« Nous organisons une élection archaïque là où nous devrions inventer des manières de faire démocratie »
PRÉSIDENTIELLE 2022
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17 novembre 2021 par Ivan du RoyLIRE PLUS TARDENREGISTRERS’ABONNER AU RSSFACEBOOKTWITTERMAIL
Saturé de sondages aux fondements parfois douteux, le débat médiatique et politique se droitise à outrance. À six mois de l’élection présidentielle, ce constat ne reflète pas vraiment les évolutions de la société française. Entretien.

basta! : La tendance de la société française n’est pas à la droitisation, dites-vous. Sur quels indicateurs vous basez-vous ?
Vincent Tiberj : C’est toujours compliqué de mesurer une évolution. Certains n’utilisent que le vote, qui est une vision déformée de l’ensemble de la société. Quand on regarde le dernier scrutin des régionales, à cause de l’abstention, les plus de 55 ans pèsent 1,5 fois plus dans les urnes que dans la population et les moins de 35 ans la moitié de leur poids démographique.

Une faible participation induit de fortes disparités en termes d’âge – les plus âgés tendent à davantage voter – et de fortes disparités sociales – ceux qui votent sont plutôt issus des classes moyennes, voire supérieures, et plutôt des gens qui ne vivent pas dans des quartiers populaires. Ce que nous racontent les élections régionales, c’est donc avant tout ce que pense une minorité de la société française.
Le deuxième indicateur, ce sont les enquêtes d’opinion. Encore faut-il les étudier sur le long terme, et non pas se baser sur un sondage fortuit avec des questions à brûle-pourpoint sans qu’on puisse mesurer comment les réponses ont évolué dans le temps. L’institut Harris Interactive vient par exemple de réaliser un sondage sur le thème du « grand remplacement » avec la question : « pensez-vous que le grand remplacement est en train de se produire ? » Ce genre de question a une fâcheuse tendance à surestimer le nombre de gens inquiets.
« Il est facile de manipuler la perception qu’on a de l’opinion en formulant des questions qui surestiment le racisme. Les questions ne sont pas des thermomètres neutres »
D’autres types de questions donneraient des résultats bien différents. Dans le baromètre de la CNDH (Commission nationale consultative des droits humains), nous posons des questions comme : « Les enfants d’immigrés nés en France ne sont-ils pas vraiment Français ? » Là une très large majorité des répondants s’opposent à cette affirmation. Les questions ne sont pas des thermomètres neutres de l’évolution de la société. Il est facile de manipuler la perception qu’on a de l’opinion en formulant des questions qui surestiment le racisme. Dans le baromètre CNDH, je sais quelles questions surestiment la tolérance envers les immigrés et lesquelles la sous-estiment. L’assertion « l’immigration est la principale cause de l’insécurité » maximise les réponses négatives, « l’immigration est une source d’enrichissement culturel » les minimise. Cela nous oblige à regarder comment ces questions évoluent dans le temps.Repère :Quels indicateurs mesurent le niveau de toléranceLire l’encadréJe lis, j’aime, je soutiensBasta est en accès libre. Je fais un don maintenant !
Et que montrent ces évolutions sur le long terme ?
À partir du baromètre CNCDH, j’ai créé l’indice longitudinal de tolérance qui agrège environ 70 séries de questions et permet ainsi de mesurer les évolutions dans le temps du niveau de tolérance ou d’intolérance vis-à-vis des immigrés. Un indice à zéro signifie qu’à toutes les questions posées, lors d’une année donnée, les interviewés auraient répondu de manière intolérante. Un indice 100 indique qu’ils ont répondu intégralement de manière tolérante. Malgré des hauts et des bas, la tendance va vers plus de tolérance.
« Malgré des hauts et des bas, la tendance va vers plus de tolérance vis-à-vis des immigrés »
C’est dû à deux phénomènes de moyen terme : l’élévation du niveau de diplômes – plus on est diplômé, plus on est tolérant – et le renouvellement générationnel – plus on est jeune, plus on est tolérant. Quelqu’un né dans les années 1940 grandit à un moment où la notion de hiérarchie entre les races humaines imbibe la société. Aujourd’hui, la diversité s’est banalisée dans la jeunesse, et la notion de race a quasiment disparu. Il n’y a pas de « grand remplacement » mais une diversification des origines. On ne constate pas non plus de remontée de l’intolérance avec l’âge : les boomers d’aujourd’hui sont certes moins tolérants que la génération millenium, mais ont eux-mêmes progressé. Ils sont plus tolérants qu’il y a vingt ans. Le vieillissement n’induit donc pas forcément le conservatisme.

Comment expliquez vous le décalage entre une société plus tolérante et sa (non) traduction politiquement : des intentions de vote pour l’ensemble des composantes de la gauche qui plafonnent actuellement autour de 25 % et des candidats d’extrême droite qui dépassent les 30 % ?
Nous sommes en train de vivre une illusion d’optique. Premier problème : on utilise énormément les enquêtes par internet et non les enquêtes en face-à-face. Le passage aux enquêtes par internet aboutit à sur-représenter la droite. Quand vous mesurez le racisme ou les discriminations, la présence physique d’un enquêteur a un impact : les gens vont-ils oser dire certaines choses ? Internet, de ce point de vue, évite ce problème, les gens se sentant plus libres. Mais cela induit un autre biais : l’absence d’enquêteur fait que les répondants n’ont pas forcément conscience que leurs opinions vont avoir un impact. Donc les gens se lâchent. Quand on est face à un enquêteur, on est attentif, plus sérieux.
Lors des régionales, avec des enquêtes uniquement réalisées par Internet, on a ainsi assisté à un énorme plantage de l’industrie des sondages, qui a largement surestimé le RN. Nous avons le même souci en ce moment, avec une sur-représentation de l’extrême droite. Il faudrait développer des enquêtes multimodes, qui évitent les biais d’internet – sachant que les autres modes de passation ont aussi leur impact. Maintenir une analyse dans le temps neutralise ces effets liés au mode de questionnaire. Et cette analyse nuance fortement la droitisation dont on parle aujourd’hui.
« Au début des années 2010, 10 % des répondants se disaient « sans parti ». Nous en sommes désormais à 45 %. C’est énorme ! »
L’autre aspect qui me frappe, c’est quand on demande aux gens de quel parti ils se sentent les plus proches ou le moins éloignés. S’il y avait une droitisation, nous devrions voir monter les positionnements en faveur du RN, de LR, voire LREM. Mais la première réponse, ce sont les gens qui se déclarent proches d’aucun parti. Au début des années 2010, 10 % des répondants se disaient « sans parti », dans l’enquête CNCDH. Nous en sommes désormais à 45 %. C’est énorme ! De plus en plus de gens refusent de se positionner pour un parti, où ne savent pas comment se placer. Ce qui se passe n’est pas une droitisation, c’est un désalignement.
Comment expliquez-vous ce niveau de déconnexion, ce désalignement ?
Cette crise de l’alignement politique est en germe depuis les années 1990 : la défiance vis-à-vis du personnel politique commence alors à monter, le vote intermittent également – un coup on vote, un coup on s’abstient – et les votes changent de plus en plus en fonction des scrutins. Ce désalignement explique pourquoi le Nouveau parti anticapitaliste d’Olivier Besancenot pouvait soudainement percer pour ensuite disparaître, pourquoi Mélenchon fait un très bon score à la présidentielle de 2017 puis s’écroule aux législatives, pourquoi EELV joue aux montagnes russes…
« On constate aussi une sorte de fatigue face à la démocratie représentative et à sa verticalité. On se sent de moins en moins représenté et on est de moins en moins enclin à l’être »
Cela s’explique par une insatisfaction de l’offre politique en général. Les électeurs sont de plus en plus diplômés, mieux informés, donc davantage capables de juger, voire de critiquer, et plus rétif à s’en remettre à des leaders ou à une élite. Suite aux mandats de Sarkozy puis de Hollande, on constate aussi une sorte de fatigue face à la démocratie représentative et à sa verticalité. On se sent de moins en moins représenté et, culturellement, on est de moins en moins enclin à l’être. Si Emmanuel Macron réussit son hold-up, c’est grâce à cette situation, au moment où les deux principaux partis de droite et de gauche se retrouvent déconsidérés. Le problème, aujourd’hui, c’est que lui-même l’est aussi.
Comment analysez-vous, dans ce contexte, le phénomène Zemmour dans les sondages : est-ce réellement une illusion d’optique ou le début d’un nouveau climat politique qui risque de provoquer une remontée de l’intolérance dans l’ensemble de la société ?
Si on peut effectivement parler de droitisation, c’est celle du débat public. Elle est en partie causée par l’éclatement des sources d’information disponibles, notamment l’émergence des chaînes d’info en continu et des réseaux sociaux. Les chercheurs étatsuniens avaient déjà identifié ce phénomène au début des années 2000 : l’apparition de plusieurs chaînes d’info en continu a restructuré le lien à la politique. La chaîne Fox News a révolutionné le paysage nord-américain. CNN se voulait équilibrée, Fox News en a repris les codes d’information mais en privilégiant une ligne idéologique très à droite. Résultat : CNN est désormais dépeinte comme « à gauche », alors qu’elle maintient une éthique journalistique de l’équilibre. En France, l’analogie avec CNews est très claire, avec un positionnement éditorial démultiplié par les réseaux sociaux. Cela donne l’impression d’un débat qui évolue vers la droite alors même que les audiences de CNews, avec 1 % ou 2 % de part de marché, sont largement moindres que TF1 ou France 2. Mais on n’entend plus qu’eux.
« Les rares enquêtes qui mesurent la sociologie des électeurs attirés par Zemmour montrent qu’ils sont issus des classes supérieures, âgées et diplômées »
Les rares enquêtes qui mesurent la sociologie des électeurs attirés par Zemmour montrent qu’ils sont issus des classes supérieures, âgées et diplômées, qu’on suppose plutôt blanches. C’est ce type d’audience qu’on retrouve sur les chaînes d’info, en particulier chez CNews. C’est donc en partie une bulle médiatique. Mais Zemmour a très bien compris qu’en saturant l’espace, il sature le débat, il crée l’agenda et les cadrages qui vont avec, et empêche les autres candidats de faire émerger d’autres enjeux, d’autres manières de parler de la société. Cette situation s’est déjà produite en 2002 avec l’insécurité. C’est à l’époque un enjeu important mais ce n’est pas le seul, le chômage et les inégalité sociales faisaient aussi partie des préoccupations majeures. L’autre danger de 2022, c’est l’exemple de 2007 quand Sarkozy réussit à faire en sorte que la campagne tourne exclusivement autour de lui, obligeant les autres candidats à prendre position sur ce qu’il dit. Si vous menez campagne en répondant sur le terrain sur lequel vous emmène l’adversaire, vous abandonnez votre propre terrain. C’est exactement ce que fait Zemmour.TOUT BASTA DANS VOTRE BOÎTE EMAIL AVEC LA NEWSLETTER :
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Si c’est en partie une bulle médiatique, les partis de gauche ont-ils raison de rejeter la faute du climat politique actuel sur « les médias » ?
Non, soyons clairs. Nous sommes quand même dans un moment particulier : les demandes de redistribution des richesses sont hautes, le niveau de tolérance envers les immigrés est élevé, on assiste à une montée impressionnante des préoccupations environnementales, portées par le renouvellement générationnel. Nous sommes dans un moment où la gauche aurait des choses à dire, mais est-elle en l’état capable de le faire ? Les organisations censées incarner la gauche, que ce soient EELV, LFI ou le PS, ne réussissent plus à convaincre leurs propres électeurs. Ceux-ci votent de moins en moins mais participent autrement, en manifestant, en pétitionnant, en s’engageant dans le milieu associatif.
« Les demandes de redistribution sont hautes, la tolérance envers les immigrés est élevée, les préoccupations environnementales montent »
Nous connaissons la métaphore du canard sans tête dont le corps continue à avancer. Le système politique français en ce moment, c’est une tête de canard sans corps qui continue à cancaner, à débattre, sans le corps électoral. Les partis sont presque exclusivement structurés par des élus, des collaborateurs rémunérés et des spécialistes. On n’a que faire du militant de base, qui a pourtant l’avantage d’être connecté à la société. On se pose d’abord la question de l’incarnation – il nous faut un candidat – et ensuite seulement on se demande ce que ce candidat proposera. Dans un contexte de forte remise en cause de la verticalité de la représentation, cette focalisation sur la présidentielle atteint ses limites. Nous organisons une élection archaïque là où nous devrions inventer des manières de faire démocratie qui donne davantage de place aux citoyens.

En attendant, le clivage qui s’esquisse est, comme il y a cinq ans, celui d’un duel entre Macron et l’extrême droite. D’autres configurations sont-elles envisageables à l’avenir et à quelles conditions ?
Avant, partis politiques et électorat se structuraient autour de clivages clairs : Église ou État, ouvriers ou bourgeois, redistribution ou accumulation de richesses. Certains voient dans le duel LREM vs RN le nouveau clivage structurant, entre libéralisme (ou mondialisme) et nationalistes (ou patriotes selon qui parle). C’est oublier qu’il y en a d’autres : le clivage socio-économique entre redistribution sociale et État minimal est toujours là, celui autour de l’immigration entre société multiculturelle et société ethniquement homogène aussi, sur l’environnement également. On observe des lignes d’opposition claires dans l’électorat. Le problème c’est comment ces lignes se répercutent dans les votes. Et pour cela nous sommes dans le pire des systèmes. La représentation proportionnelle aurait un sens en permettant à ces différentes combinaisons d’émerger. Par exemple, la gauche productiviste ou la gauche écologiste. Il existe une vraie différence entre Fabien Roussel (PCF) et Yannick Jadot (EELV) de ce point de vue. Et si Yannick Jadot est à gauche d’un point de vue environnemental ou culturel, l’est-il vraiment d’un point de vue socio-économique ? SUR LE MÊME SUJET
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Dans un système majoritaire à deux tours, quoi qu’on fasse, toute une partie du spectre politique et des clivages en termes de valeurs n’est pas représentée au second tour. Si, pour les présidentielles, c’est Macron contre Le Pen ou Zemmour, pas moins de la moitié des électeurs de gauche refusent, aujourd’hui, de se déplacer. On risque de se retrouver avec un président qui aura pour seul socle électoral les 25 % de gens qui ont voté pour lui au premier tour. Mitterrand ou Sarkozy avaient été élus avec quasiment le soutien d’un Français sur deux. Ce ne sera vraisemblablement pas le cas pour Macron. Notre mode de scrutin est très bon pour permettre de gouverner, il l’est de moins en moins pour représenter. Aux dernières régionales, on a élu des présidents de région avec parfois à peine 15 % des inscrits. Les régions continuent de gouverner, allouent des budgets, décident des politiques publiques. Combien de temps continuera-t-on avec cette tête de canard sans corps ?
Recueilli par Ivan du Roy
Sandrine Rousseau : « Cette campagne présidentielle est cruciale, nous sommes à un moment de bascule »
POLITIQUE
4 novembre 2021 par Ivan du Roy, Nolwenn WeilerLIRE PLUS TARDENREGISTRERS’ABONNER AU RSSFACEBOOKTWITTERMAIL
Finaliste inattendue des primaires écologistes, Sandrine Rousseau s’inquiète de la montée de l’extrême droite. Le mépris du libéralisme économique pour le travail et la nature entraîne selon elle une dangereuse perte de repères. Entretien.

- Temps de lecture :16 minutes
Basta! : Pendant la campagne des primaires écologistes, vous vous êtes d’emblée définie comme la candidate de la radicalité, en particulier sur les questions climatiques, féministes et antiracistes. Pourquoi avoir utilisé ce terme de radicalité ?
Sandrine Rousseau : Cela pose d’entrée le souhait d’un changement de système. Quel autre terme que celui-ci ? La radicalité signifie qu’au-delà de lister une somme de mesures, nous devons changer un système. Parce que ce système nous envoie dans le mur. Cela implique aussi une rapidité dans l’action. Nous n’avons pas vingt ans devant nous, seulement cinq ans. Si on suit les recommandations du Giec, nous devrions tous être dans l’action, massive, collective, immédiate. La radicalité nous pose la question : que fait-on pour se mettre en mouvement ? Cette campagne présidentielle est cruciale.
Si on accepte l’idée que nous disposons de quelques années pour agir, le temps que des politiques publiques fassent leur effet, ce mandat est charnière, c’est un moment de bascule. Ce n’est pas un mandat comme les autres. Cela répond aussi à une petite musique que j’entends dans le milieu écologiste de gauche : 2022 est perdu, positionnons-nous pour 2027. Et bien non, soit on est vraiment écologiste et sincère dans notre démarche, et dans ce cas il faut y aller maintenant, soit on fait de la politique politicienne, ce qui n’a pour moi pas d’intérêt.
Comment analysez-vous la dynamique qui vous a porté ? Pensez-vous qu’elle déborde le cercle des sympathisants de gauche et reflète un mouvement plus large dans la société ?
S’il y a bien une chose dont je suis sûre, c’est que j’étais en phase avec une partie de la société. Ce que j’ai porté, qui a été la cible d’attaques pour le tourner en ridicule, est profondément ancré. Plusieurs personnes m’ont confié : « Vous êtes la dernière chose que j’essaie. » C’était très fort. Il y a une colère et un désespoir que l’on ne mesure pas, surtout parmi les jeunes. Beaucoup des gens qui m’ont soutenue n’étaient pas engagés en politique, en étaient parfois très éloignés. Ces personnes ne sont pas familières du fonctionnement politique classique, et même le rejettent. Certaines ont vraiment été blessées par la défaite. D’autres m’ont dit avoir pleuré le soir du second tour.
Quand on fait campagne avec des personnes qui ne vont pas bien ou qui n’ont pas d’argent, on doit adapter le fonctionnement politique
Qu’est-ce qui vous a enthousiasmé et que vous souhaitez préserver pour la suite ?
C’était très original par rapport à ce qui se passe d’habitude. Au départ, quand je me suis présentée, je ne connaissais que deux personnes. À la fin, dans l’équipe de campagne, nous étions 370. Les gens qui sont arrivés, on leur a fait confiance d’entrée. On ne demandait pas de CV, pas de certificat de quoi que ce soit. Une personne qui avait envie d’aller sur la com’ ou sur le programme y allait, sans avoir besoin de posséder un doctorat. Cela a été d’une grande puissance. Un autre élément est important : personne ne cherchait une place, après. Le seul objectif, c’était de gagner à ce moment-là. Cela change totalement la dynamique et la manière de faire politique. Évidemment, il y avait aussi des limites à notre organisation, elle avait ses raideurs.Je lis, j’aime, je soutiensBasta est en accès libre. Je fais un don maintenant !
C’est à dire ?
Beaucoup de personnes dans cette équipe avaient subi des violences, de toute sorte – économiques, sociales, sexuelles… –, beaucoup étaient abîmées, cassées, donc n’allaient pas bien. Nous avons posé comme base que chacun avait le droit de dire quand ça n’allait pas et de se mettre en retrait quelques jours voire plusieurs semaines. Nous devions donc trouver une organisation qui fonctionne même quand ces personnes partaient. C’est arrivé très souvent et on a quand même réussi à tenir. Dans une campagne présidentielle, cela aurait peut-être été un problème, car il faut des personnes qui puissent assurer la continuité.
Mais c’est un vrai enjeu en politique : accepter que les gens aillent mal, ce qui n’est aujourd’hui jamais le cas. Quand vous n’allez pas bien dans un parti, même si vous êtes adhérent de base, vous vous mettez en retrait d’office, vous n’assistez pas à plusieurs réunions d’affilée et d’emblée vous êtes écarté. C’est très violent. Cela ne laisse aucune place à des gens qui pourraient porter un discours, des expériences et un vécu différents. Quand on fait campagne avec des personnes qui ne vont pas bien ou qui n’ont pas d’argent, on doit adapter le fonctionnement politique – créer une caisse de solidarité, veiller à ne pas avoir de propos qui peuvent offenser.
Si on ne change pas les rapports de domination, si on ne s’interroge pas sur pourquoi les enfants et les femmes sont violés, cela continuera
Il y a plein de moments dans la vie politique où il faut sortir de l’argent : payer un verre, un déplacement. Inclure dans une dynamique politique des personnes totalement désargentées sans, qu’à aucun moment, elles ne se sentent renvoyées à cela, est un vrai sujet. Cela oblige à être attentif à l’autre en permanence. Ce sont des petits riens, mais, ensuite, quand je suis suis sur un plateau télé, je pense à eux. Ces gens ne me quittent pas. C’est cela, je crois, la force de ma campagne, parce que cela s’est vu, cela s’est ressenti. C’est, pour moi, une grande fierté.
Comment allez-vous faire pour mobiliser ces personnes en faveur de Yannick Jadot ?
Même si ce n’était qu’une primaire, cela montre la volonté d’une partie de l’électorat de ne pas aller vers quelque chose de trop convenu. Nous devons trouver un équilibre entre une campagne plus rassurante, plus normée, et une ligne plus originale, plus subversive. C’est l’addition de cela qui permettra d’aller au bout. J’espère pouvoir influer sur l’originalité de la campagne. L’écologie, dans toute son histoire et dans tous les pays où elle est présente, invente d’autres manières de se présenter à des élections, de faire de la politique, d’autres langages, c’est aussi notre force. Ce sera compliqué de garder ces personnes dans une campagne présidentielle, mais je sens qu’elles sont toujours très attachées à ce qu’on a porté. Le fait que je sois présente est important, je me sens une responsabilité de ne pas les décevoir.

Justement, Yannick Jadot vous a confié la présidence de son conseil politique, qui regroupe l’ensemble des candidats qui se sont présentés lors de la primaire. Pensez-vous être en mesure de faire vivre la dynamique qui vous a portée, notamment sur les questions féministes ?
Je ne suis pas encore complètement à l’aise. La victoire de Yannick Jadot a aussi refermé la dynamique de la primaire sur un mode d’organisation plus traditionnel, donc plus masculin. L’un des enjeux sera de faire en sorte qu’il y ait vraiment un changement, que toutes les instances soient paritaires, mais pas seulement. Il faut que les femmes disposent du même temps de parole, du même respect, que leurs idées soient portées de la même manière. L’exercice politique reste un exercice fait par et pour les hommes. J’espère que je ne serai pas toute seule à porter cela.
Je suis frappée par le fait que Zemmour entre dans le débat politique comme dans du beurre. On ne lui oppose pas une autre vision du monde
Sur les discriminations et l’égalité femmes – hommes, c’est un état d’esprit, une manière de faire. Dans la lutte contre les violences sexistes et sexuelles, ce qui est essentiel, c’est de changer la structure de la société. Il ne s’agit pas seulement de présenter une série de mesures comme on présenterait un devis, en disant : si vous votez pour moi, voilà ce que vous aurez. On peut mettre en place l’imprescriptibilité des crimes sexuels, ou tout autre dispositif ; si on ne change pas les rapports de domination, si on ne s’interroge pas vraiment sur pourquoi les enfants et les femmes sont violés, cela continuera. On fera juste des mesures curatives. Il faut réussir à raconter une autre société, une société de respect. Je me suis aperçue que cette société de respect était loin d’être une évidence, alors qu’elle est quand même à la base des valeurs de gauche.
Comment ne pas se laisser imposer l’agenda par les candidats d’extrême droite, ce qui est pour l’instant le cas ?
Je suis frappée par le fait que Zemmour entre dans le débat politique comme dans du beurre. On ne lui oppose pas une autre vision du monde. L’enjeu est de remettre cela dans le débat : quelles valeurs porte-t-on à gauche ? Quelle société dessine-t-on ? Ce n’est pas juste une société où l’État signe des chèques : on parle de progrès humain, de solidarité, de communauté de destin. C’est quoi le progrès pour nous, s’il n’est pas juste technologique pour disposer du téléphone dernier cri ? Comment met-on cela en équilibre avec la nature en arrêtant cette croissance incessante qui nous envoie dans le mur ? Où est le changement climatique dans le débat politique aujourd’hui ?
Nous sommes à une bifurcation de nos sociétés. L’idée que cela ne peut plus continuer comme avant est présente partout, de l’extrême gauche à l’extrême droite. Il y a cependant deux réponses : d’un côté une société inclusive, où on refait société en protégeant l’environnement ; de l’autre, des gens qui sont en perte de repères et se replient sur une identité factice, violente, excluante, mais rassurante d’une certaine manière car on sait qu’on y est blanc et Français.
C’est une manière aussi de conserver son pouvoir, ses privilèges ?
Pour ceux qui financent cette vision, oui. Parmi ceux qui y adhèrent je n’en suis pas si sûre. J’ai soutenu ma thèse sur un économiste, Karl Polanyi, qui a analysé la montée du fascisme dans les années 1930. Il insistait sur le fait que le libéralisme économique a transformé le travail, la terre et la monnaie en marchandises, et que cela a fait disparaître des valeurs fondamentales telles que la qualité et la fierté du travail, la supériorité de l’équilibre naturel sur l’argent. À partir du moment où on a perdu ces valeurs, il a fallu en trouver d’autres ; ça a été le drapeau et la nation.
Macron a présenté plein de bidules magiques mais pas de plan d’investissement massif, ici et maintenant. Il a proposé 100 balles et il est content.
La montée de Zemmour dans les sondages intervient à un moment où le travail précaire explose, où les emplois de mauvaise qualité se multiplient, où toutes les politiques de l’emploi menées ces vingt dernières années, hormis les 35 heures, n’ont été que des politiques d’ubérisation du travail. Il n’y a plus de valeur spécifique au travail, cela sert juste à gagner de l’argent et à manger. Nous sommes par ailleurs engagés dans une destruction de la nature, qui sert de simple ressource. On n’a pas compris les dangers du libéralisme là où ils se situent : une perte de repères profonde, qui pousse des gens vers un repli identitaire.
Si on regarde Trump aux États-Unis ou Bolsonaro au Brésil, ils ont en partie été élus par des gens qui constituaient, avant, une forme de classe ouvrière, avec des repères dans le travail, une certaine fierté d’appartenance à une classe ouvrière. Les politiques libérales ont détruit cela, cette identité a disparu et la seule qui leur reste, c’est le drapeau. Cette dynamique est profondément dangereuse, il ne faut pas la négliger.
Cela fait quelques temps que la question du travail, de son contenu, de son sens, au-delà de la nécessité de créer des emplois, a quasiment disparu des discours politiques de gauche…
Le travail est un point aveugle de l’écologie. Les emplois dits de l’écologie ne sont pas spontanément de qualité : monter à grande hauteur quand on installe des éoliennes, être exposé à des produits potentiellement toxiques quand on travail dans le recyclage des déchets industriels…. C’est un débat qu’il faut mener : si on veut une société qui respecte les personnes, ces emplois doivent être extrêmement encadrés. L’une de ces garanties, c’est de ne pas user son corps, donc travailler moins. C’est pourquoi les 32 heures sont importantes ! Et quelle sécurité au travail, quelle garantie de l’emploi ? Car plus un emploi est exposé aux risques, plus il est précaire. Dans le nucléaire par exemple, on ne parle jamais des sous-traitants qui prennent les doses de radioactivité dans les centrales. Les ingénieurs qui nous vantent tant le nucléaire n’y sont pas confrontés.
Pour amortir la hausse du coût de l’énergie, le Premier ministre a annoncé une aide de 100 euros pour une majorité de ménages. Qu’en pensez-vous ?
C’est vraiment 100 balles et tais-toi. D’abord, pour l’essence, le gaz, l’électricité, ce n’est rien du tout. Surtout, c’est ne pas comprendre que le problème est structurel. C’est ne pas s’intéresser aux salaires. En même temps le gouvernement diminue les allocations chômage de plus d’un million de personnes, et bien plus que de 100 € ! C’est d’un cynisme inouï ! J’ai écouté la conférence « France 2030 » de Macron : il a présenté plein de bidules magiques mais pas de plan d’investissement massif, ici et maintenant, pour permettre aux personnes qui ont des vieilles voitures de moins dépendre de l’essence, pas de plan d’isolation des bâtiments, pas de plan pour les transports en commun ou les voitures partagées, tout ce qui permettrait à notre consommation d’énergie de diminuer. Il a proposé 100 balles et il est content.
Il faudra bien sûr aller vers l’union. Nous faisons de la politique pour changer les choses, et c’est maintenant que cela se passe
Alors que la prise de conscience des conséquences du réchauffement climatique semble de plus en plus massive, on semble avoir déjà oublié la Convention citoyenne pour le climat et ses propositions. Sont-elles définitivement tombées aux oubliettes, y compris pour les écologistes ?
Les propositions de la Convention citoyenne, c’est le socle d’un rassemblement à gauche. On pourrait tous et toutes se mettre d’accord là-dessus, même si je trouve que cela ne va pas assez loin ; et cela nous éviterait des discussions sans fin ! Ce qui s’est passé c’est que des membres de la Convention citoyenne ont rejoint des équipes politiques. Cela révèle un fonctionnement politique un peu délétère : quand il y a des mouvements citoyens, visibles, intéressants, comme celui-ci, on va chercher des figures au risque de fermer le débat, d’assécher le milieu associatif. On se retrouve avec la ou les figures de ce mouvement, mais on en oublie les propositions, même si de notre côté la Convention n’est pas enterrée.
Le prochain quinquennat est un mandat charnière, dites-vous. Mais pour l’instant, six mois avant le scrutin, aucun candidat de gauche ne semble avoir une chance de se qualifier pour le second tour. Imaginez-vous encore l’union possible, et à quelles conditions ? SUR LE MÊME SUJET
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Il faudra bien sûr aller vers l’union. Comment et sous quelles conditions rejoint l’enjeu de faire politique autrement. Pour l’instant, chacun regarde les sondages, et que le plus fort gagne. Je pense que nous devons faire autre chose : instaurer une forme de coopération plutôt qu’une domination de la force politique qui est en tête à un moment. Quoi qu’il arrive, il ne faut pas laisser passer les trains. Nous avons une responsabilité. Nous faisons de la politique pour changer les choses, et c’est maintenant que cela se passe. Car, même si Zemmour perd, si Le Pen perd, leur électorat est bien trop haut, leurs idées ont trop infusé, cela ne va pas. C’est quand même incroyable ce qui se passe, ce niveau de fascisme montant. On ne pourra plus l’arrêter quand il sera trop haut. Et il l’est déjà bien assez. Quand se réveille-t-on ?
Propos recueillis par Nolwenn Weiler et Ivan du Roy
Photo : Isabelle Harsin / Agence Sipa
25 heures devant CNews : entre misère journalistique et continuelle propagande d’extrême droite
MÉDIAS
30 novembre 2020 par CQFDLIRE PLUS TARDENREGISTRERS’ABONNER AU RSSFACEBOOKTWITTERMAIL
Nos confrères du mensuel CQFD se sont confrontés le temps d’une journée aux programmes de la chaîne d’information la plus réactionnaire de France. Un long chemin de croix qu’ils vous racontent.

- Temps de lecture :19 minutes
Cet article est publié dans le cadre de notre partenariat avec CQFD.
Ce lundi soir, il règne une étrange ambiance dans le local de CQFD. Un écran est posé sur la table de la cuisine. Depuis le vieux canapé de cuir et quelques chaises pliantes, nous sommes six à le regarder, non sans appréhension. Car le spectacle va commencer. Au programme : 25 heures devant CNews, chaîne d’info privée ultra-réactionnaire bénéficiant d’une fréquence publique, aux courbes d’audience grandissantes. L’idée : disséquer le quotidien des programmes de cette succursale de Canal +, au-delà des courtes vidéos qui relayent les plus odieuses saillies verbales de ses éditorialistes sur les réseaux sociaux.
Anciennement nommée I-Télé, CNews s’est faite porte-voix, entre autres joyeusetés, du racisme le plus décomplexé. Éric Zemmour y officie ainsi quatre fois par semaine dans l’émission Face à l’info présentée par Christine Kelly. C’est dans ce cadre qu’il a éructé cette considération sur les mineurs étrangers isolés, le 29 septembre dernier : « Ils sont voleurs, ils sont assassins, ils sont violeurs. C’est tout ce qu’ils sont ». Un dérapage ? Non, une tradition chez cet admirateur du général Bugeaud [1], qui le 31 août dernier balançait au sujet d’agressions estivales : « On sait que les victimes s’appellent Mélanie et les assassins Youssef. »
Embauché en 2019 par l’homme d’affaires Vincent Bolloré, propriétaire de Canal +, le polémiste d’extrême droite est le fer de lance de la stratégie « à droite toute » de la chaîne. Mais il est loin d’être le seul à clapoter dans des eaux politiques troubles, que ce soit parmi les invités ou les intervenants réguliers de la chaîne. Exemple entre cent, la patronne du très réac mensuel Causeur et chroniqueuse régulière de la chaîne, Élizabeth Lévy, allumée sauce pinard-saucisson s’illustrant régulièrement par son fiel envers les immigrés, les féministes et les tenants d’une société progressiste.
Après le meurtre de l’enseignant Samuel Paty le 16 octobre, la vague raciste a encore enflé sur la chaîne, implosant littéralement. De la députée européenne Nadine Morano déplorant la présence de femmes voilées dans sa circonscription à l’éditorialiste Guillaume Bigot appelant à la déportation des islamistes aux îles Kerguelen en passant par Élizabeth Lévy lâchant « Nous sommes ligotés par notre droit-de-l’hommisme », la logorrhée collective [2] n’avait qu’un objectif : taper sur les musulmans et ceux qui défendent leurs droits.
« L’objectif : observer la bête en direct afin de comprendre ce qui se joue dans cet espace médiatique et les dispositifs qu’il mobilise. »
Loin de causer du tort à la chaîne, cette stratégie éditoriale semble au contraire porter ses fruits : les taux d’audience ne cessent de grimper. Cet été, CNews a dépassé LCI pour devenir la deuxième chaîne d’information française derrière BFM TV, caracolant régulièrement au-dessus de la barre des 500 000 téléspectateurs. Surtout, elle semble avoir une influence de plus en plus marquée sur le jeu politico-médiatique français, nivelant les débats par le bas, vers cette zone obsédée par un dit « ensauvagement » de la société – quand Darmanin décrit son rejet des rayons de nourriture « communautaire » dans les supermarchés, on se jurerait au beau milieu d’un débat sur CNews.
Voilà pourquoi on s’est retrouvés le lundi 26 octobre à 19 h dans l’antre de CQFD pour un marathon télévisuel éprouvant. L’objectif : observer la bête en direct afin de comprendre ce qui se joue dans cet espace médiatique et les dispositifs qu’il mobilise. Conséquence de quoi : on s’est relayés pour ne rien rater, du début du Zemmour du lundi soir à la fin du Zemmour du mardi soir, pour un total de vingt-cinq (longues) heures, deux jours avant l’annonce du reconfinement, trois jours avant l’attentat de Nice. On vous en livre ici les moments marquants.
Lundi, 19 h – Musique oppressante, générique cheap, plateau moche et fonctionnel, on y est : Face à l’info commence, avec la falote présentatrice Christine Kelly aux commandes. Comme dans l’immense majorité des émissions de la chaîne, les débatteurs sont essentiellement de vieux mecs blancs, tandis que la présentatrice est cantonnée à un improbable rôle de complice mi-potiche mi-instit’. Outre Zemmour, il y a là trois spécimens : Régis Le Sommier, rédacteur adjoint de Paris Match qu’on entendra peu puisqu’il semble un peu moins frappadingue que les autres ; Harold Hyman, journaliste franco-américain farfelu à opinions et bretelles dérangeantes ; et Marc Menant, invraisemblable type à tête de vampire jauni issu du journalisme sportif. On comprend vite que ceux-ci ne serviront qu’à une chose : passer les plats à la star de la chaîne. Le sommaire évacué, le voilà ainsi invité à délivrer son premier « édito », consacré à la politique française dans le monde arabe, le président turc Erdogan ayant récemment traité Macron de malade mental. L’exercice dure une grosse vingtaine de minutes et se révèle particulièrement opaque. « La France est ciblée parce qu’elle est faible », regrette Zemmour, avant d’expliquer que la Chine, elle, a la chance de pouvoir massacrer les Ouïghours sans que personne ne moufte. Puis il s’embarque dans une valse de digressions loufoques, mêlant un Charles de Gaulle inspiré par le royaliste Charles Maurras aux écrits« extraordinaires » du collaborationniste Jacques-Benoist Méchin. Soudain apparaît Saint Louis. Puis le Quai d’Orsay en prend pour son grade : « On est passés des barbouzes du SAC et de Foccart à des juristes féministes ! » L’ensemble est complètement incompréhensible, et au local comme sur le plateau, la question première semble être : de quoi parle-t-il ?
19 h 21 – Ils chahutent, ils s’amusent, ils minaudent – « Calmez-vous, les garçons », rigole Kelly. Cravate violette, veste grise, Zemmour appelle à imiter la Russie de Poutine et à « jouer des divisions du monde arabe ». Puis il réenfourche son cheval de bataille, extirpant de son discours confus la phrase qui pourra ensuite être reprise en boucle par médias et réseaux sociaux : « Il faut que l’immigration musulmane cesse d’être un poids sur nos épaules ». Suivent quelques vagues considérations sur les « traditions chrétiennes » bafouées, puis les minauderies reprennent. Ce marathon va être long.
19 h 48 – Le loufoque Marc Menant, rebaptisé Vampirello par nos soins tant son sourire est flippant, a droit à son numéro. Lyrique, il consacre une chronique à Gilles de Rais, camarade de baston de Jeanne d’Arc et serial killer médiéval. On ne comprend pas grand-chose, à part que papy est très excité et que la foule pleurait le jour de l’exécution du criminel. C’est un peu gênant.
20 h 10 – Christine Kelly l’avait promis en début d’émission : « On va prendre de la hauteur. » Verdict à l’heure du générique de fin : c’est pas gagné. À la pauvreté incroyable des interventions, notamment sur l’élection américaine, s’est accolée la misère d’un dispositif ramené au degré zéro de l’entertainment : de vieux gars radotant de façon monocorde sur un plateau. Seule consolation : l’émission n’est ni précédée ni suivie ni interrompue par des publicités, les annonceurs ne se bousculant pas pour y être associés [3]. Cheh.
Aucun expert ou presque. « Le reste est meublé par des considérations de café du commerce sur le coronavirus et de propos acerbes sur le monde musulman. »
20 h 32 – « Mais qui sont ces gens ? », se demande-t-on. Et pourquoi les faire parler eux ? À quel titre ? L’Heure des Pros 2 a commencé depuis vingt minutes et l’émission tourne déjà au bordel en bande désorganisée. Ici aussi, ça débute avec quatre vieux mecs blancs et une femme. Et là encore, leurs considérations n’apportent rien. Choquantes ou pas, elles restent toujours au ras des pâquerettes. Ancien journaliste sportif, l’animateur star Pascal Praud, cheveux blancs et petites lunettes bleues, n’est expert de rien, mais ça ne l’empêche pas de déblatérer sur n’importe quel sujet, à tel point qu’il anime deux émissions sur CNews, une le matin l’autre le soir. Il y a aussi l’incroyablement bileux Ivan Rioufol, du Figaro, sorte de sous-Louis-Ferdinand Céline momifié, obsédé par l’immigration et le « choc des civilisations ». Et une certaine Sophie Obadia, dont on apprend qu’elle est avocate, point barre. Mais des experts ? Aucun, hormis dans ces images reprises à RTL sur lesquelles on entend le président du conseil scientifique Jean-Paul Delfraissy évoquer la situation sanitaire. Le reste est meublé par des considérations de café du commerce sur le coronavirus et de propos acerbes sur le monde musulman.
Dans son émission du lendemain matin, l’ancien journaliste sportif Pascal Praud s’emportera contre les politiques en temps covidés : « Quelles sont leurs compétences ? Ils donnent l’impression que chacun de nous pourrait les remplacer. » L’œil, la paille, la poutre, une vieille histoire…
21 h 47 – On profite de l’émission d’Yves Calvi, L’info du vrai, « empruntée » à la grille de Canal + et donc peu représentative de l’esprit CNews, pour discuter des ficelles de ce qu’on a vu jusqu’ici. Et le constat est accablant : il n’y a aucune forme de journalisme, aucune interview de terrain, simplement de lourdingues débats d’opinion qui s’éternisent. Et qui ne se distinguent que par un point : invités et chroniqueurs sont à la fois dénués de toute compétence spécifique et terriblement réacs. Bonus : ils rient beaucoup, grassement, dans une atmosphère de connivence dégoulinante, matraquant encore et encore leur insignifiance analytique.
L’association de critique des médias Acrimed a parfaitement résumé les effets pervers du dispositif : « C’est sur ce type de journalisme-comptoir caractéristique des talk-shows que prospèrent tous les “fast-thinkers”, et plus encore les chroniqueurs d’extrême droite. Commenter des faits divers, invectiver, idéologiser des ressentis, politiser la peur, butiner les sondages : leurs positions et leurs propos sur l’islam, la sécurité, l’immigration ou l’autorité trouvent dans les médiocres dispositifs un moule à leur mesure. […] Affranchis des faits comme de toute règle scientifique, les commentateurs sont portés par le commentaire ambiant et par les récits médiatiques dominants, en vogue depuis des décennies : “On vient vers vous, on vous demande : ‘La France est-elle en déclin ?’ Vous dites oui ou non ? Et vous Gérard, oui ou non ?” (Pascal Praud, 16 sept.) Du pain béni pour le “oui”des réactionnaires. » [4]
Aucune forme de journalisme, aucune interview de terrain, simplement de lourdingues débats d’opinion qui s’éternisent
22 h 09 – Castaner a le Covid, nous apprend un bandeau au bas de l’écran. Conséquence de quoi : on trinque. Pendant ce temps, Calvi et ses invités parlent intersectionnalités, islamo-gauchisme, ravages des cultural studies… Là aussi, ça frôle les abysses conservateurs sauf que les moyens sont là, patte Canal + aidant : il y a des reportages aux États-Unis, des images à commenter, des pensées un peu plus diverses et développées. Déprimant, mais un peu plus élaboré.
22 h 35 – Joie, pour Soir Info, le présentateur Julien Pasquet, ex-journaliste sportif (encore un !) rentré dans l’histoire du journalisme en août dernier grâce à son splendide « Mais on s’en fiche des chiffres ! » lors d’un débat sur l’« ensauvagement » de la France, a invité Florian Philipot, ex du FN, roulant désormais pour son propre parti, les Patriotes. Et c’est très représentatif de ce qu’on observera lors de ces 25 heures : les invités sont très souvent d’extrême droite, qu’il s’agisse du RN ou de Debout la France. Sinon, un bon contingent LR et LREM, ainsi que quelques PS et LFI disséminés ici et là. Niveaux « journalistes », c’est encore pire, avec surreprésentation de réacs azimutés, comme Eugénie Bastié grande progressiste au Figaro. Les autres invités affichent souvent des profils un peu étranges, à l’image de Kevin Bossuet, prof dans le 93 et scribouillard à Valeurs actuelles, qui ce soir se lance vite dans d’inquiétantes envolées : « Quand on a l’amour de la France chevillé au corps », s’enflamme-t-il causant République, avant qu’une urgentiste explique par Skype qu’elle voudrait que « Mbappé et Neymar s’investissent contre le Covid ». Il y a du niveau. Quand Kevin explique qu’il a vu des gens postillonner en terrasse des cafés, on répond en postillonnant sur l’écran – tel est notre désespoir.
23 h 30 – Philippot porte la même cravate violette que Zemmour plus tôt. Et il tient le même discours : « Il faut jouer sur les divisions du monde musulman. » Oh Lord…
23 h 52 – « Mais ils vont la passer combien de fois la pub lyrique sur les saumons norvégiens ? », s’étonne l’un d’entre nous. Réponse : beaucoup. Un point positif, vu que c’est à peu près le seul moment où on ne voudrait pas se crever les yeux au fer rouge tant ce qu’on voit est affligeant.
Mardi, 1 h 23 – Rediffusion de Vive les livres – François-Marie Banier, photographe et ex-gigolo de luxe de l’héritière Bettencourt, parle de ses bouquins. Fait notable : il dit sa fascination pour la Gay Pride, puis des choses belles et humaines sur les migrants afghans. Est-on bien sur CNews ?
1 h 54 – Dans Reportage, il y a un sujet sur le nouvel album de Cabrel. Un peu d’air dans cet océan anxiogène ? Même pas : « Dans son nouvel album, nous dit le journaliste, Francis Cabrel parle de beaucoup de choses qui l’ont touché, à commencer par la violence de la société, les jeunes filles voilées et les tueurs armés comme à la guerre […]. »Interview de l’artiste : « Le monde est inquiétant. À chaque coin de rue, [vous pouvez tomber sur] quelqu’un de détraqué. » Je déprimais, je déprime et je déprimerai.
2 h 28 – Quatrième diffusion de L’Édition de la nuit : un journal télévisé sans interview et sans reportage digne de ce nom – seulement un commentaire issu de dépêches d’agences lu par un journaliste sur des images d’archives. Ça devient rude. Il n’y a plus qu’un seul d’entre nous, phare dans la nuit. Meskine, il s’enverra encore six rediffusions avant l’aube.
« Les mêmes têtes reviennent d’émission en émission »
5 h 55 – Début de la matinale. Et l’occasion de se rendre compte que les mêmes têtes reviennent d’émission en émission. Ainsi des deux invités fils rouges : Daniel Scimeca, médecin généraliste, et Patrick Karam, vice-président du Conseil régional d’Île-de-France (son appartenance LR n’est même pas précisée…). Ils étaient déjà là hier, ces bougres.
06 h 09 – Sur le plateau, ça fait quelques minutes qu’on débat des mesures à prendre contre le corona. Patrick Karam fait une suggestion intelligente : offrir des masques aux salariés pauvres qui, par souci d’économie, portent les leurs un peu trop longtemps. C’est alors que le présentateur demande :
– « Daniel Scimeca, pourquoi est-ce qu’on a l’impression que la Chine s’en sort mieux que la France et le reste de l’Europe ?
– Écoutez. La Chine, d’abord, a un fonctionnement très autoritaire. Moi j’aime pas dire que la Chine n’est pas démocratique, c’est un type de démocratie qui n’est pas dans notre logiciel à nous mais en tout cas c’est sûr que les libertés individuelles, c’est une notion totalement différente d’ici et je pense que cela [et des] stratégies de reconfinement local [expliquent cette] réussite. » Fatigue.
7 h 12 – Ancien conseiller de Macron, Gaspard Gantzer, accusé par un invité d’être représentatif de l’esprit Ena de LREM, se défend de toute méconnaissance médicale : « J’ai des médecins dans ma famille ! »
7 h 30 – Le bandeau annonçant l’entretien de 8 h 15 avec Jordan Bardella clignote désormais toutes les deux minutes.
8 h 15 – Roulement de tambour : Bardella, vice-président du RN, est interviewé par Laurence Ferrari. Celle-là même qui confiait, il y a quelques années, au journal Elle : « À travers mes émissions, j’essaie de donner des clés aux électeurs pour qu’ils votent pour un projet, et non pas contre. » Ce matin, elle s’acquitte avec brio de cette mission en servant sur un plateau une soupe maison de questions labellisées RN à un Bardella sérieux comme un futur ministre de l’Intérieur. « Ils n’ont rien préparé, ni anticipé », assène-t-il, causant des macronistes et du Covid.« Nous sommes tous des cibles », ajoute-t-il, parlant terrorisme, « cinquième colonne » et « intelligence avec l’ennemi ». Sur le plateau, personne ne lui porte la contradiction : pour dérouler ses arguments néofascistes, ce n’est pas une ruelle qu’on laisse à Bardella, ce sont les Champs-Élysées. Boycott des produits français par des pays musulmans, Turquie, risque terroriste, fermeture des mosquées radicales… Bardella est plus qu’à son aise : triomphant. Et avant de partir, il place la petite phrase qui finira en bandeau : « La France doit devenir invivable pour ceux qui la déteste. »
« Pour dérouler ses arguments néofascistes, ce n’est pas une ruelle qu’on laisse à Bardella, ce sont les Champs-Élysées »
9 h 00 – Retour de Pascal Praud et de ses autoproclamés « snipers ». Il y a le pote à Zemmour Éric Naulleau, Laurent Joffrin l’ex de Libé et Charlotte d’Ornellas de Valeurs actuelles. Praud blague : « Y a que des gens de gauche sur ce plateau. » Ah ah. L’heure est au Covid et le show café du commerce continue, à base de « les gens, ils… » (compléter d’un propos réac).
10 h 52 – Depuis une petite demi-heure, un autre poète est aux manettes : Jean-Marc Morandini. Chemise blanche, smoking blanc, sourire crispant, le roi de la télé-poubelle continue dans la voie de ses camarades. Pour les « reportages », lui aussi a recours aux images de ses confrères de TF1 ou M6. C’est le cas quasiment tout le temps sur CNews, avec omniprésence de la mention « images d’illustration ». Pour le reste, ça cause en plateau, toujours sans grand intérêt. Une rhumatologue éveille notre attention : selon elle, il faudrait mettre le couvre-feu en semaine à 18 h, parce que sinon les gens auront la tentation de profiter d’une heure de détente post-boulot avant de rentrer chez eux. Le lendemain soir, Macron annoncera le reconfinement.
11 h 52 – Morandini est surexcité : il réunit sur un même plateau l’ex-patron du Raid et celui du GIGN. La gloire. Comme de juste, l’institution policière se voit gratifiée de vigoureux coups de brosse à reluire.
13 h 48 – Valse des journaux qui s’enchaînent. À Midi News, il y avait Franck Allisio, vice-président du groupe RN à la région Paca. Et puis de longues discussions nauséeuses sur les mosquées après la fermeture de celle de Pantin. Au final, Allisio n’est pas pire que les autres. Et c’est bien l’enseignement de ces débats sur le terrorisme ou le confinement : il n’est quasiment plus possible de différencier la parole d’un élu RN de celle d’une encartée à LREM ou d’un conseiller municipal PS : tous tiennent un discours semblable. À la seule différence que celles et ceux du RN plastronnent : « On vous l’avait bien dit. »
14 h 32 – C’est La belle équipe, présentée par une certaine Clélie Mathias. Vampirello est de retour. Ainsi que trois autres vieux mecs blancs à têtes de morts. Se confirment encore les choix plateaux de CNews : une meuf pour faire genre et quatre gugusses qui débattent. Le taux de conneries rancies à la seconde est affolant, avec Vampirello qui se lâche sur les « pleurnicheries » des musulmans dénonçant le racisme, lâchant notamment : « Mais qu’elle enlève son foulard ! » Parfois un autre invité se réveille, fait mine de s’offusquer, puis ça repart dans l’invective et le racisme. Ce n’est plus une chaîne, c’est un égout.
Des débats basés sur le matraquage et les propos de comptoir, tendant « tous vers le pire avec une constance terrifiante »
16 h 32 – On se rend compte que l’exercice tourne en rond, tant les dispositifs sont les mêmes pour chaque émission. Certaines sont certes moins pires que d’autres, à l’image de L’Heure des choix à 16 h, avec parfois des débats plus contradictoires, quelques invités valables voire intéressants – mention spéciale à Me Vincent Brengarth, avocat de la mosquée de Pantin tentant de rappeler les bases de l’État de droit – mais sinon tout est interchangeable. On reconnaît d’ailleurs des habitués, qui passent d’une émission à une autre, comme l’ancien boss de l’OM Jean-Claude Dassier, qui aligne beauferie sur beauferie, ou notre favori Vampirello, invraisemblable baratineur de l’enfer réac.
Mal ficelés, composés pour ne rien coûter, basés sur le matraquage et les propos de comptoir, les débats tendent tous vers le pire avec une constance terrifiante. On pense à l’ami Nico de Libertalia qui a récemment envoyé bouler Jean-Pierre Elkabbach qui lui demandait s’il y avait possibilité de débattre sur CNews avec l’auteur d’un livre publié par sa maison d’édition. « Nous on a une éthique », aurait-il balancé au vieux tromblon qui lui demandait pourquoi il refusait le débat. Y aller, c’est forcément s’abaisser.
17 h 27 – Notre coup de cœur musico-publicitaire : le slogan chanté « Vendezvotrevoiture.fr », que notre graphiste entonne sans trembler. Le saumon norvégien reste cependant le top en la matière, suscitant des cris de joie à chaque apparition. Oui, la folie nous guette.
18 h 32 – Ça fait une heure et demie que Laurence Ferrari, qui était déjà là à 8 h 15, anime son émission Punchline. Et depuis 23 heures et 28 minutes, on n’a toujours pas entendu un seul mot sur la Pologne, où une grève générale est prévue le lendemain contre une réforme interdisant l’IVG presque totalement. Rien non plus sur le tout récent référendum chilien ayant pourtant permis d’en finir avec la Constitution héritée de l’ère Pinochet.
19 h 21 – L’ordi sur lequel on regarde l’émission en streaming commence à nous lâcher. Lui aussi n’en peut plus. Du coup on scrute l’émission de Zemmour au ralenti. Coup de théâtre : il consacre un édito au Chili ! Mais la vérité tombe vite : c’est pour vilipender les « capacités exceptionnelles de manipulation de la gauche ». Ensuite il tape sur les féministes – « Elles ont 150 ans de retard ces pauvres filles. » C’est un chouïa moins confus qu’hier mais toujours complètement orienté et décousu. Zemmour se lâche, rigole, fait le paon. Et nous : on frise la démence.
20 h et des poussières – Praud lance L’Heure des pros 2. « Le moment est sombre », commence-t-il. Tu l’as dit bouffi. On éteint. On se regarde. Et on se le jure : plus jamais ça.
Émilien Bernard (avec le soutien précieux de Clarito, Fredo, Iffiko, Raspoutino et Lady Pyélo)
Illustration : © Étienne Savoye

Vous pourrez retrouver cet article dans le dernier numéro de CQFD en kiosque et maisons de la presse ou sur le site de CQFD.
Merci à CQFD de nous avoir autorisés à reproduire cet article d’utilité publique.Repère :Mise à jour du 30 novembre de la rédaction de CQFDLire l’encadré
Voir en ligne : Marathon CNews : 25 heures en enfer cathodique
Notes
[1] Éric Zemmour a été mis en demeure en 2019 par le CSA pour avoir vanté l’action de ce militaire lors de la conquête de l’Algérie : « Quand le général Bugeaud arrive en Algérie, il commence à massacrer les musulmans, et même certains juifs. Et bien moi, je suis aujourd’hui du côté du général Bugeaud. C’est ça être français ! »
[2] Samuel Gontier l’a brillamment résumée dans un article publié le 20 octobre sur son blog « Ma vie au poste » : « Après le meurtre de Samuel Paty, le concours Lépine des idées d’extrême droite ».
[3] Notamment grâce à la campagne « name and shame » lancée par les activistes de Sleeping Giants.
[4] Article du 6 octobre 2020, signé Pauline Perrenot et intitulé « Chaînes d’info, l’extrême droite en croisière ».