Pour les infirmières scolaires, la crise sanitaire a fait déborder le vase des difficultés structurelles
Réclamant davantage de moyens et de reconnaissance, la profession appelle à une journée de grève et de mobilisation, jeudi 10 juin.
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Il y a quelques jours, une lycéenne est venue frapper à la porte de l’infirmerie de Marie (le prénom a été changé), infirmière scolaire dans l’Eure. Elle a demandé un test de grossesse. En la recevant, Marie s’est maudite. La jeune fille était passée quinze jours auparavant pour demander des conseils, et éventuellement une contraception d’urgence, mais avait trouvé porte close. A ce moment-là, Marie était mobilisée pour réaliser des autotests.
Des situations comme celles-là, les infirmières scolaires estiment en avoir trop vécu cette année. Accaparées par la gestion de la crise sanitaire dans leurs établissements, elles ont souvent été contraintes de délaisser leur cœur de métier, l’accueil et l’écoute des élèves. Pourtant, elles ont vu exploser le mal-être des écoliers, collégiens et lycéens, éprouvés par les confinements successifs et l’alternance entre présentiel et distanciel. Cette situation a mis en lumière le manque de moyens structurels et les conditions de travail difficiles de la profession. Dans la rue, jeudi 10 juin, à Paris, les infirmières scolaires réclameront un recrutement massif de personnels, une revalorisation de salaires ainsi qu’une formation spécifique.
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« On n’a cessé de nous charger de tâches supplémentaires, sans prendre en compte notre mission première, à savoir l’accueil et l’écoute des élèves », dénonce Saphia Guereschi, cosecrétaire générale du Snics-FSU, syndicat majoritaire parmi les infirmières scolaires. Au cœur du système scolaire, les 7 700 infirmières de l’éducation nationale sont chargées de dépister des situations problématiques, d’effectuer un suivi des élèves, de leur fournir un accueil et une écoute et de les orienter si besoin vers d’autres dispositifs, comme l’assistante sociale. « Nous sommes autonomes, seules face à l’élève dans des situations parfois graves, et nous ne sommes pas bien payées », poursuit Saphia Guereschi.
Selon un rapport de la Cour des comptes d’avril 2020, il y avait une infirmière scolaire pour 1 300 élèves en 2018. Ces professionnelles gagnent en moyenne 1 800 euros net par mois, d’après les chiffres établis par le Snics-FSU. Les infirmières scolaires n’ont pas été concernées par les revalorisations salariales des infirmiers hospitaliers lors du Ségur de la santé. La grille de salaire n’est pas la même : « Nous avons un retard de carrière qui peut aller jusqu’à onze ans », souligne Saphia Guereschi.
Nouvelles détresses
Cette année, les infirmières scolaires ont pourtant été sursollicitées. « Quand il y a eu des explosions de cas, on cherchait tous les jours qui était cas contact, quels élèves s’étaient croisés au cours de sport, c’était fou », se souvient Véronique (le prénom a été changé), infirmière scolaire dans l’académie d’Aix-Marseille. Ensuite sont venues les campagnes de tests antigéniques dans les lycées à partir de février, puis celles des autotests.
Ce temps n’a pas pu être consacré à l’accompagnement des élèves. Pendant la réalisation des autotests, l’infirmerie était fermée. « On dit qu’il y a eu une déprogrammation des soins à l’hôpital mais, à l’éducation nationale, tous les soins infirmiers sont déprogrammés depuis dix-huit mois », abonde Saphia Guerischi. Dans beaucoup d’établissements, les séquences d’éducation à la santé, destinées à la prévention, ont dû être annulées : « Cette année, nous n’avons pas parlé sexualité, hygiène de vie, addiction, consentement, estime de soi avec les élèves, énumère Marie, infirmière dans l’Eure. Or ce sont des moments essentiels. »
Surtout, les infirmières débordées ont vu se présenter devant leurs portes les nouvelles détresses des élèves. Au sortir du premier confinement, Véronique constate que beaucoup d’entre eux, après trop de temps passé devant les écrans, ne regardaient plus dans les yeux. Un élève de 10 ans, en obésité morbide, avait dû arrêter le sport et son suivi psychologique pendant les mois à distance. A la rentrée, il ne parvenait plus à canaliser son énergie en cours, dormait en horaires décalés. Elle se souvient aussi de cet enfant, repéré au début de l’année, qui s’endormait sans cesse en classe et dont la mère seule, en grosses difficultés, l’appelait souvent au téléphone. Le distanciel a privé l’élève d’un suivi régulier :« Je n’ai pas pu répondre aux demandes de la maman, dit simplement Véronique. C’est très très frustrant. »
Les infirmières scolaires souhaiteraient être reconnues et soutenues pour ce travail. « Nous sommes passionnées par notre métier, nous avons été là, fidèles au poste, insignifiantes, mais présentes », insiste Marie. Le ras-le-bol dans la profession est palpable. Julie (le prénom a été changé), infirmière dans la Seine-Maritime, chargée d’un collège de 600 élèves et de sept écoles, a failli changer de voie. En janvier, elle a été arrêtée cinq mois. Entre les situations impossibles des élèves qu’elle n’avait pas les moyens d’aider et les tâches supplémentaires, elle s’est sentie submergée. « J’aime mon métier, mais je ne voyais pas comment m’en sortir, confie-t-elle. Je me suis rendu compte que je n’étais pas corvéable à merci. »
*« Je ne m’occupe plus que du Covid » : paroles d’infirmiers et de médecins scolaires
La crise sanitaire a fait ressortir un « mal-être diffus » chez certains élèves, racontent infirmiers et médecins scolaires.
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C’est une vingt-troisième rentrée des classes que vient de faire Béatrice Saint-Germain, infirmière scolaire. Elle connaît « parfaitement » son établissement, à Niort. Elle connaît aussi la « très grande majorité » de ses 1 500 élèves (« surtout ceux qu’il faut suivre de près en raison de leurs problèmes de santé ») ; idem des enseignants et du personnel d’éducation. Et pourtant, tout lui semble « très différent » depuis le 2 septembre, jour de la rentrée.
« On se pensait préparés au rebond épidémique, on avait rouvert l’établissement en mai, et suivi de près l’évolution de la situation tout l’été… », raconte-t-elle. Et puis non : « Il faut faire avec l’imprévu », souffle cette porte-parole du syndicat Snies-UNSA. L’imprévu d’une circulation du virus qui « s’emballe ». L’imprévu d’un protocole sanitaire déjà modifié à quatre reprises depuis le déconfinement. L’imprévu d’un climat dans les établissements où « tout le monde a été content de revenir », mais qui s’est détérioré rapidement.
« Le Covid a fait ressortir une forme de mal-être diffus qui couvait chez bon nombre d’élèves, observe cette infirmière. Des jeunes qui ont connu une coupure du lien social et qui ont vécu un isolement brutal. Cette émotion-là, cette souffrance rejaillit aujourd’hui. » Saphia Guereschi, affectée dans un collège rural de l’Yonne, se fait aussi l’écho d’une « angoisse diffuse » : « On le sait, le confinement a exacerbé le stress et les conflits intrafamiliaux. Les appels au 119 ont explosé, rappelle cette porte-parole du Snics-FSU, un autre syndicat d’infirmiers de l’éducation. Les effets de la crise sanitaire doivent encore être mesurés, mais je crains un effet rebond, une bombe à retardement au sein de la jeunesse. »
« Ça défile »
En attendant, « ça défile » dans les infirmeries, racontent les infirmières. Des élèves avec de la fièvre, des maux de tête, des symptômes divers et variés qu’il faut isoler dans une salle spéciale, comme l’exige le protocole sanitaire, en attendant que leurs parents viennent les chercher. La cité scolaire de Béatrice Saint-Germain dispose de deux salles à cet effet, « mais ça deviendra compliqué cet hiver si l’on se met à suspecter tout le monde », souligne cette professionnelle chevronnée. Jusqu’à présent, les « cas suspects » ont été « légion », mais les « cas confirmés » (après un test), une poignée seulement.
Le lycée professionnel du Val-d’Oise où Annie Routier officie ne dispose que d’une salle d’isolement. Alors elle s’en est aménagé une autre, « plus commode, avec un lit et un fauteuil de repos », pour accueillir deux élèves à la fois. « Début septembre, on isolait des dizaines d’élèves, raconte-t-elle. Les enseignants nous en envoyaient tous les jours… »
Cela a changé le 22 septembre, avec l’assouplissement du protocole sanitaire entérinant le passage de la « quatorzaine » à la « septaine » (sept jours d’isolement), visant à limiter au maximum les fermetures de classe et d’établissement. « Ce sont désormais les symptômes d’apparition brutale qui doivent nous alerter, explique Annie Routier. Un élève enrhumé, on laisse passer… On se concentre sur celui qui arrive en forme le matin mais dont l’état de santé se dégrade après. » Dans son lycée, le changement de doctrine a été suivi d’effets : les cas suspects ont diminué d’un coup, pour frôler le zéro. « Il me semble aussi que, en parallèle, les familles, inquiètes, gardent davantage leurs ados à la maison », tempère-t-elle.
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Des parents « inquiets », des enseignants « dans tous leurs états », Marianne Barré, médecin scolaire dans le Loiret et porte-parole du syndicat SNMSU-UNSA, en a toute la journée au téléphone. « Ce énième allègement du protocole, décidé alors que tous les voyants passaient au rouge à l’extérieur [de l’école], les a plongés dans la confusion, observe-t-elle. Beaucoup ont le sentiment d’être baladés. Alors ils nous inondent de questions. »
« Mon enfant est positif, mais il a passé X heures, X jours à l’école, que dois-je faire ? », demandent des parents. « Mon conjoint est à risque », ou « Je vis avec ma mère malade, comment le/la/me protéger ? », interrogent des enseignants. La ligne d’écoute dont elle assume la coresponsabilité – il en existe désormais une dans chaque département – ne cesse de sonner. Depuis la mi-mars, cette médecin scolaire n’est pas retournée dans un seul établissement de son bassin d’affectation. « C’est la première fois que ça m’arrive de toute ma carrière, déplore-t-elle. Je ne m’occupe plus que du Covid. »
Des « listes à n’en plus finir »
Cette mission prend « toute la place », au détriment de « tout le reste » – les visites médicales, le suivi des élèves présentant des maladies chroniques ou des besoins particuliers –, soulignent de concert les acteurs de terrain que nous avons interrogés. Une tâche « répétitive » et « chronophage », disent-ils aussi. « On centralise les cas positifs et les cas suspects, on dresse des listes à n’en plus finir qu’on transmet ensuite aux ARS [agences régionales de santé] qui prennent le relais », résume Claudine Nemausat, en poste dans l’Hérault.
« On est à pied d’œuvre, et qu’est-ce qu’on fait, à part gérer l’urgence du Covid ? Eh bien… plus rien ! », s’énerve aussi Marianne Barré. Son syndicat, le SNMSU-UNSA, avait alerté dès le 16 septembre. « Non, monsieur le Ministre, les médecins de l’éducation nationale, qui sont moins de 800 pour 12,5 millions d’élèves, et dont vous ignorez la situation alarmante (…), ne sont pas en capacité d’assurer les missions de veille sanitaire qui relèvent des compétences des ARS et des CPAM », dénonçait-il par voie de communiqué.
Marianne Barré a 22 000 élèves sous sa responsabilité. Avec près d’un tiers des postes non pourvus, chaque médecin scolaire doit veiller, en moyenne, sur 11 000 élèves – plus du double de ce qui est recommandé. Une situation qui remonte à loin, mais que le contexte sanitaire a mise en lumière. « La médecine scolaire a besoin d’un vrai accompagnement pour l’application du protocole sanitaire », a défendu, le 24 septembre, Fabienne Kochert, présidente de l’association française de pédiatrie ambulatoire, à l’occasion d’une table ronde à l’Assemblée nationale. Faute de quoi, il sera « inapplicable sur le terrain », a-t-elle prévenu.
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« On atteint nos limites, rapporte dans la même veine Saphia Guereschi, l’infirmière porte-parole du Snics-FSU. Pour la première fois, lors de nos conseils nationaux, début octobre, on a eu vent de personnels qui craquent et qui donnent leur démission. » L’éducation nationale recense quelque 7 700 infirmiers et infirmières scolaires pour 62 000 établissements.
« Les collègues sont l’interface avec les familles, les enseignants, les chefs d’établissement qui leur renvoient leurs propres doutes et inquiétudes, témoigne Jocelyne Grousset, médecin scolaire en détachement à Paris, du SNMSU. Et je les comprends ! Il est devenu très difficile pour des non-spécialistes de se positionner face à des données scientifiques en apparence contradictoires. On parle partout de deuxième vague, d’hôpitaux et de réas qui se remplissent, et en milieu scolaire, on assiste à un effondrement des cas déclarés. Comme si le virus s’arrêtait aux portes des écoles ! »
Le dernier bilan fourni par l’éducation nationale faisait état, vendredi 9 octobre, de 199 classes et de 24 établissements fermés ; soit 0,04 % du total. Diffusé jeudi, le dernier bulletin de Santé publique France indiquait, lui, que le milieu scolaire et universitaire rassemble plus du tiers (35 %) des clusters en cours d’investigation, et plus d’un cinquième (21 %) de l’ensemble des foyers de contamination identifiés.
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« Il nous faut faire le grand écart cérébral… et tenter de rester optimismes », note Marie-Pierre Rouanet-Gianazza, infirmière au centre de santé de l’université Toulouse-I-Capitole. Confrontée elle aussi à des « cas réguliers » de Covid-19, cette autre porte-parole du Snies tente, face aux sollicitations quotidiennes des étudiants, de « tenir son cap » : « Conseiller, accompagner, rassurer… Rappeler la marche à suivre, quand et où se faire tester, comment s’isoler, de qui et jusqu’à quand, énumère-t-elle. On pourrait croire les jeunes majeurs bien informés, mais être noyé d’informations ne veut pas dire avoir les bonnes informations ! »
Ni même les bonnes conduites. « Il y a eu la rentrée, il faisait encore beau, il y a eu les soirées d’intégration… Tout ça a pu participer à la constitution de clusters, explique Mme Rouanet-Gianazza. En cours, les étudiants viennent masqués, mais le soir, dans leurs chambres ou leurs petits appartements, c’est autre chose. Je ne les sens pas insouciants – qui peut l’être aujourd’hui – mais fatalistes. Qui peut le leur reprocher ? »
« Faut-il s’étonner de conduites à risque qui se développent chez les adolescents ? », questionne, pour sa part, la médecin scolaire Marianne Barré. Les collégiens et lycéens ont été « plutôt respectueux » des règles sanitaires au sortir du confinement ; ils essaient de « se tenir » en classe, mais ils baissent la garde – et le masque – à l’extérieur.
Le point noir, pour tous les spécialistes de santé, concerne la pause déjeuner. « Pour nos élèves qui vont à la cantine, c’est le seul temps sans masque, relève Marianne Barré. Pour les autres, qui s’achètent un sandwich, c’est le seul temps de respiration. » « C’est vraiment le moment où la vigilance se relâche, rapporte aussi Patricia François, infirmière du SNICS-FSU en poste dans un collège du Calvados. Au self, on souffle… et, faute de place, on prend un risque [de contamination]presque malgré soi. »
La médecin Jocelyne Grousset évoque aussi le risque de contamination pris par les enseignants le midi. « En salle des maîtres, ils préparent leurs cours et déjeunent souvent sans masque. Toutes ces situations d’extra-classe sont devenues porteuses de risques. » Des situations qui échappent au contrôle des professionnels de santé.Notre sélection d’articles sur le Covid-19
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