, eux-mêmes victimes de la surpêche ?

Des experts saluent au contraire la présence massive de ces étranges animaux, particulièrement agiles de leurs huit bras, comme le retour d’une population mal en point, qui était considérée comme disparue des côtes Atlantique dans les années 1970. Les pêcheurs, eux, prennent généralement cette affaire comme une aubaine inattendue, peut-être pas appelée à durer. Tous considèrent en tout cas cette génération de poulpes comme un phénomène passablement mystérieux.

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« Nous devons rester prudents, essayer de comprendre cette situation exceptionnelle. Quoi qu’il en soit, le catastrophisme n’est pas de mise », estime Martial Laurans. Le chercheur du laboratoire de biologie halieutique est allé interroger des anciens. Plusieurs lui ont raconté avoir attrapé des poulpes dans des trous d’eau lors des grandes marées basses il y a soixante ans, entre Brest et Saint-Malo (Ille-et-Vilaine). Cependant, ce céphalopode, guère prisé des consommateurs français, n’étant régi par aucun quota de capture, son cas est peu documenté. Aussi sa présence massive suscite-t-elle plus de curiosité que de réponses. Le manque de longues séries statistiques et de recul empêche aujourd’hui de prédire la situation en 2022.

Equilibre complexe

« Le poulpe a débarqué sans nous avoir prévenus, les rares données que nous avons à son sujet sont très anciennes, admet en souriant Pascal Lorance, biologiste marin pour Ifremer à Nantes. Cependant, quelques rapports scientifiques indiquent que [ces mollusques] ont été décimés en 1962-1963 par un hiver très froid. » En mer, il n’est pas rare de constater des variations considérables, avec dix fois plus ou cent fois moins d’individus d’une année sur l’autre, explique le chercheur. D’autant que le poulpe a une vie courte : dix-huit mois à trois ans tout au plus.

Y aura-t-il une génération après celle-ci ? Cela tient à la réussite de sa reproduction. « Ce ne sont pas des mammifères, les femelles pondent plusieurs dizaines ou centaines de milliers d’œufs, ensuite leur taux de survie dépend des conditions environnementales, souligne Pascal Lorance. Or nous ne savons pas quelles combinaisons de facteurs sont optimales pour ces futurs juvéniles. »

Les halieutes savent que les pêcheurs piochent actuellement dans une seule et même classe d’âge. Pour Martial Laurans, la situation diffère donc du fameux cas de la morue de Terre-Neuve (Canada), dont la population, adulte et juvénile, s’est effondrée à la fin des années 1980 en raison de sa surexploitation généralisée. Elle ne s’est jamais rétablie. L’équilibre au sein des écosystèmes marins est complexe. Le retour du poulpe montre qu’en mer une population affaiblie peut rester très longtemps absente. « Certaines espèces ne vont pas fort en Europe en ce moment, souligne Pascal Lorance. Détruire les ressources marines, c’est vraiment à éviter ! »

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Professeure au Muséum national d’histoire naturelle et biologiste spécialiste des céphalopodes, Laure Bonnaud-Ponticelli se réjouit de l’apparition des poulpes – « Enfin ! » – et complète le tableau de leur cycle de vie. Une fois éclos, précise-t-elle, les œufs se retrouvent au milieu du plancton pendant neuf mois à un an. Sous forme de « paralarve », ils connaissent alors une existence passive, poussés par les courants, avant de retomber sur le fond, de se développer puis de se reproduire une fois, généralement entre juillet et octobre. « Après cela, les femelles s’occupent des cordons d’œufs qui sont placés sous des rochers. Elles les nettoient, les séparent, les oxygènent en bougeant leurs bras, pendant deux à dix mois selon la température de l’eau. Que se passera-t-il si elles sont prises dans des traits de chalut à ce moment-là ? » s’inquiète-t-elle.

En concurrence avec d’autres prédateurs

D’autres questions restent entières. « Le poulpe n’est pas un migrateur, souligne Laure Bonnaud-Ponticelli. Or, d’après les observations des pêcheurs, deux espèces sont actuellement présentes sur les côtes Atlantique : Octopus vulgaris, le poulpe rouge, et Eledone cirrhosa, qui est blanc et vit plus profondément. C’est étrange, ce regroupement d’autant d’adultes en même temps, alors que leur présence est d’abord conditionnée par les courants. »

D’habitude, à bord de son fileyeur le Gwen Ha Du, Frédéric Le Roux cible plutôt les daurades, soles, rougets, lieux, lottes. Comme ses confrères, il s’est mis « à suivre l’espèce qui rapporte le plus en ce moment : le poulpe ». Il en attrape à la ligne ou au casier. « Ils viennent manger les appâts de poissons et se réfugient dedans. C’est la première fois qu’on voit ça ! »

Les pêcheurs ne se plaignent pas. Le prix de vente n’est pas descendu en dessous de 7 euros à 8 euros le kilo depuis juillet. « A l’instant T, c’est l’euphorie. Les poulpes pesaient 2 kilos en juillet, les plus gros en font 10 à présent. Il est arrivé 200 tonnes à la criée de Quiberon en une journée mi-novembre, témoigne le marin de l’île d’Houat (Morbihan). Mais pour demain, c’est le grand point d’interrogation. On ne sait pas où on va. J’ai entendu qu’il y en a moins au Portugal, et en Corse, ils n’en pêchent plus. Est-ce que ce sont les mêmes qui sont venus jusqu’en Bretagne ? »

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L’essentiel des captures débarquées part vers les marchés du sud de l’Europe – Espagne, Portugal, Italie – où les clients sont plus friands de céphalopodes que les Français. Un grossiste espagnol achète actuellement directement dans les criées de Bretagne. « Quand ses frigos seront pleins, les prix retomberont », pronostique Frédéric Le Roux.

Pour l’heure, les bonnes ventes font passer au second plan les dégâts causés par les nouveaux venus. Car le poulpe a bon appétit. S’il y a moins de coquilles Saint-Jacques cette année, c’est peut-être parce qu’il en a dégusté les naissains. Il mange aussi des crustacés, des coquillages, et se trouve donc en concurrence pour sa nourriture avec d’autres prédateurs comme le bar. Résultat : les prix risquent fort de flamber dans les poissonneries avant les fêtes de fin d’année. Et l’incertitude domine sur le renouvellement des espèces dévorées par les poulpes.

Martine Valo

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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