vendredi
19 novembre 2021
La « grande sécu » sera-t-elle au programme du candidat Macron ? Parmi les quatre pistes pour l’avenir de l’Assurance maladie proposées dans un rapport commandé par le ministre de la santé Olivier Véran en juillet dernier et qui circule ces derniers jours dans la presse, celle-ci a les faveurs du ministre. Dans ce scénario, la sécurité sociale reprendrait la part actuellement remboursée par les complémentaires. Sans surprise, l’enthousiasme est mitigé chez les compagnies d’assurance et les mutuelles. Quand les premières défendent notamment les dépassements d’honoraires ou dénoncent un « projet d’étatisation », les secondes mettent en avant leur rôle social historique. Mais « la distinction entre les deux modèles s’atténue, entraînant un déclin général de la solidarité dans les tarifications », soulignait Ludovic Simbille en octobre 2020.
Les mutuelles, des assureurs finalement comme les autres ?
https://www.monde-diplomatique.fr/2020/10/SIMBILLE/62339
Selon le gouvernement, la pandémie et le report de soins ont permis aux complémentaires santé de faire des économies. Il annonce donc une taxe, que les mutuelles promettent de répercuter dans leurs tarifs. Lesquels affichent déjà une hausse de 4 à 5 % en 2020. En conséquence, les bas revenus souscrivent des contrats peu chers… et peu protecteurs.
Ainsi va la Mutualité française.par Ludovic Simbille aperçu
Les mutuelles, des assureurs finalement comme les autres ?↑

«Votre mutuelle est-elle vraiment une mutuelle ? » Cette interpellation placardée sur des panneaux publicitaires par la Fédération nationale de la Mutualité française (FNMF) en juin 2018 se veut pédagogique. Sur le site de la fédération, un moteur de recherche permet à chacun de vérifier que l’organisme auquel il est affilié couvre ses dépenses médicales après remboursement de la Sécurité sociale et n’abuse donc pas de l’appellation, ce qui serait illégal. Une mutuelle doit être réglementée par le code de la mutualité, y apprend-on. À but non lucratif, elle n’exclut personne et appartient à ses adhérents, à qui elle reverse la totalité de ses excédents financiers. Contrairement à un assureur privé (régi par le code des assurances), les associations adhérentes de la FNMF défendent des valeurs de solidarité et de démocratie. Héritière des sociétés de secours mutuel nées au XIXe siècle (lire la chronologie), la Mutualité française, qui protège un Français sur deux, n’est pas un simple prestataire de santé, et elle tient à le faire savoir.
Vraie ou fausse mutuelle ? À 65 ans, Mme Annie T. se pose elle aussi la question. Dans le salon de son pavillon bordelais, cette nouvelle retraitée rembobine ses trente ans de travail pour une mutuelle de fonctionnaires. Détachée de la fonction publique — « j’étais plus mutualiste qu’inspectrice des impôts » —, l’ancienne syndiquée à la Confédération française démocratique du travail (CFDT) ne comptait pas ses heures. Un ennui de santé ? Un problème de remboursement ? Elle écoutait, consolait, conseillait, accompagnait ses collègues pour leur faciliter l’accès aux soins. Une vie d’engagement balayée en 2007, lorsque sa mutuelle se fond dans un organisme de santé commun à plusieurs ministères : la Mutuelle générale de l’économie et des finances (MGEFI). En cause : l’ouverture au marché des complémentaires santé de la fonction publique, fondées en 1945. Désormais, ces « mutuelles 45 » sont mises en concurrence avec n’importe quel assureur privé pour couvrir les fonctionnaires.
Ce fut la douche froide. On a vu arriver la catastrophe »,commente Mme T. La « catastrophe » prend la forme d’une réduction du personnel, remplacé par des téléconseillers contractuels. Du jour au lendemain, Mme T. devient responsable régionale, salariée par la nouvelle mutuelle pour gérer un « portefeuille clients » de milliers de fonctionnaires, alors qu’auparavant elle accompagnait ses 260 collègues. Micro-casque vissé sur la tête, elle est chargée de « fliquer » une quinzaine d’opérateurs sur une plate-forme téléphonique. Chacun répond chaque jour à plus de soixante appels passés par des adhérents pressés de connaître leurs délais de remboursement. Plus question de se déplacer à domicile pour aider les personnes âgées à remplir leurs feuilles de soins. Taper 1. Appuyer sur dièse. Taper 2. Une hot line en guise de « suivi personnalisé »… La militante s’est adaptée, mais elle y a « laissé [sa] santé ».
« On glisse vers un système assurantiel », s’indigne-t-elle. Elle sort de sa bibliothèque une brochure en papier glacé de la MGEFI qui décline trois formules de services remboursables, au choix, selon l’âge. « Avant, on avait une seule offre, c’était plus solidaire. »Comme son nom l’indique, une mutuelle mutualise les risques : chacun cotise à un pot commun, indépendamment du risque qu’il court de tomber malade, et touche une prestation en cas de problème. À l’inverse, une assurance calcule le montant de la prime en fonction des risques que la personne a de recevoir des soins — et donc en fonction de son âge —, étant entendu que, de toute façon, plus on paie, mieux on est protégé, bonus et options en sus. De peur que l’arrivée des assureurs privés sur le marché de la santé n’attire les jeunes, généralement moins consommateurs d’actes médicaux, par des prix d’appel, les mutuelles ont commencé à segmenter les tarifs en fonction de l’âge, et non plus du revenu, à partir des années 1980. « Perdre son âme ou ses adhérents » : le dilemme a beau susciter de vifs débats internes, la fédération prend acte d’une « réalité incontournable » dès 1988 (2).
Progressivement éclate le pacte de non-agression mutualiste, selon lequel chaque mutuelle s’occupe de sa branche professionnelle et de son territoire, chacune craignant de ne garder que les adhérents les moins rentables, comme les personnes âgées ou les pauvres. La loi Évin de 1991 entérine la démarche. Certes, elle oblige tous les organismes gestionnaires de contrats collectifs d’entreprise à conserver les retraités, les chômeurs ou les invalides qui sortent de l’entreprise ; mais elle les autorise à augmenter les tarifs de 50 %. L’entreprise ne contribuant plus à assumer le coût de la mutuelle, celui-ci peut être multiplié par trois. Certains adhérents se rabattent sur des contrats moins protecteurs, ou se retirent purement et simplement. Résultat : la distinction entre les deux modèles s’atténue, entraînant un déclin général de la solidarité dans les tarifications (3). La FNMF préfère retenir que ses mutuelles adhérentes offrent, à la marge, des contrats plus solidaires que les diverses familles d’assureurs.
Le mouvement de concentration amorcé à la fin des années 1980 ne s’arrêtera plus. Entre fusions, absorptions et disparitions, le nombre des « vraies mutuelles » a été divisé par quinze. Elles étaient 6 000 en 1990 ; elles ne sont plus que 365. Il faut, selon les dirigeants, mutualiser les coûts liés à l’informatisation du traitement des dossiers, à la législation européenne en vigueur depuis 2001, ou encore à la généralisation de la complémentaire santé d’entreprise survenue en 2016.
Grossir ou périr… À terme, une poignée d’opérateurs devraient dominer ce secteur qui brasse plus de 38 milliards d’euros de cotisations. En 2011, la MGEFI a rejoint le groupe Istya, qui couvre toute la fonction publique, dont la puissante Mutuelle générale de l’éducation nationale (MGEN). Six ans plus tard, l’ensemble s’est rapproché du géant Harmonie Mutuelle, jonction de sociétés interprofessionnelles au gré d’alliances syndicales, patronales et financières (4), pour bâtir le « numéro un de la santé », Vyv, qui protège dix millions de personnes. En janvier 2019, cet « entrepreneur du mieux-vivre » aux 9 milliards d’euros de chiffre d’affaires s’est vu attribuer un A + par l’agence de notation financière Fitch. Une manière de récompenser, à n’en pas douter, le souci mutualiste de ses adhérents… En somme, les mutuelles sont devenues des holdings de la protection sociale. « Nous sommes les seuls à investir des millions dans 2 500 centres sanitaires, sans toucher un centime », plaide le président de la Mutualité française et du groupe Vyv, M. Thierry Beaudet, qui invite à sortir du « parti pris » selon lequel une mutuelle « est petite, hors marché et repose sur le quasi-bénévolat ». Et pour cause… Les ennemis d’hier sont les alliés d’aujourd’hui.
Le mariage de la carpe et du lapin
Chaque groupe mutualiste détient ses propres « structures capitalistiques » (sic), ou des parts dans des sociétés immobilières, des banques, des assurances, voire des entreprises plus insolites. Un exemple parmi beaucoup d’autres : la filiale Domaine Patrick Baudoin d’Harmonie Mutuelle, spécialisée dans l’exploitation de vignes bio, embauche des personnes atteintes de lésions cérébrales. Chaque enseigne noue des partenariats avec des groupes d’assurances tels que Médéric, longtemps dirigé par M. Guillaume Sarkozy. « Faux » et « vrais » mutualistes fréquentent les mêmes cercles de réflexion, les mêmes administrations. Par exemple, M. Emmanuel Roux, ancien directeur général de la Mutualité, préside l’Association des complémentaires santé, qui réunit Swiss Life et Axa. Cet énarque passé par la Cour des comptes dirige actuellement le groupe mutualiste Aesio. À l’échelle du continent, les opérateurs complémentaires font lobby commun au sein de l’Association des assureurs mutuels et coopératifs en Europe (Amice). « La mutualité est-elle l’avenir du libre-échange ? »,s’interrogent-il lors d’un colloque en 2014, entre deux visites du Vieux Nice.
Le « mariage de la carpe et du lapin » que dénonce la Mutuelle interentreprises du personnel de la Sécurité sociale d’Auvergne (Mipps) est désormais bien consommé. En 1998, la FNMF fonde MutRé, une entreprise de réassurance actuellement aux mains du groupe Scor, dont le président-directeur général s’appelle Denis Kessler. Ancienne tête pensante du Mouvement des entreprises de France (Medef), dont il a été le vice-président, cet ex-directeur (1998-2002) de la Fédération française des sociétés d’assurances (FFSA) rêve depuis des années de liquider le modèle social hérité de la Libération. Depuis 2002, la Mutualité française détient, pour ses produits de prévoyance et de retraite, Mutex Union, une société anonyme.
Officiellement, ce recours aux sociétés de capitaux sert à financer les réserves dites « de solvabilité » imposées par les directives européennes pour préserver l’adhérent d’une éventuelle faillite de l’organisme. Sauf que les sommes accumulées dépassent aisément les seuils exigés. La direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) relève la bonne santé financière des mutuelles. Effectivement : les trois quarts de l’actif mutualiste (23,2 milliards d’euros) sont placés sous forme d’actions ou de prêts (5). Les sociétés à but non lucratif ont des filiales plutôt lucratives… D’après les derniers chiffres connus, en 2015, les dividendes issus des parts de sociétés civiles immobilières détenues par la FNMF s’élevaient à 2,55 millions d’euros. Ces placements sont gérés par un fonds coté en Bourse, OFI Asset Management, dont la Mutualité est actionnaire.
Si, par définition, les mutuelles ne peuvent pas rémunérer d’actionnaires, rien ne les empêche de rétribuer généreusement leurs dirigeants, sans que leurs rapports d’activité révèlent le détail de ces indemnités (6). « C’est un tabou », admettent plusieurs salariés d’une grosse mutuelle. Seul M. Beaudet assume l’« effort de transparence » qu’il appelle de ses vœux. Cet ancien instituteur de campagne annonce toucher plus de 150 000 euros par an. « Ils font le procès des grands groupes d’assurance mais agissent exactement comme eux », se désole M. Philippe Candas. L’électronicien de Thomson à Laval, entré en mutualité sur demande de son employeur, a découvert, quand il a accédé au poste de vice-président de la FNMF, dans les années 1990, les « dépenses somptuaires lors de congrès ou autres manifestations, qui constituaient un moyen idéal pour les dirigeants nationaux de s’assurer le soutien indéfectible de leurs pairs ». Refusant de cautionner ces pratiques, ce fondateur de la Fédération nationale de la mutualité interprofessionnelle (FNMI) finit par démissionner en 2000.
De plus, ces « assureurs militants » pratiquent ce que le Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance-maladie (HCAAM) appelle pudiquement une « sélection indirecte des risques (7) » : chaque niveau de prestation anticipe les dépenses médicales de chacun, et donc les futures primes, grâce à un profil santé (âge, lieu de résidence). Toujours à la pointe de l’innovation sociale, la Mutualité cherche à « mieux connaître le comportement des adhérents (8) ». Pionnière du « big data santé », qui implique d’accéder aux données personnelles des malades, même anonymement, elle développe également depuis 2006 des « réseaux de soins » pour orienter l’adhérent vers des professionnels moins chers, car conventionnés par l’organisme complémentaire. L’inspection générale des affaires sociales (IGAS) souligne l’influence de ces réseaux sur la qualité des soins, « hors de tout contrôle sanitaire (9) ». La MGEN a d’ailleurs plusieurs fois été condamnée pour « remboursement discriminatoire de l’un de ses adhérents » soigné par un praticien qui n’appartenait pas à son réseau. Inspirée par la FNMF, la loi Le Roux de 2014 (10) a depuis autorisé une mutuelle à moins bien rembourser des patients soignés hors réseau, écornant le principe de la liberté de choix du praticien.
En fait, regrette Mme Nora Tréhel, présidente de la Mutuelle familiale, aux bases encore solidaristes, « résister à la concurrence a conduit paradoxalement à entrer dans les logiques du marché ». Elle nuance cependant : « Faute de quoi, la solidarité serait devenue inaccessible en termes de cotisations. » Mais n’est-ce pas déjà le cas ? Depuis 2007, les cotisations ont augmenté de 47 %, soit trois fois plus que l’inflation durant la même période (11). Dans sa maison de Limoges, M. Georges M., militant de la Fédération syndicale unitaire (FSU) et ancien professeur d’éducation physique et sportive, compulse ses bulletins de pensions de retraite. En 2002, il versait chaque mois 79 euros à la MGEN. Seize ans plus tard, c’était 208,25 euros… Certains retraités consacrent plus de 10 % de leurs revenus à leur mutuelle.
En 2016, sous la présidence de M. François Hollande, les complémentaires santé sont devenues obligatoires dans les entreprises. Présentée comme un progrès social, la mesure a surtout élargi le marché, tout en instituant des sous-contrats garantissant les soins minimaux. Selon la Drees, 96 % des salariés ont une complémentaire, contre 70 % en 2014. Mais 3,3 millions de personnes (soit 5 % de la population) ne sont toujours pas couvertes, notamment les chômeurs, les personnes au foyer, les étudiants. Or le reste à charge moyen en cas d’hospitalisation pour Covid-19, par exemple, atteint 1 500 euros (12) !
Ni les économies d’échelle ni les milliards amassés par les grosses mutuelles n’ont servi à soulager les foyers modestes. Certes, les complémentaires sont prises en étau entre l’affaiblissement des remboursements de la Sécurité sociale (moins de la moitié des tarifs des visites chez le médecin ou des médicaments, en moyenne) et la hausse constante des dépenses de santé. Et M. Emmanuel Macron, qui avait pourtant promis de ne pas augmenter les impôts, a instauré une « taxe Covid » sous prétexte que les complémentaires santé auraient économisé 2,2 milliards d’euros en raison du confinement. Économies que les mutuelles ont promis de reverser à leurs adhérents. Pour l’heure, non seulement elles n’ont rien redistribué, mais elles envisagent d’augmenter encore leurs tarifs.
En fait, ces derniers sont surtout plombés par les charges de fonctionnement : 25 % des cotisations collectées partent en frais de gestion (administration, publicité, etc.). Une dérive d’autant plus alarmante que ceux de la Sécurité sociale ne dépassent pas 6 %…
Agacées par ces critiques, les mutuelles arguent à longueur de communiqués de l’absurdité d’une telle comparaison, car l’assurance-maladie « n’est pas soumise à la même réglementation[européenne] » et « ne doit pas constituer des réserves obligatoires ».Elle « n’est pas taxée » à hauteur de 18 % et « n’est pas mise en situation de concurrence » — des évolutions « à l’origine des coûts supplémentaires » (13). Ces arguments sonneraient presque comme un plaidoyer en faveur du régime général unique, plus efficace et égalitaire que le marché en termes d’accès aux soins. Un tel constat n’a pas empêché la FNMF, par la voix de son président d’alors, M. Jean-Pierre Davant, de soutenir en 1995 le plan Juppé de détricotage de la Sécurité sociale.
« Nous aimerions être plus solidaires, concède, un brin irrité, M. Beaudet, à la Mutualité française. Mais nous faisons face à un environnement concurrentiel que nous n’avons pas choisi. » C’est pourtant bien celle-ci qui, lors de la réforme du code de la mutualité, en 1985, a opté pour l’ouverture du marché de la complémentaire santé aux autres opérateurs. C’est le fameux « pluralisme maîtrisé » porté par les députés socialistes et censé absorber les déremboursements successifs de médicaments prévus par le plan de lutte contre le déficit de la Sécurité sociale lancé en 1983 par le premier ministre Pierre Bérégovoy.
Ancien instituteur, René Teulade est alors à la tête de la FNMF après avoir gravi les échelons de la MGEN. Ce membre du Parti socialiste, proche de François Mitterrand, qui deviendra ministre des affaires sociales (1992-1993) et sera condamné en 2011 pour détournement des fonds d’une caisse de retraite, est associé aux débats parlementaires. Il décide d’abandonner la revendication de l’exclusivité de la couverture de soins au secteur non lucratif — au grand dam de la « sœur ennemie »·de la FNMF, la Fédération nationale des mutuelles des travailleurs (FNMT), proche de la Confédération générale du travail (CGT). En 1985, M. Marc Zamichiéi vient tout juste d’être nommé président de la FNMT. Celui qui deviendra conseiller de la FNMF unifiée ne s’explique toujours pas pourquoi la Mutualité a « changé de braquet » : « En situation de monopole, elle aurait pu s’opposer avec une certaine efficacité au désengagement de la Sécurité sociale. » L’époque est aussi celle des liaisons troubles entre la gauche socialiste et le monde mutualiste, comme en témoignera, en 1998, l’éclatement de l’affaire d’enrichissement personnel et d’emplois fictifs de la Mutuelle nationale des étudiants de France (MNEF).
Fortes de leurs sept mille organisations, les « vraies mutuelles » pensent alors pouvoir sortir gagnantes de la concurrence. Active au sein de l’Association internationale de la mutualité (AIM), la FNMF demande de son propre gré à faire figurer les mutuelles dans la directive européenne de « libre prestation de services en assurances non-vie » de 1992. Teulade et ses amis rêvent d’apporter leur contribution, en exportant le mutualisme français dans une « Europe sociale » en construction. Vingt-cinq ans après ce « choix osé », selon l’expression de M. Lionel Jospin, les aventures internationales des mutuelles se comptent sur les doigts d’une main.
« On a signé l’arrêt de mort de la mutualité », abondent plusieurs mutualistes haut placés. Consciente de son erreur stratégique, la Mutualité tente de freiner des quatre fers, jusqu’à ce que la France soit condamnée, en 1999, par l’Union européenne, sous la pression des assureurs privés, pour non-transposition de directive. La Mutualité s’en sert de prétexte pour refondre entièrement le code de la mutualité par ordonnance en 2001. Même M. Daniel Le Scornet, président de la Fédération des mutuelles de France (FMF), qui jurait cinq ans auparavant que les directives ne seraient jamais appliquées, y voit « un moyen d’inverser résolument la tendance et de quitter les rivages de l’assurantiel (14) ». Entré en vigueur en 2002, le texte impose l’obtention d’un agrément pour exercer et la constitution d’un seuil minimum de fonds propres, comme n’importe quelle assurance. Les conséquences ne se font pas attendre. Incapables de répondre aux exigences européennes, plus de quatre mille mutuelles disparaîtront au cours de la décennie suivante. « Toutes n’étaient pas en situation de faillite, sinon l’autorité qui les contrôlait avant la réforme l’aurait vu », se souvient M. Jean-Louis Span, défenseur des petites mutuelles au sein de la Fédération diversité proximité mutualiste (FDPM).
Ainsi banalisées, ces « lucioles de l’espoir », comme les surnommait Mitterrand, perdent de plus en plus d’originalité et de terrain face aux assurances. En situation de quasi-monopole avant 1988, elles ne totalisent plus que 60 % du secteur en 2001, et moins de 50 % en 2019. « On pensait mutualiser les assureurs ; ce sont eux qui nous ont assurés », résume un cofondateur de La Mutuelle des étudiants (LMDE).
Des mutualistes traités comme des clients, des frais de santé toujours moins bien remboursés et des cotisations en hausse constante… L’« assurantialisation » se traduit aussi par un dévoiement des principes de fonctionnement démocratique. Les assemblées générales sont décrites par de nombreux adhérents comme des « grandes messes » où l’on vote « comme un petit soldat »les orientations des dirigeants. En grossissant, les centres de décision se sont éloignés de la base. Les critères d’« honorabilité » et de « compétences » imposés aux élus par les règles européennes poussent un peu plus à la professionnalisation. Même les membres de petites structures restées fidèles aux valeurs d’origine « se sacrifient pour courir des stages à écœurer n’importe quel militant »,déplore l’infatigable Dolorès Meunier, présidente octogénaire de l’Union des mutuelles du Vaucluse. La FNMF, par exemple, parraine des formations payantes destinées aux futurs cadres mutualistes : des « certificats de gouvernance » à Sciences Po, un master 2 à la Sorbonne… Encouragée par le lobbying mutualiste, la loi Sapin 2 du 9 décembre 2016 a entériné cette tendance en transférant au conseil d’administration, comme dans n’importe quelle société privée — et non plus à l’assemblée générale —, le pouvoir de fixer le niveau des cotisations et des prestations. Le gestionnaire remplace le militant, l’expert dépossède le sociétaire. « Le risque est que la mutualité n’ait plus de finalité sociale »,tranche un membre du Conseil supérieur de la mutualité. Et que se mette en place un système de santé de plus en plus inégalitaire.
Ludovic SimbilleJournaliste.
(1) Certaines personnes rencontrées ont demandé à garder l’anonymat.
(2) Hervé Mauroy, La Mutualité en mutation, L’Harmattan, Paris, 1996.
(3) Cf. Aude Leduc et Alexis Montaut, « Tarification des complémentaires santé : déclin des solidarités dans les contrats individuels », Études et Résultats, n° 972, Drees, Paris, septembre 2016.
(4) Cf. Alain Rey, Harmonie Mutuelle. L’aventure humaine, Harmonie Mutuelle, Paris, 2013.
(5) « La situation financière des organismes complémentaires assurant une couverture santé », Drees, 2019.
(6) Le code de la mutualité (article L. 114-26) stipule que les élus sont bénévoles, mais qu’ils peuvent percevoir des indemnités limitées au plafond de la Sécurité sociale.
(7) « Rapport annuel 2013 », Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance-maladie (HCAAM), Paris, décembre 2013.
(8) « Vers une base de données mutualiste indépendante », Agence fédérale d’information mutualiste, 23 janvier 2010.
(9) Nicolas Durand et Julien Emmanuelli, « Les réseaux de soins », IGAS, Paris, juin 2017.
(10) Loi n° 2014-57 relative aux modalités de mise en œuvre des conventions conclues entre les organismes d’assurance maladie complémentaire et les professionnels, établissements et services de santé, Assemblée nationale, Paris, 27 janvier 2014.
(11) « Complémentaires santé : lisibilité en berne, grave dérive des frais de gestion », UFC-Que choisir, Paris, 12 juin 2018.
(12) Solveig Godeluck, « La lourde facture pour les malades du coronavirus à l’hôpital », Les Échos, Paris, 5 août 2020.
(13) Communiqués de la FNMF, 2012 et 2018.
(14) Daniel Le Scornet, « L’évolution récente et l’avenir du mutualisme dans le domaine de la santé en France », Revue d’économie financière, n° 67, Arcueil, 2002.
Les mutuelles, des assureurs finalement comme les autres ?
Qui paye quoi ?
https://www.monde-diplomatique.fr/2020/10/SIMBILLE/62318
En France, l’assurance-maladie obligatoire finance en moyenne 77,8 % des dépenses de santé. Cette moyenne cache une inégalité de remboursement : si les maladies longues sont prises en charge à 100 %, les soins courants ne le sont qu’à 50 %.
Le ticket modérateur, ce qui reste à la charge du patient, peut alors être couvert par un organisme complémentaire, hors franchise et forfait hospitalier. Depuis les années 1980, la part laissée aux complémentaires n’a cessé d’augmenter, jusqu’à atteindre 13,4 %.
À titre individuel ou par le biais de son entreprise, 95 % de la population souscrit une couverture santé.
Trois types d’opérateurs se partagent ce marché de plus de 38,2 milliards de cotisations : les mutuelles de santé (49,5 %), les assurances privées (33,3 %) et les instituts de prévoyance (17,2 %).
La Fédération nationale de la Mutualité française (FNMF), par le biais de ses mutuelles adhérentes, couvre un Français sur deux (trente-cinq millions), générant un montant de cotisations de plus de 18 milliards d’euros. La Fédération des mutuelles de France (FMF), elle, protège environ un million de personnes.
Ludovic SimbilleJournaliste
Dans le sillage des sociétés de secours
https://www.monde-diplomatique.fr/2020/10/SIMBILLE/62317
par Ludovic Simbille 0Dans le sillage des sociétés de secours↑
1780. Naissance à Paris de la Bourse des malades et infirmes, issue de la confrérie de Saint-Laurent. Prémices des sociétés de secours mutuel.
1791. Malgré la loi Le Chapelier, qui interdit les corporations et associations d’entraide au travail, se développent des caisses de secours mutuel, fondées sur l’entraide.
1852. Napoléon III réglemente les caisses de secours en instaurant des « sociétés approuvées » destinées à réunir les classes sociales dont il nomme les dirigeants, issus de la bourgeoisie philanthrope.
1898. La charte de la Mutualité libéralise cette « mutualité impériale ».
1902. Naissance de la Fédération nationale de la Mutualité française (FNMF), proche de la gauche républicaine, radicale-socialiste, pour faire « contrepoids à l’action révolutionnaire » en réconciliant capital et travail.
1928-1930. Les Assurances sociales jettent les premières bases de solidarité nationale en faveur des personnes les plus démunies. D’abord opposée à cette mesure au nom de la liberté de choix de l’individu, la Mutualité en obtient la gestion des caisses bien que ses membres n’en soient pas bénéficiaires.
1941. Signature de la charte de Vichy par les dirigeants de la FNMF.
1946. Création de la Sécurité sociale, qui dépossède la Mutualité de la gestion des caisses, au profit des syndicats. La FNMF combat la généralisation de l’assurance-maladie obligatoire : les mutuelles obtiennent la gestion de la partie non prise en charge par la Sécurité sociale.
1947. La loi Morice autorise les influentes fédérations de fonctionnaires (PTT, éducation nationale) à gérer leur propre régime de sécurité sociale.
1967. Syndicats et Mutualité combattent main dans la main les ordonnances Jeanneney, qui ouvrent la porte des caisses primaires au patronat. Ce dernier dispose désormais de 50 % des voix dans les caisses primaires.
1979. L’ensemble du mouvement mutualiste fait envoyer six millions de cartes à l’Élysée pour protester contre l’instauration du ticket modérateur d’ordre public.
1985. Réforme du code de la mutualité. Le terme « mutuelle » est réservé aux organismes complémentaires non lucratifs.
2001. Intégration des mutuelles à la troisième génération de directive européenne sur les assurances (solvabilité II).
2002. Unification des deux fédérations mutualistes, la Fédération des mutuelles de France (FMF) et la FNMF.
2016. Obligation de la complémentaire santé d’entreprise pour les salariés du secteur privé : l’employeur finance pour moitié la couverture du salarié en contrepartie d’une baisse de cotisations sociales.
Ludovic SimbilleJournaliste
Voir aussi:
« Grande Sécu » : « Le mouvement mutualiste a joué un rôle essentiel dans la longue gestation de la Sécurité sociale »
TRIBUNE
Michel Dreyfus – Historien
L’historien Michel Dreyfus rappelle, dans une tribune au « Monde », les compromis entre « sociétés de secours mutuels », assurances sociales, syndicats et Etat depuis le XIXe siècle.
Publié hier à 12h29, mis à jour hier à 12h31 Temps de Lecture 4 min.
Tribune. Il ne faudrait pas oublier que le mouvement mutualiste a joué un rôle essentiel dans la longue gestation qui a conduit à l’instauration de la Sécurité sociale à la Libération. Les premières « sociétés de secours mutuels », qui voient le jour vers 1830, organisent les luttes salariales et prennent en charge la maladie et les obsèques.Napoléon III les renforce, mais éradique leur dimension revendicative en les organisant sur la base géographique de la commune et non plus du métier.
Dès lors, le mouvement social français se scinde entre les syndicalistes, qui organiseront les revendications (salaires, conditions de travail), et les mutualistes, qui géreront la maladie et, dans une moindre mesure, les retraites. Il n’existe pas de césure analogue dans le reste de l’Europe, où les syndicats assument les deux rôles à la fois. Dirigées souvent par des notables jusqu’en 1914, les sociétés mutualistes regroupent alors 4 millions d’adhérents, soit dix fois plus que les syndicats !
Lire aussi « Grande Sécu » : décryptage d’un projet clivant
Le principe de protection sociale solidaire a vu le jour dans les professions dangereuses : les marins sous Louis XIV, puis les militaires sous Napoléon Ier. Avec la révolution industrielle ont suivi, au XIXe siècle, les mineurs, les cheminots, les électriciens gaziers et les fonctionnaires. Ces régimes particuliers, qui perdureront jusqu’à nos jours, ne couvrent qu’une petite partie de la population : au début du XXe siècle, il n’existe aucun système général de protection sociale.
Le développement de l’industrialisation et l’augmentation du nombre de travailleurs entraînent une prise de conscience de la nécessité d’élargir la protection sociale. En 1910 est votée une loi instituant les « retraites ouvrières et paysannes » (ROP), qui couvriront 3,5 millions de personnes en 1914. Les ROP rompent avec l’ancrage territorial de la mutualité, en affirmant la primauté du lien contractuel sur le rattachement à la commune. Le principe de l’assurance obligatoire marque donc des points. D’abord réticents devant une loi qui remet en cause leur conception de la protection sociale libre et volontaire, les mutualistes finissent par s’y résigner.
Laborieuses négociations
Au lendemain de la Grande Guerre, la protection sociale est repensée, donnant un rôle accru à l’Etat. Le retour à la France des trois départements d’Alsace-Moselle, bénéficiaires des Assurances sociales (AS) mises en place en Allemagne dans les années 1880, implique une adaptation de ce système à la France, dernier grand pays d’Europe à adopter un système obligatoire. Au terme de laborieuses négociations entre mouvement mutualiste, syndicats et patronat, et d’un accord passé avec la médecine libérale, les AS couvrent 8 millions de personnes à leurs débuts en 1930 et 15 millions à la Libération.
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Obligatoires pour tous les salariés de l’industrie et du commerce dont le salaire ne dépasse pas un certain revenu, les AS prennent en charge les risques assurés jusqu’alors par les mutualistes (maladie, décès, maternité) et couvrent les champs de l’invalidité prématurée et de la vieillesse. Financées par une contribution provenant pour moitié de l’employeur et pour moitié du salarié – dispositif repris par la Sécurité sociale de 1945 , elles adoptent une organisation complexe : la maladie, la maternité et le décès sont gérés par un régime de répartition, alors que la vieillesse l’est par capitalisation.
Un compromis est trouvé sur la gestion du système par un réseau de caisses départementales étatiques et de caisses dites « d’affinité » : 70 % sont gérées par les mutualistes, plus nombreux et plus expérimentés, suivis, de loin, par les syndicalistes (12 %) et par le patronat (10 %). Les mutualistes près de 10 millions de membres en 1939 – sont donc les grands bénéficiaires des AS.
Régimes particuliers
En mars 1944, le Conseil national de la Résistance élabore « un plan complet de Sécurité sociale visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés ». Avec la Sécu, l’Etat accroît encore son rôle dans la protection sociale, qui a débuté avec les ROP puis augmenté avec les AS. Mais la Sécu se distingue des dispositifs antérieurs sur trois points. Elle vise à couvrir toute la population – elle n’arrivera cependant pas à ses fins avant les années 1970. Elle regroupe les quatre grands risques sociaux : maladie, retraites, accidents du travail et famille (mais pas le chômage).
Enfin, elle est gérée par les syndicats, au premier rang desquels la CGT. En 1947, les premières élections aux caisses de la Sécurité sociale lui donnent 61 %, contre 21 % à la CFTC et seulement 9 % au mouvement mutualiste. Mais, à la suite d’un nouveau compromis avec l’Etat, ce dernier regagnera bientôt du terrain en gérant la Sécurité sociale des fonctionnaires. En revanche, la Sécu ne parvient pas à supprimer les régimes particuliers (mineurs, cheminots) ni à intégrer les travailleurs indépendants et les professions libérales, qui refusent le régime général.
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Dans les décennies suivantes, mutualistes et syndicalistes se rapprocheront pour trois raisons. D’abord, les mutualistes s’investissent dans le monde de l’entreprise. Ensuite, les mutuelles de fonctionnaires et d’enseignants, animées par des syndicalistes, pèsent alors d’un poids décisif dans le mouvement mutualiste. Enfin, le syndicalisme s’ouvre à l’action mutualiste. Mais les questions de santé sont négligées par les syndicats entre 1936 et 1968. Il faut attendre les années 1970 pour que les deux mouvements se parlent.
Michel Dreyfus est directeur de recherches émérite au CNRSPetite ou grande Sécu ?
La vigueur du débat sur l’extension de l’assurance maladie obligatoire aux dépens des complémentaires a le mérite de pointer la complexité de la protection sociale française.
- « Les citoyens, malades ou bien portants, auraient gros à gagner avec cette réforme », par Brigitte Dormont, professeure d’économétrie et d’économie de la santé à l’Université Paris Dauphine-PSL
- « Peut-être y a-t-il mieux à faire que de faire disparaître les complémentaires santé », par Daniel Benamouzig, directeur de recherche CNRS au Centre de sociologie des organisations et titulaire de la chaire Santé de Sciences Po, et Cyril Benoît, chargé de recherche CNRS au Centre d’études européennes et de politique comparée de Sciences Po
- « Le mouvement mutualiste a joué un rôle essentiel dans la longue gestation de la Sécurité sociale », par Michel Dreyfus, historien, directeur de recherches émérite au CNRS
- « Nous devons travailler à une meilleure articulation entre un système public de haut niveau et les mutuelles », par Gaby Bonnand, ancien président de l’Unédic
- « Le financement des soins médicaux deviendrait exclusivement étatique, à l’instar du NHS britannique », par Didier Bazzocchi, vice-président du Cercle de recherche et d’analyse sur la protection sociale, Etienne Caniard, ancien président de la Fédération nationale de la Mutualité française, et Jean de Kervasdoué, professeur émérite du CNAM et ancien directeur des hôpitaux au ministère de la santé (1981-1986)
- « Les acteurs mutualistes promeuvent un modèle vertueux, non lucratif et démocratique », par Patrick Brothier, vice-président d’Aéma groupe, président de l’UMG santé-prévoyance Aésio Macif et président d’Aésio Mutuelle, et Pascal Michard, président d’Aéma Groupe
Michel Dreyfus(Historien)
Un avis sur « Le monde diplomatique et les complémentaires »