« Grande Sécu » : « Le mouvement mutualiste a joué un rôle essentiel dans la longue gestation de la Sécurité sociale »
TRIBUNE
Michel Dreyfus – Historien
L’historien Michel Dreyfus rappelle, dans une tribune au « Monde », les compromis entre « sociétés de secours mutuels », assurances sociales, syndicats et Etat depuis le XIXe siècle.
Publié hier à 12h29, mis à jour hier à 12h31 Temps de Lecture 4 min.
Tribune. Il ne faudrait pas oublier que le mouvement mutualiste a joué un rôle essentiel dans la longue gestation qui a conduit à l’instauration de la Sécurité sociale à la Libération. Les premières « sociétés de secours mutuels », qui voient le jour vers 1830, organisent les luttes salariales et prennent en charge la maladie et les obsèques. Napoléon III les renforce, mais éradique leur dimension revendicative en les organisant sur la base géographique de la commune et non plus du métier.
Dès lors, le mouvement social français se scinde entre les syndicalistes, qui organiseront les revendications (salaires, conditions de travail), et les mutualistes, qui géreront la maladie et, dans une moindre mesure, les retraites. Il n’existe pas de césure analogue dans le reste de l’Europe, où les syndicats assument les deux rôles à la fois. Dirigées souvent par des notables jusqu’en 1914, les sociétés mutualistes regroupent alors 4 millions d’adhérents, soit dix fois plus que les syndicats !
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Le principe de protection sociale solidaire a vu le jour dans les professions dangereuses : les marins sous Louis XIV, puis les militaires sous Napoléon Ier. Avec la révolution industrielle ont suivi, au XIXe siècle, les mineurs, les cheminots, les électriciens gaziers et les fonctionnaires. Ces régimes particuliers, qui perdureront jusqu’à nos jours, ne couvrent qu’une petite partie de la population : au début du XXe siècle, il n’existe aucun système général de protection sociale.
Le développement de l’industrialisation et l’augmentation du nombre de travailleurs entraînent une prise de conscience de la nécessité d’élargir la protection sociale. En 1910 est votée une loi instituant les « retraites ouvrières et paysannes » (ROP), qui couvriront 3,5 millions de personnes en 1914. Les ROP rompent avec l’ancrage territorial de la mutualité, en affirmant la primauté du lien contractuel sur le rattachement à la commune. Le principe de l’assurance obligatoire marque donc des points. D’abord réticents devant une loi qui remet en cause leur conception de la protection sociale libre et volontaire, les mutualistes finissent par s’y résigner.
Laborieuses négociations
Au lendemain de la Grande Guerre, la protection sociale est repensée, donnant un rôle accru à l’Etat. Le retour à la France des trois départements d’Alsace-Moselle, bénéficiaires des Assurances sociales (AS) mises en place en Allemagne dans les années 1880, implique une adaptation de ce système à la France, dernier grand pays d’Europe à adopter un système obligatoire. Au terme de laborieuses négociations entre mouvement mutualiste, syndicats et patronat, et d’un accord passé avec la médecine libérale, les AS couvrent 8 millions de personnes à leurs débuts en 1930 et 15 millions à la Libération.
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Obligatoires pour tous les salariés de l’industrie et du commerce dont le salaire ne dépasse pas un certain revenu, les AS prennent en charge les risques assurés jusqu’alors par les mutualistes (maladie, décès, maternité) et couvrent les champs de l’invalidité prématurée et de la vieillesse. Financées par une contribution provenant pour moitié de l’employeur et pour moitié du salarié – dispositif repris par la Sécurité sociale de 1945 , elles adoptent une organisation complexe : la maladie, la maternité et le décès sont gérés par un régime de répartition, alors que la vieillesse l’est par capitalisation.
Un compromis est trouvé sur la gestion du système par un réseau de caisses départementales étatiques et de caisses dites « d’affinité » : 70 % sont gérées par les mutualistes, plus nombreux et plus expérimentés, suivis, de loin, par les syndicalistes (12 %) et par le patronat (10 %). Les mutualistes près de 10 millions de membres en 1939 – sont donc les grands bénéficiaires des AS.
Régimes particuliers
En mars 1944, le Conseil national de la Résistance élabore « un plan complet de Sécurité sociale visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés ». Avec la Sécu, l’Etat accroît encore son rôle dans la protection sociale, qui a débuté avec les ROP puis augmenté avec les AS. Mais la Sécu se distingue des dispositifs antérieurs sur trois points. Elle vise à couvrir toute la population – elle n’arrivera cependant pas à ses fins avant les années 1970. Elle regroupe les quatre grands risques sociaux : maladie, retraites, accidents du travail et famille (mais pas le chômage).
Enfin, elle est gérée par les syndicats, au premier rang desquels la CGT. En 1947, les premières élections aux caisses de la Sécurité sociale lui donnent 61 %, contre 21 % à la CFTC et seulement 9 % au mouvement mutualiste. Mais, à la suite d’un nouveau compromis avec l’Etat, ce dernier regagnera bientôt du terrain en gérant la Sécurité sociale des fonctionnaires. En revanche, la Sécu ne parvient pas à supprimer les régimes particuliers (mineurs, cheminots) ni à intégrer les travailleurs indépendants et les professions libérales, qui refusent le régime général.
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Dans les décennies suivantes, mutualistes et syndicalistes se rapprocheront pour trois raisons. D’abord, les mutualistes s’investissent dans le monde de l’entreprise. Ensuite, les mutuelles de fonctionnaires et d’enseignants, animées par des syndicalistes, pèsent alors d’un poids décisif dans le mouvement mutualiste. Enfin, le syndicalisme s’ouvre à l’action mutualiste. Mais les questions de santé sont négligées par les syndicats entre 1936 et 1968. Il faut attendre les années 1970 pour que les deux mouvements se parlent.
Michel Dreyfus est directeur de recherches émérite au CNRSPetite ou grande Sécu ?
La vigueur du débat sur l’extension de l’assurance maladie obligatoire aux dépens des complémentaires a le mérite de pointer la complexité de la protection sociale française.
- « Les citoyens, malades ou bien portants, auraient gros à gagner avec cette réforme », par Brigitte Dormont, professeure d’économétrie et d’économie de la santé à l’Université Paris Dauphine-PSL
- « Peut-être y a-t-il mieux à faire que de faire disparaître les complémentaires santé », par Daniel Benamouzig, directeur de recherche CNRS au Centre de sociologie des organisations et titulaire de la chaire Santé de Sciences Po, et Cyril Benoît, chargé de recherche CNRS au Centre d’études européennes et de politique comparée de Sciences Po
- « Le mouvement mutualiste a joué un rôle essentiel dans la longue gestation de la Sécurité sociale », par Michel Dreyfus, historien, directeur de recherches émérite au CNRS
- « Nous devons travailler à une meilleure articulation entre un système public de haut niveau et les mutuelles », par Gaby Bonnand, ancien président de l’Unédic
- « Le financement des soins médicaux deviendrait exclusivement étatique, à l’instar du NHS britannique », par Didier Bazzocchi, vice-président du Cercle de recherche et d’analyse sur la protection sociale, Etienne Caniard, ancien président de la Fédération nationale de la Mutualité française, et Jean de Kervasdoué, professeur émérite du CNAM et ancien directeur des hôpitaux au ministère de la santé (1981-1986)
- « Les acteurs mutualistes promeuvent un modèle vertueux, non lucratif et démocratique », par Patrick Brothier, vice-président d’Aéma groupe, président de l’UMG santé-prévoyance Aésio Macif et président d’Aésio Mutuelle, et Pascal Michard, président d’Aéma Groupe
Michel Dreyfus(Historien)