Hydrogène : rêve industriel, cauchemar climatique
19 AOÛT 2021 PAR MICKAËL CORREIA
L’hydrogène est vanté par les industriels et les gouvernements du monde entier comme la nouvelle énergie « propre » censée nous sauver du chaos climatique. Financé à coups de milliards d’euros d’argent public, l’hydrogène s’avère pourtant nocif pour le climat comme le révèle une dernière étude scientifique.
C’est l’énergie qui a le vent en poupe. L’hydrogène serait la bonne nouvelle qui viendrait résoudre le chaos climatique. La promesse d’un combustible propre qui permettrait de maintenir notre industrie à flots et de continuer de nous déplacer massivement en voiture ou en avion. Contrairement au pétrole, au gaz naturel ou au charbon, l’hydrogène – chimiquement du dihydrogène (H2) – n’émet pas de CO2. Utilisé comme carburant, il ne rejette que de la vapeur d’eau.
« L’hydrogène, c’est génial, et je suis déterminé à en faire un succès », s’enthousiasmaitainsi, le 8 juillet 2020, Frans Timmermans, commissaire européen à l’action pour le climat. Le haut fonctionnaire réagissait à la publication de la Stratégie hydrogène européenne qui ambitionne le développement « à grande échelle » et « dans tous les secteurs difficiles à décarboner » de technologies utilisant l’hydrogène.
Bruxelles considère en effet l’hydrogène comme une priorité pour la mise en œuvre de la transition écologique, sa part dans le bouquet énergétique européen devant passer de moins de 2 % actuellement à 14 % d’ici à 2050. Le 14 juillet 2021, la Commission européenne a dévoilé les grandes lignes de son « Pacte vert », un paquet législatif qui doit permettre de réduire les émissions de gaz à effet de serre d’au moins 55 % en 2030. L’hydrogène y est décrit comme le carburant qui jouera un rôle clé pour les infrastructures industrielles et les transports.
Inauguration d’une unité de production d’hydrogène pilotée par Shell à Wesseling, en Allemagne. 2 juillet 2021. © Malte Ossowski / SVEN SIMON / SVEN SIMON / dpa Picture-Alliance via AFP
Les pays pionniers en la matière sont l’Allemagne, qui a mis sur la table 10 milliards d’euros pour sa stratégie nationale hydrogène adoptée en juin 2020, le Canada, qui aspire à devenir d’ici à 2050 l’un des trois plus grands producteurs mondiaux d’hydrogène, et le Japon qui a, dès 2017, déployé un plan pour transformer l’archipel en « société de l’hydrogène », avec un budget alloué de plus de 700 millions de dollars rien qu’en 2020.
De son côté, la France a déjà décidé d’investir pas moins de 7 milliards d’euros d’ici à 2030 dans l’hydrogène – dont 2 milliards dans le cadre du plan de relance – afin de viser « la décarbonation de l’industrie ». Validé le 10 août dernier par le Sénat américain, le fameux plan Biden prévoit pour sa part 8 milliards de dollars au développement de cette énergie du futur, et le Royaume-Uni vient d’acter cette semaine un plan pour attirer plus de 4,5 milliards d’euros dans le secteur.
Mirage vert ?
L’hydrogène produit à l’heure actuelle est cependant bien loin d’être bénéfique pour le climat. À l’échelle internationale, l’hydrogène est élaboré à 95 % à partir d’énergies fossiles, consommant 6 % du gaz naturel dans le monde, d’après l’Agence internationale de l’énergie.
Cet hydrogène fossile est qualifié de « gris ». Le procédé industriel le plus usité pour en produire consiste à faire réagir le méthane, principale composante du gaz naturel, avec de l’eau pour obtenir un mélange contenant de l’hydrogène et… du CO2.
Les émissions associées à l’hydrogène gris sont estimées à 830 millions de tonnes équivalents CO2 par an. C’est plus de deux fois et demie ce que rejette annuellement la France. Encore marginale, la production d’hydrogène en Europe est à plus de 90 % d’origine fossile mais représente déjà 4 % de ses rejets de CO2 – l’équivalent de ce qu’émet le transport aérien dans l’Union européenne.
Pour alimenter à l’hydrogène vert les trois millions de camions parcourant l’Europe chaque année, il faudrait près de deux fois la surface de l’Île-de-France recouverte de panneaux solaires.
Deux techniques permettent toutefois d’obtenir de l’hydrogène sans aucune émission de gaz à effet de serre. Tout d’abord, l’hydrogène vert. Son principe de production, l’électrolyse, est simple. Il s’agit de décomposer de l’eau en oxygène et en hydrogène grâce à de l’électricité verte, issue de l’éolien ou du solaire par exemple.
Problème : son coût est extrêmement onéreux. Produire de l’hydrogène vert coûte jusqu’à 5,5 euros le kilo avec l’électrolyse, soit trois fois plus cher que de l’hydrogène gris issu du gaz naturel (1,5 euro le kilo).
Par ailleurs, les quantités d’électricité nécessaires à l’électrolyse sont colossales. Pour alimenter à l’hydrogène vert les trois millions de camions parcourant l’Europe chaque année, deux chercheurs français ont calculé pour Reporterre en février 2021 qu’il faudrait près de deux fois la surface de l’Île-de-France recouverte de panneaux solaires – l’équivalent, en matière de puissance électrique, de 156 réacteurs nucléaires.
Ce rêve bleu
Mais une autre solution décarbonée existe : l’hydrogène bleu. L’idée est de produire de l’hydrogène à partir de gaz naturel – de l’hydrogène gris donc – mais de capter le CO2rejeté grâce à des technologies qui permettent de piéger le carbone directement à la sortie des cheminées pour ensuite l’ensevelir sous terre.
L’hydrogène bleu a été promu activement auprès de l’Union européenne par l’industrie pétro-gazière. D’après cette dernière, il est deux fois moins cher que l’hydrogène vert – 2,50 euros le kilo –, et le réseau de gazoducs existant permettrait d’approvisionner les futures infrastructures de production.
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Le lobby de l’hydrogène, représenté par Hydrogen Council (une association internationale de 123 industriels du secteur fossile) et Hydrogen Europe (regroupant plus de 260 grandes entreprises européennes), a dépensé en 2020 58,6 millions d’euros pour influencer Bruxelles quant aux bienfaits économiques et climatiques de cet hydrogène produit à partir de gaz naturel.
Dans un rapport publié en juillet 2021 sur le lobbying des groupes énergétiques fossiles, le Réseau européen d’observatoire de multinationales a alerté : pour ces industriels, l’hydrogène vert est « un cheval de Troie » afin de perpétuer la consommation de gaz naturel. « En présentant l’hydrogène comme une solution miracle pour décarboner l’économie, les entreprises d’énergies fossiles parient sur le fait que la demande dépassera l’offre très limitée d’hydrogène vert. Nous resterions alors dépendants de l’hydrogène fossile », constate le rapport.
Une offre très limitée d’hydrogène vert, ce n’est pas peu dire. Pour exemple, l’Allemagne prévoit dans sa stratégie nationale hydrogène l’installation d’une capacité de production capable de générer annuellement 14 térawatt-heure (TWh) d’hydrogène vert d’ici à 2030. Pourtant, le gouvernement estime qu’à cet horizon, les besoins de capacité en hydrogène du pays s’élèveront à environ 110 TWh par an, et plusieurs études d’experts évaluent que ces besoins pourraient être en réalité au moins trois ou quatre fois supérieurs (lire notre article ici).
La commissaire européenne à l’énergie, Kadri Simson, a pour sa part déclaré en avril 2021 que l’hydrogène bleu « aura un rôle à jouer » en attendant que l’hydrogène vert se développe et que ses coûts baissent. « Notre destination, c’est le vert, mais nous y arriverons via une autoroute bleue », a indiqué le 29 mai dernier Al Cook, haut dirigeant de la compagnie pétrolière norvégienne Equinor. Paul Bogers, vice-président de Shell, a quant à lui été jusqu’à assurer que l’hydrogène bleu à grande échelle restera nécessaire même si l’hydrogène vert devient moins cher…
Une diversion pour l’action climatique
Au-delà d’être une bouée de sauvetage permettant à l’industrie pétro-gazière de maintenir notre dépendance aux énergies fossiles, l’hydrogène bleu s’avère être affreusement climaticide.
C’est ce que vient de révéler le 12 août dernier un article scientifique retentissant. Pour la première fois, deux chercheurs américains des universités Cornell et Stanford, Robert Howarth et Mark Jacobson, se sont penchés sur les émissions de gaz à effet de serre du cycle de vie de l’hydrogène bleu. Et contrairement à ce qu’avancent les industriels, l’ensemble de la chaîne de production et le procédé technologique permettant de piéger le CO2 dégagent en réalité beaucoup de gaz à effet de serre, notamment du méthane.
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Dans le premier volet de son nouveau rapport d’évaluation sur le climat publié le 9 août dernier, le Giec a rappelé que le méthane est responsable de près d’un quart du dérèglement climatique. Ce puissant gaz à effet de serre possède un potentiel de réchauffement 86 fois plus important que le CO2 sur une période de 20 ans.
D’après les travaux menés par Robert Howarth et Mark Jacobson, les fuites de méthane dues à la production d’hydrogène bleu font que cette énergie miracle n’émet finalement que 9 à 12 % de gaz à effet de serre en moins que l’hydrogène gris. Pis, les analyses des deux chercheurs dévoilent que l’empreinte carbone de l’hydrogène bleu est supérieure de plus de 20 % à celle de la combustion de charbon pour le chauffage.
« Nous notons en outre que, depuis 2017, une grande partie de la pression en faveur de l’utilisation de l’hydrogène comme énergie provient du Hydrogen Council, un groupe créé spécifiquement par l’industrie pétrolière et gazière pour promouvoir l’hydrogène, et tout particulièrement l’hydrogène bleu, pointe l’étude scientifique. Du point de vue de l’industrie, le passage du gaz naturel à l’hydrogène bleu peut être considéré comme économiquement bénéfique, car il faut encore plus de gaz naturel pour générer la même quantité de chaleur. »
Entreprises membres de l’Hydrogen Council en 2021. © hydrogencouncil.com
Enfin, les deux scientifiques rappellent qu’il n’existe actuellement dans le monde que deux installations d’hydrogène bleu qui produisent à l’échelle commerciale – l’une exploitée par Shell en Alberta (Canada), et l’autre par Air Products au Texas (États-Unis) –, tout en soulignant que la technologie de capture de carbone est encore balbutiante et suppose que le CO2 piégé peut être stocké indéfiniment sous terre pendant des siècles.
« L’hydrogène bleu génère d’importants impacts climatiques. Nous ne voyons pas comment l’hydrogène bleu peut être qualifié de “propre” », s’alarment Robert Howarth et Mark Jacobson. Et ces derniers de conclure leur article : « L’hydrogène bleu doit être considéré au mieux comme une diversion qui peut retarder l’action nécessaire pour décarboner véritablement l’économie mondiale. »
L’hydrogène décarboné est dans la course pour réussir la transition énergétique »
TRIBUNE
Pierre-Franck Chevet – Président d’IFP Energies nouvelles
Alors qu’une voiture à hydrogène s’apprête à prendre le départ aux 24 Heures du Mans, Pierre-Franck Chevet, président de l’IFP Energies nouvelles, vante les mérites de ce gaz afin de décarboner les transports. Mais ses propriétés physico-chimiques n’en font pas un candidat idéal pour tous les modes de mobilité.
Publié aujourd’hui à 14h00 Temps de Lecture 3 min.
Tribune. Le 21 août, le prototype de compétition à propulsion électrique-hydrogène de l’écurie H24 Racing s’élancera sur l’autodrome des 24 Heures du Mans. Des tours de piste qui marqueront une avancée supplémentaire vers une course zéro émission d’ici 2024. Et une nouvelle preuve de la pertinence de l’hydrogène pour décarboner les transports.
Pour atteindre son objectif de neutralité carbone d’ici 2050, la France doit s’attaquer à la décarbonation des transports. Et ce de manière urgente, car le secteur représente plus de 30 % des émissions totales de CO2. L’hydrogène décarboné est dans la course pour réussir la transition énergétique
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L’hydrogène décarboné s’impose comme l’une des solutions pour réduire les émissions de CO2 des transports. Mais pas pour tous les usages : ses propriétés physico-chimiques n’en font pas un candidat idéal pour tous les modes de mobilité.
Avantages et inconvénients
Prenons la voiture individuelle. Les vertus de la molécule verte pour décarboner cet usage sont régulièrement vantées. Pourtant, c’est dans l’automobile que son potentiel semble le plus limité, les constructeurs ayant déjà fait le choix des véhicules électriques à batterie pour remplacer les moteurs thermiques. C’est une solution bien adaptée, qui va gagner du terrain avec l’augmentation des performances des batteries et des capacités de recharge. Dans ce contexte, le véhicule électrique équipé d’une pile à combustible (PaC) fonctionnant à l’hydrogène trouvera plus difficilement sa place.
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Mais qu’en est-il des autres usages ? Ceux dont les besoins énergétiques ne peuvent être satisfaits par la batterie ? Le jeu reste ouvert. Qu’il s’agisse de PaC ou de moteurs à hydrogène, chaque solution implique des choix industriels stratégiques et possède ses avantages et inconvénients.
Les poids lourds sont d’excellents candidats à la conversion à l’hydrogène, car ils ont besoin d’une forte capacité d’énergie embarquée et de faibles temps de ravitaillement, difficilement compatibles avec les capacités des batteries. En misant sur la transformation des moteurs à l’hydrogène, les industriels ont un avantage considérable : décarboner sans engager de nouveaux investissements.
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Les trains à hydrogène, quant à eux, sont déjà une réalité en Europe, avec des projets de trains à propulsion électrique exploitant une PaC à hydrogène. C’est une option qui fait sens, 50 % du réseau ferroviaire européen n’étant pas électrifié. Dans ces conditions, mieux vaut se tourner vers l’hydrogène plutôt que vers des investissements d’électrification des voies conséquents.
Quatre fois plus volumineux
Si l’avion propre fait déjà l’objet de projets ambitieux, il doit encore relever des défis importants. Certes, l’hydrogène est plus énergétique en masse que le kérosène, mais il est quatre fois plus volumineux, même dans son état liquide à − 253 °C, exigeant ainsi la transformation de l’architecture de nos avions et de leurs réservoirs. C’est une vraie contrainte qui peut toutefois être contournée en combinant l’hydrogène au CO2 capté ou à la biomasse pour produire des hydrocarbures de synthèse renouvelables. Sans oublier aussi la contrainte très forte de sécurité du transport aérien.
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De même, dans le domaine maritime, l’hydrogène hébergé dans une molécule hôte comme l’ammoniac fait, pour beaucoup, figure d’option privilégiée. Transformé en d’autres vecteurs énergétiques, il peut alors servir de carburant vert, et ce, sans modification majeure du parc existant de navires.
Nous faisons le pari de l’hydrogène pour accompagner la transition énergétique dans les transports. C’est un des vecteurs d’avenir pour décarboner la mobilité, aux côtés d’autres solutions alternatives en cours de développement.
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Pour cela, encore faut-il que la trajectoire soit optimisée. Sur le plan des coûts tout d’abord. L’incursion de l’hydrogène dans le mix électrique et les transports demanderont des investissements conséquents et un soutien public fort pour financer les infrastructures nécessaires.
L’optimisation est également temporelle ; pour répondre à l’urgence climatique, il faut d’abord miser sur des technologies qui peuvent être facilement et rapidement mises en œuvre. Et donner le temps aux solutions de rupture qui prendront le relais de se déployer à l’échelle industrielle.
L’IFP Energies nouvelles (Ifpen) est un établissement public à caractère industriel et commercial en France.
Pierre-Franck Chevet (Président d’IFP Energies nouvelles)