Stéphane Troussel : « La République a un problème avec le corps des individus : elle ne sait que faire des différences physiques ou des couleurs de peau multiples »
TRIBUNE
Stéphane Troussel – Président du conseil départemental de la Seine-Saint-Denis
Refusant l’affrontement qu’imposent la droite et l’extrême droite sur les réunions non mixtes, le président (PS) du conseil départemental de Seine-Saint-Denis appelle, dans une tribune au « Monde », la gauche à s’extraire d’une polémique stérile et dangereuse pour lutter véritablement contre les discriminations qui fracturent la société.
Publié aujourd’hui à 06h00, mis à jour à 14h27 Temps de Lecture 4 min.
Tribune. La polémique est repartie, le brouhaha médiatique ne retombe pas. Après les outrances et les manipulations de la droite et de l’extrême droite, c’est maintenant au Sénat de surenchérir en adoptant un amendement – à l’exposé des motifs caricatural – au projet de loi dit « contre les séparatismes » [cet amendement permettrait de dissoudre les associations qui organisent des réunions non mixtes racisées]. A en croire certains, sommant tous les autres de choisir leur camp, la République pourrait bien vaciller.
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Au fond, de quoi s’agit-il ? Des personnes se rassemblent pour échanger sur leurs expériences sociales douloureuses, les discriminations vécues à partir d’un critère physique, d’une orientation personnelle… Caractéristiques qui leur sont régulièrement renvoyées en pleine face comme une insulte : sexisme, racisme, homophobie, etc. Il s’agit de paroles de victimes de racisme, de discrimination, d’inégalités. Il faut les prendre comme telles et, bien évidemment, je refuse que cela enferme les personnes concernées dans une « victimisation » et que cela devienne une parole politique autrement que par son intégration unifiée contre toutes les formes de discrimination.
Artifices antiracistes
Mais peu importe pour celles et ceux (Jean-Michel Blanquer, des députés et sénateurs LR, l’extrême droite…) qui ont lancé puis alimenté la polémique. Toutes celles et tous ceux qui expriment, même en nuance ou avec des réserves, une quelconque approbation de ces démarches, de ces expérimentations militantes, souvent transitoires, consistant à permettre de libérer la parole, sont accusés de « dérive séparatiste », « racialisante ».
Les gros mots sont de sortie. Les voilà lancés, jetés à une foule de commentateurs qui les voient comme un affront fait à une République censée être aveugle à la couleur de peau, à la religion réelle ou supposée, au sexe… L’affrontement est en place, les camps bien délimités, chacun est sommé de choisir le sien et de laisser les nuances au vestiaire : les racialistes d’une part, les universalistes de l’autre. « Il faut choisir son camp, crient les repus de la haine », écrivait Albert Camus, dans son Pour une trêve civile, en 1956, en pleine guerre d’Algérie, condamnant à égalité les massacres de civils du FLN et les massacres répressifs de l’armée française.
Cela semble ne poser de problème à personne que cette polémique permette, à un an de la présidentielle, à la chef de l’extrême droite de se parer d’artifices antiracistes et de tenter de cohabiter, avec d’autres, dans le camp universaliste. Ici se situerait donc le débat politique de notre temps, la nouvelle fracture : je m’y refuse.
Un slogan qui sonne de plus en plus creux
Je m’y refuse, parce que, si nous en sommes là, c’est que la gauche est tombée dans le piège tendu par la droite la plus réactionnaire et l’extrême droite qui, désormais, fixent les termes du débat et l’agenda politiques de notre pays.
Je m’y refuse parce que, justement, la bonne question, celle qui devrait animer unanimement une gauche solidaire, droite dans ses bottes, fière de ses valeurs, cette question-là, la gauche française n’a pas su, ou pas suffisamment su, quelle réponse y apporter. Pourquoi, en France, les dispositifs républicains de lutte concrète contre les discriminations et les inégalités qui fracturent notre société piétinent ou ne s’imposent qu’au forceps (loi SRU [Solidarité et renouvellement urbain], testing, CV anonyme, récépissé de contrôle d’identité, droit de vote des étrangers aux élections locales, conventions ZEP-Sciences Po, mariage pour tous, droits des femmes…) ? Celles et ceux qui, à droite et à l’extrême droite, hurlent avec les loups ont combattu chacune de ces avancées.
Pourtant, il n’y a qu’à se baisser pour constater le chemin qu’il reste à parcourir dans la lutte contre les inégalités femmes-hommes, le racisme, l’homophobie ou le passé colonial et ses conséquences pour les descendants des ex-pays colonisés.
Il faudrait donc interdire les organisations qui reprendraient, de fait, à leur compte des solutions avancées par la gauche libérale américaine, fondée sur le multiculturalisme et la valorisation des identités plurielles ? Ou bien faut-il se demander pourquoi n’opposer qu’un discours – « il faut réduire les inégalités socio-économiques pour que tout le monde ait sa chance » – ou qu’un slogan – « la République, rien que la République » – qui sonne de plus en plus creux aux oreilles de celles et ceux qui restent au bord du chemin, alors que les inégalités sociales et territoriales explosent dans notre société.
La République de l’égalité réelle
Voilà mon explication. Oui, sans aucun doute, la République a un problème avec le corps des individus, elle ne sait que faire de ces différences physiques, de ces couleurs de peau multiples, de ces orientations diverses, parce qu’elle a affirmé que pour traiter chacun et chacune également, elle devait y être aveugle.
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Mais, sans aucun doute également, d’autres dans la République ont détourné cette promesse, cette promesse d’une égalité républicaine, politique et donc sociale, pour exclure. Exclure les femmes d’abord, les pauvres ensuite, les ouvriers, ces « classes laborieuses donc classes dangereuses », puis les étrangers, la « racaille » et ses « sauvageons », venus d’ailleurs, emmenant eux leurs religions, leurs mémoires et leurs histoires. Et la gauche ne verrait pas cela. Elle passerait à côté de ce détournement, voire y inscrirait ses pas. Elle le ferait au lieu de saisir le problème à bras-le-corps. Au lieu d’affirmer que dans ce pays, où a été défendue la République, puis la République sociale, il faut maintenant défendre la République citoyenne et universelle, la République métissée, la République de l’égalité réelle, en tentant de comprendre son passé, ses erreurs et ses oublis, pour regarder ensemble, tous et toutes ensemble, plus sereinement son avenir.
Stéphane Troussel est président du conseil départemental de la Seine-Saint-Denis.
Stéphane Troussel(Président du conseil départemental de la Seine-Saint-Denis)