Décolonisation et écologie – Identité noire et colonisation – Pour un féminisme décolonial… quelques exemples des thèmes identitaires actuels

© Manuel Obadia-Wills, pour Mouverment Entretiens société 

Malcom Ferdinand 

http://www.mouvement.net/teteatete/entretiens/malcom-ferdinand?fbclid=IwAR3ok9IN3Ol4aKSDfl2wKnudyNMYVhGCccy-_az6HiOyEEgGI5FZbRgPY-4

Pour le philosophe, l’histoire de la colonisation et celle de la crise écologique ne sont pas séparées. Les destructions environnementales sont la conséquence d’une manière d’habiter la Terre. Les empreintes d’un monde où certains font des bénéfices en exploitant les ressources naturelles, les humains et les non-humains et maintiennent les inégalités que d’autres subissent.Par Aïnhoa Jean-Calmettes

Le scandale sanitaire du chlordécone aux Antilles françaises le démontre : les populations pauvres et racisées sont les plus exposées aux pollutions et les plus vulnérables aux maladies provoquées par celles-ci. Comment expliquer que les notions de « justice environnementale » ou de « racisme environnemental » aient aussi peu d’écho en France ?

« Les catastrophes récentes viennent encore renforcer ces inégalités. La journaliste américano- canadienne Naomi Klein parle de « capitalisme du désastre ». Les ouragans, tsunamis ou sécheresses servent de prétexte pour l’avancée du capital, la libéralisation des services publics et la marginalisation des populations précaires. Si les revendications de justice environnementale et la critique du racisme environnemental n’ont pas traversé l’Atlantique, contrairement à d’autres luttes, cela a trait, selon moi, à la manière dont les mouvements écologistes se sont constitués en France. Malgré sa pluralité, l’écologie française n’a jamais accordé de place parlante aux personnes issues de l’immigration coloniale et s’est construite sur un imaginaire de la « blanchité ». Dans les colloques et les rencontres auxquels je participe depuis dix ans, je suis souvent l’un des seuls racisés français. On y réfléchit à la Terre alors même qu’une partie de ceux qui la peuplent sont absents. Certains intellectuels, comme René Dumont, ont essayé de tisser des liens avec différents pays du Sud, mais dans sa globalité, le panthéon écologiste français s’est constitué sans mention des Outre-mer ou des anciennes colonies. Pourquoi sommes-nous incapables de donner le moindre nom d’Algériens ou de Polynésiens critiques du nucléaire, alors que les essais ont été réalisés là-bas ? Bien sûr que des penseurs, des artistes et des militants ont manifesté leur opposition à ces essais nucléaires, mais on n’a pas engagé de dialogue avec eux. On peut reconnaître qu’ils ont été affectés, mais on maintient l’idée que seul le pôle hexagonal français est capable d’en parler. Et là, on ne maintient pas seulement de l’ignorance, on en produit.*

Votre livre s’intitule Une écologie décoloniale. Cela voudrait-il dire qu’il existe une écologie coloniale ?

 « On peut dire que les mouvements écologistes sont « excluant ». « Colonial », c’est quelque chose de plus fort, qui va de pair avec une position de pouvoir. Je dirais plutôt qu’un travail critique mériterait d’être fait par les partis, les associations et les mouvements écologistes. Le problème majeur de certains mouvements écolos aujourd’hui, c’est qu’ils ne se présentent pas comme antiracistes. Et dans le cadre d’une société où le racisme est systémique, ne pas être antiraciste revient à participer à la répétition de ce système, que l’on soit raciste ou non. L’idée de racisme systémique souligne précisément que cela ne dépend pas des idées ou de la volonté des individus : nous vivons dans un système qui, dans sa marche quotidienne, donne des privilèges à certains et des désavantages à d’autres, en fonction de la couleur de leur peau.

Les grands parcs nationaux aux États- Unis ou en Afrique et les réserves de « wilderness » en Alaska privent les populations autochtones de leur terre et des relations qu’elles entretiennent avec leur milieu. Dans ces cas-là, ne peut-on pas penser que certaines politiques de protection de la nature ont une dimension néo-coloniale ? 

« C’est ce que j’appelle « l’environnementalisme ». Cette mouvance dépolitise complètement l’écologie. La crise écologique n’est pas une crise « environnementale » et ne se résoudra pas en « protégeant la nature ». L’écologie est une question de monde : quel monde souhaitons-nous ? Quel monde pouvons-nous espérer et mettre en œuvre ? Quelles relations souhaitons-nous établir avec les autres, humains et non-humains ? Les destructions environnementales sont les empreintes d’une manière d’habiter la terre, d’un monde où certains font du bénéfice en exploitant la Terre et les humains comme en maintenant les injustices que d’autres, eux, subissent. On ne peut pas effacer ces traces sans changer de monde. Tout est lié. Exploiter du cobalt ou d’autres minerais rares, extraire du pétrole ou cultiver des bananes est un processus violent : il faut forcer un ensemble de personnes précaires à supporter des conditions de travail extrêmement difficiles, produire d’immenses pollutions. Et toute cette violence-là est masquée pour que, dans les pays du Nord, on puisse bénéficier de biens de consommation qui, enrobés dans une bonne publicité, nous paraissent innocents. Penser que la question de l’écologie c’est sauver l’Amazonie ou les glaciers permet aussi de ne pas remettre en cause la façon dont nous vivons dans les démocraties occidentales. Il suffirait de limiter un peu la pollution, de greenwasher les industries, de recycler et de changer de voiture. Mais d’où viennent les minerais de nos batteries électriques ? On en revient au cobalt.

Pour penser ce « tout », la manière dont l’exploitation de la terre et celle des hommes sont liées, vous conceptualisez l’idée « d’habiter colonial ». Qu’entendez-vous par là ?

 « La manière dont on se représente le monde est régie par une double fracture. L’une, environnementale, concerne la séparation des humains de leurs milieux ; l’autre, coloniale, concerne la séparation des colons et semblables et des colonisés et semblables. En conséquence, on pense que l’histoire de la crise écologique et l’histoire coloniale sont deux histoires différentes. Par ce concept d’habiter colonial, j’ai voulu rappeler que la colonisation n’est pas uniquement le fait de voler des terres, de dominer politiquement et d’exploiter économiquement un autre peuple, c’est aussi une manière d’habiter, de penser les raisons de son existence sur certaines terres, les relations qui y sont ou non rendues possibles. On n’épuise pas le sujet de la colonisation en expliquant les conquêtes, les processus d’asservissement et de mise en esclavage. Pour comprendre la colonisation, il faut aussi regarder ce qui arrive aux sols, aux denrées, aux animaux et à toutes ces sphères qui sont plutôt considérés comme étant des objets de l’écologie. L’habiter colonial permet aussi de penser « l’après ». Si on reste dans une grille d’analyse exclusivement sociale et politique, on peut se dire que l’esclavage s’achève en 1848 et la colonisation de la Martinique et de la Guadeloupe en 1946. L’abolition de l’esclavage et la décolonisation statutaire ont été des avancées juridiques et morales fondamentales, mais dans ce processus, ce qui est advenu de la Terre et des humains n’a pas fondamentalement changé. Haïti n’a pu déclarer son indépendance et la solidifier qu’à la condition de maintenir son système de plantation : continuer d’exploiter une main d’œuvre paysanne pour vendre du sucre et du bois à l’ancienne métropole.

Au terme « anthropocène » très en vogue – l’idée selon laquelle, du fait de l’action humaine, nous serions entrés dans une nouvelle ère géologique – vous préférez ceux de « plantationocène » et de « négrocène ». En quoi sont-ils selon vous plus opérants ?

 « Je me place dans une visée politique, et l’anthropocène, concept d’ailleurs forgé par des géologues, n’est pas un concept politique. « L’Homme » n’est pas un concept politique, parce qu’il homogénéise toute la pluralité, nie les différentes contributions de ceux qui subissent les logiques de domination, ou inversement, les mettent en place. Ces critiques ont déjà souvent été énoncées, que ce soit par des militants, des anthropologues ou des historiens. Le concept de capitalocène est déjà plus intéressant, parce qu’il montre que les destructions environnementales sont le fait de l’accumulation du capital et du système économique dans lequel nous vivons. Là où le plantationocène – terme forgé par Anna Tsing et Donna Haraway – me semble encore plus pertinent, c’est qu’il permet de sortir de l’abstraction du mot « capital ». Il attire l’attention sur ce que les plantations peuvent créer, très concrètement, comme processus destructeurs. Ici, les plantations ne sont pas seulement agricoles – coton, avocat, banane, canne à sucre, caoutchouc – mais recouvrent également toutes les unités où vont s’échanger des matières et des énergies entre la société et la nature – les industries de bois, agroalimentaires, etc. Vu l’importance de ces dispositifs dans la perturbation des équilibres écosystémiques, nommer notre ère à partir de ce terme de plantation avait plus de sens pour moi. À côté de ce concept, je propose aussi le « négrocène ». La traite négrière a été réduite à un fait historique, à des nombres (12,5 millions d’Africains transbordés), des dates (du XVIe au XIXe siècle) mais n’a jamais constitué un nœud à partir duquel penser le monde. Or le « nègre » ce n’est pas seulement un esclave. C’est l’humain à qui l’on refuse le monde. Transformer une partie de l’humanité en « nègre » requiert tout un processus qui dépasse la simple exploitation de sa force de travail sans rémunération.

Par quoi passe ce processus ? 

« Transformer un individu en nègre nécessite d’apprendre à voir cet être comme une ombre pour le maintenir dans une relation « hors monde ». Cela requiert tout un processus social, psychologique et métaphysique qui permet de justifier qu’on lui refuse la liberté, mais aussi la dignité, la parole, la possibilité de prendre des décisions, d’élever ses enfants. Avec l’idée de « négrocène » je propose d’étendre la question nègre, « par-delà nature et culture ». Comme le dit Alice Walker « C’est la Terre elle-même qui est devenue le Nègre du monde » : on l’a exploitée à volonté, on en a fait ce que l’on voulait sans lui rendre aucun compte. Il ne s’agit pas seulement de dire que l’esclavage a été un moment clé dans le développement du capitalisme européen, mais aussi de montrer comment les schémas hérités de cette période sont encore vivaces aujourd’hui : il n’y a pas de plantation sans transformation en nègre de la Terre et de ses communautés humaines et non-humaines.

Ne pas accorder de l’importance à cette histoire et à ses continuités, c’est aussi se priver de récits de résistances extrêmement féconds. 

« Lorsqu’ils veulent trouver des modèles et des alternatives à l’habiter colonial, les milieux écologistes du Nord brandissent les Guarani, les Mapuches ou d’autres populations autochtones d’Amérique du Sud. On ne cite jamais les peuples transbordés. Pourtant, ce qui est intéressant dans le négrocène, ce n’est pas uniquement la dimension d’oppression et de domination, c’est aussi toute la dimension de résistance. « We were not supposed to survive (Nous n’étions pas censés survire) », dirait Audre Lorde [poétesse, essayiste et militante lesbienne américaine, engagée entre autres dans le Mouvement des droits civiques – Nda]. Les révolutionnaires d’Haïti ont sans doute donné l’une des résonnances les plus puissantes aux idéaux portés par la Révolution française et pourtant c’est une histoire qui est largement passée sous silence. Comme si en France, on ne voulait pas hériter de leurs luttes. Les expériences de marronnage [fuite des esclaves en dehors des plantations – Nda], sont, au même titre que l’histoire de l’esclavage, le plus souvent réduites à des dates et à des nombres. On se contente de les quantifier et de dire : dans les colonies françaises de Martinique et de Guadeloupe, « il n’y en a pas eu beaucoup ». La portée symbolique du marronnage dépasse tellement le nombre ! Ces formes de révolte et de résistance sont extrêmement créatrices et fertiles pour penser le monde. L’idée que portent les Marrons, c’est : « un autrement est possible ». Il est possible de faire autrement, la plantation n’est pas notre destin. Ce qu’ils ont mis en place de manière extrêmement courageuse et dans des conditions à peine imaginables : vivre dans des espaces difficilement habitables – marécages, mornes ou montagnes escarpées – avec tout ce que cela comporte d’insécurité, de difficulté dans les relations, parce que si l’un part, c’est la chance que tous soient retrouvés. Ils ont créé un monde avec leurs croyances, leurs chants, leurs pratiques, leurs savoirs des plantes et leurs manières de cultiver – pour certains hérités de l’Afrique, pour d’autres façonnés sur place – afin de vivre autrement et d’élever des enfants libres. Face aux crises et tempêtes d’aujourd’hui, loin de solutions technicistes hâtives qui, bon gré mal gré, jettent l’opprobre sur les damnés de la Terre, nous ferions bien d’hériter de ces expériences-là. Imaginer, nous aussi, et avec autant de courage, un autrement, un monde commun. Un monde qui devient monde, précisément parce qu’il est instauré avec l’autre, humain et non-humain. Un monde poussé par le vent de la justice et naviguant sur un océan de dignité. »

Pour une écologie-monde: un contre-récit à la pensée écologique dominante.

par Diane Turquety14 janvier 2020

https://www.en-attendant-nadeau.fr/2020/01/14/ecologie-monde-ferdinand/

Avec Une écologie décoloniale, Malcom Ferdinand propose un contre-récit à la pensée écologique dominante. Cette synthèse rend accessibles les apports de l’histoire environnementale, la pensée décoloniale et l’écoféminisme. À défaut de l’énoncer de façon suffisamment incisive et concrète, elle ouvre un chantier politique nécessaire et d’envergure.


Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen. Seuil, 464 p., 24,50 €


Le point de départ de Malcom Ferdinand est juste et sans appel : l’écologie généralement admise – dans ses discours, ses acteurs et actrices, et ses pratiques – souffre d’une « double fracture », celle qui sépare les enjeux environnementaux des enjeux décoloniaux. Cette incapacité à penser les choses comme un ensemble renforce des rapports de domination entre race, classe et genre. Il en résulte une invisibilisation des « histoires des non-Blancs » (Kathryn Yusoff) mais aussi une hiérarchisation qui, à l’intérieur même des mouvements écologiques, privilégie la défense de tel ou tel écosystème plutôt que de tel autre.

Le propos de l’essai est ambitieux. Il s’agit pour Malcom Ferdinand d’analyser ce qu’il appelle « l’écologie coloniale », d’exposer « l’écologie décoloniale » et enfin de proposer une écologie renouvelée, « l’écologie-du-monde ». Il adopte pour cadre de pensée la Caraïbe, là où se concentrent « les expériences du monde depuis les histoires coloniales et esclavagistes ». Sa connaissance concrète du terrain, pour des raisons biographique (il est né et a vécu à la Martinique) et professionnelle (il est ingénieur en environnement), est un atout indéniable dans sa démonstration.

Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale. Penser l'écologie depuis le monde caribéen

Depuis qu’en 2000 le terme « Anthropocène » a été proposé par le chimiste Paul Crutzen et le biologiste Eugène Stoermer, son récit officiel, qui fait de l’humanité, à partir des années 1800, la responsable insouciante de la crise écologique, a été plus d’une fois objecté ; à juste titre. En lieu et place du sujet indéterminé, Anthropos, ont depuis été visés des groupes ou des pratiques responsables (l’Occident colonial, le capitalisme, les développements techniques et industriels) et celles et ceux qui en subissent majoritairement les effets – des groupes subalternes ou dominés. Malcom Ferdinand à son tour s’attelle à la critique de l’Anthropocène dans toute la première moitié de son essai. Il lui oppose alors le néologisme « Négrocène ». Son ressort primordial : « l’habiter colonial », qui s’exerce sur les corps (humains et non humains) et sur les territoires, de façon différenciée, selon un partage du monde dont l’esclavage, la traite négrière et la plantation ont été les expressions les plus déterminantes. Sa matrice : la plantation, à la fois modalité d’exploitation occidentale, agraire ou industrielle («plants » signifie « usines » en anglais), et organisation sociale, qui, répliquée à l’envi, transforme le monde en usine géante et reproduit les mêmes environnements dévastés. L’auteur reprend ici le concept de « Plantationocène », généré collectivement en 2014 par des anthropologues parmi lesquels Anna Tsing. Sa conséquence : la destruction des conditions de reproduction sociales et écologiques des vies humaines et non humaines – ce qu’il nomme « les matricides du Plantationocène ». L’efficacité de la formule « l’habiter colonial », au-delà de la généalogie qu’elle implique (1492), tient au fait qu’elle relie intrinsèquement terre et corps. Un rapport à « la nature » ne peut donc se penser sans celles et ceux qui y vivent.

L’« habiter colonial » est non seulement une manière destructrice et discriminante d’habiter la terre, mais aussi de la préserver. L’originalité de la démonstration tient au recours à l’écocritique – Aimé Césaire et Joseph Conradsont convoqués –, et à des études de cas dans la Caraïbe contemporaine. Politiques publiques de « préservation de la nature » et pratiques de monoculture d’exportation permettent de comprendre concrètement à quel prix s’opère cet « habiter colonial » : la mise en réserve de populations, l’interdiction de leurs usages de la terre et l’empoisonnement des corps et des sols. Cette partie s’appuie notamment sur le retour critique opéré par l’histoire environnementale dans la définition de « la nature ». La wilderness (« nature sauvage »), l’un des concepts les plus déterminants dans la pensée écologique puisqu’il est à l’origine des « réserves naturelles », a ainsi été, à partir des années 1980, admirablement déconstruit dans ses dimensions idéologiques par Ramachandra Guha et William Cronon, pas ou peu cités ici.

« Négrocène » supplante en définitive « Anthropocène » et « Plantationocène ». Le terme désigne pour l’auteur « l’ère où la production [matérielle, sociale et politique] du Nègre visant à étendre l’habiter colonial joua un rôle fondamental dans les changements écologiques et paysagers de la Terre ». Chaque entrée de chapitre est signalée par le récit du trajet et de la cargaison d’un navire négrier historique. On y lit à quel point l’Africain.e noir.e est assimilé.e à de la matière, à une ressource (naturelle) qui viendra alimenter en tant qu’esclave (bien aliénable) les exploitations coloniales. Mais ici, « Nègre » englobe les humains et les non-humains, qui ont été et sont encore aujourd’hui « réduits à une ‘‘valeur énergétique’’ ». Le Nègre est noir, blanc, femme, ouvrier, fossile, forêt. Dès lors, le « Négrocène » de Malcom Ferdinand rejoint foncièrement le Capitalocène de l’historien Jason W. Moore, lequel a proposé en 2015 une histoire environnementale du capitalisme sur le temps long (à compter de la mise en place de l’économie-monde capitaliste au XVe siècle). Pour mieux comprendre la dynamique d’accumulation à l’œuvre, Moore a ajouté à la catégorie d’exploitation du travail celle d’appropriation, par dévalorisation, des forces naturelles (travail reproductif des femmes, travail productif des esclaves, productivité naturelle).

Le terme « Négrocène » vise en même temps à rendre compte des pratiques subalternes et des résistances au cœur de « l’habiter colonial ». La démarche semble s’inscrire dans une « histoire par le bas », une histoire des luttes environnementales, moins visible, plus collective et anonyme qu’héroïque. Elle s’oppose à l’académique, qui considère comme seuls pionniers de la pensée écologique de « grands hommes » blancs tels que Henry David Thoreau ou John Muir. La suite de l’essai est ainsi consacrée à « l’écologie décoloniale » depuis la Caraïbe. Sa figure de proue : la ou le marron, esclave en fuite qui prend refuge dans « la nature ».

Indéniablement, il y a dans cette volonté d’articuler résistance politique et résistance écologique – en l’occurrence toutes deux dictées par la nécessité – des pistes intéressantes, mais qui auraient mérité d’être plus franchement développées. Trouver refuge dans des montagnes, des forêts ou des marais, invite par exemple à reconsidérer la notion toute relative d’habitabilité. Des espaces a priori inhospitaliers fournissent néanmoins leurs services à des stratégies agricoles qui informent des pratiques sociales, et réciproquement. Si aujourd’hui « la figure du Nègre Marron pointe la pratique écologiste comme condition de l’émancipation », de quelle émancipation parle-t-on ? Rendre compte de l’interprétation que fait l’anthropologue James C. Scott du recours à « l’agriculture fugitive » et à l’usage « des communs de nature non domestiquée », pour échapper à l’emprise de l’État, aurait sans doute apporté une perspective (historique et anarchiste) intéressante.Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale. Penser l'écologie depuis le monde caribéen

Malcolm Ferdinand © Bénédicte Roscot

Malcom Ferdinand procède par ailleurs à une relecture attentive du naturalisme de Thoreau, également « père de la désobéissance civile », parti vivre dans les bois pour échapper au régime fiscal d’un État esclavagiste qu’il réprouve. Qualifié de « marron civil », l’auteur suggère ici que des alliances sont possibles. Pour autant, on peine à distinguer ce qui fait la spécificité de « l’écologie décoloniale » depuis la Caraïbe. La victoire juridique des Marron.nes Saramanka dans leur lutte pour la préservation des « forêts comme partie intégrante de leur communauté contre l’État du Suriname » souligne l’impératif de penser une protection de « la nature » par le bas, à partir de ses usages. Lutte pour la justice environnementale, elle nous rappelle que la défense d’un territoire, ici ou ailleurs, est inséparable d’un combat pour la dignité.

Malcom Ferdinand articule l’ensemble de sa réflexion à partir de la figure du navire négrier – on pense au formidable travail de l’historien Marcus Rediker qui en a fait le dispositif emblématique de l’essor du capitalisme. Dans Une écologie décoloniale, le navire négrier, au-delà de son ancrage historique, est déployé métaphoriquement : il est « un concentré du monde ». De la même façon, « tempête moderne », « arche de Noé », « cale de la modernité », « politique de l’embarquement », sont autant de traductions de la « double fracture ». Le parti pris d’une « sensibilité littéraire » est précisément ce qui constitue la singularité mais aussi l’obstacle principal de l’essai. À filer la métaphore et à accumuler images et néologismes, on rend certes perceptible une situation mais, énoncée sur le ton de la fable, sa réalité s’en trouve atténuée.

Bien souvent, à la lecture d’Une écologie décoloniale, on perd de vue le système déterminant à l’œuvre dans la crise écologique : le capitalisme. Pas seulement en tant que mode de production économique mais dans ses dimensions structurellement occidentale, coloniale, patriarcale et d’aliénation des natures comme la critique décoloniale, écomarxiste, environnementale et écoféministe a admirablement contribué à le définir. Tout terme est imparfait, certes, et l’on comprend bien l’enjeu du recours à la catégorie de « Nègre » ; mais on gagne parfois plus à préciser la portée d’un terme en le subvertissant de l’intérieur qu’à en forger d’autres. Dans cet ordre d’idée, « le cyclone colonial » n’est autre qu’un « capitalisme de la catastrophe » (Mike Davis) et le « Négrocène » est du même registre que l’exploitation capitaliste. Maintenir « Capitalocène », par exemple, permettrait, comme le note d’ailleurs l’auteur, « l’ouverture aux potentialités des critiques du capitalisme ». Si « Anthropocène » a sa page wikipédia, « Capitalocène » attend toujours la sienne.

Et nous touchons dès lors à la grande limite du livre : à ne pas suffisamment désigner systématiquement le moteur primordial de la catastrophe, on peine à formuler une alternative dotée d’une consistance politique à la hauteur de l’enjeu. Comment s’opère, en pratique, « l’écologie-du-monde », « politique de la rencontre entre humains, non humains et Terre » ? Cette « cosmopolitique de la relation » aurait gagné à être plus concrète : quels outils pour qu’elle advienne ? L’État-nation et le régime de propriété privée peuvent-ils en être le cadre ? Malcom Ferdinand propose des pistes pour penser le commun –  « alliances interespèces », « pont de la justice » –, il en faudrait aussi pour faire le commun. Bien saisir que crise raciale et crise écologique sont une seule et même crise car elles relèvent l’une et l’autre d’un même mode dominant d’habitation du monde, bien saisir cela est une étape essentielle. Décoloniser l’écologie est nécessaire ; démystifier le capital dans ses rapports à la terre [1] l’est tout autant.


  1. Je reprends ici l’intitulé de la thèse de philosophie soutenue par Paul Guillibert en octobre 2019 à l’université Paris Nanterre, Terre et capital. Penser la destruction à l’âge des catastrophes globales. Sa lecture a contribué, en bien des endroits, à préciser celle que j’ai eue d’Une écologie décoloniale.

l’identité à travers le prisme de l’histoire coloniale française

Qui suis-je si je suis Noire ? l’identité à travers le prisme de l’histoire coloniale française

par Pauline Vermeren24 février 2021

https://www.en-attendant-nadeau.fr/2021/02/24/soumahoro-triangle-hexagone/

Avec Le triangle et l’Hexagone, Maboula Soumahoro prend part à une réflexion qui aborde, depuis les années 2000, l’identité à travers le prisme de l’histoire coloniale française, et plus spécifiquement « l’identité noire ». Le titre met en exergue l’interdépendance de l’histoire française hexagonale, c’est-à-dire continentale et européenne, et de l’histoire transatlantique, par l’intermédiaire de cette autre figure géométrique qu’est le triangle représentant les déplacements liés au commerce et à la traite entre l’Europe, l’Afrique et les Amériques, depuis le XVe siècle.


Maboula Soumahoro, Le triangle et l’Hexagone. Réflexions sur une identité noire. La Découverte, 160 p., 16 €


Dans ces Réflexions sur une identité noire, Maboula Soumahoro souhaite témoigner des effets contemporains de l’ancrage de la race dans les corps. Une race aujourd’hui sans races qui, dans les sociétés postcoloniales du Nord au Sud, continue de déterminer les rapports sociaux, politiques et économiques. De ces histoires au sein de ce que Paul Gilroy nomme l’« Atlantique noir », nait une diaspora noire mettant face à face l’avènement historique de la mondialisation et les épreuves subjectives de dispersion, d’éclatement, d’éloignement, tout comme celles de (re)connexion et de stratégies de résistance.

L’idée de diaspora noire ou africaine, selon qu’on insiste sur la fabrication du sens politique et social de la couleur de peau et du phénotype ou sur l’origine des populations concernées, contient en elle l’histoire de l’asservissement, de l’exploitation, des discriminations mais aussi des révoltes des populations perçues comme noires de l’Afrique et des Amériques. L’identité noire est ainsi inextricablement liée à une expérience de la race dont la notion fait débat aujourd’hui, et à sa légitimité à être un objet d’étude pour les sciences humaines et sociales en France [1].

La race circule de façon polémique dans les débats, non plus à partir d’un caractère biologique et essentialiste des « races humaines », telles qu’elles étaient étudiées au cœur du XIXe siècle avec l’anthropologie raciale, mais en tant que construction sociale, politique et économique. Ce constat de la difficulté à traiter les questions raciales à l’université française est d’autant plus frappant qu’elles sont largement étudiées dans les pays anglo-saxons et notamment aux États-Unis, où Maboula Soumahoro a passé une partie de sa vie.

À partir de ce cadre historico-politique, la particularité de ce livre consiste à se demander ce qu’un récit personnel, une expérience individuellement vécue qui pose la question existentielle « qui suis-je ? », donne à voir du fonctionnement d’un système et d’une histoire collective. Une histoire que Maboula Soumahoro place au centre de sa subjectivité et de sa famille, ivoirienne d’origine, une histoire empreinte de ses allers-retours aux États-Unis et inspirée par le rap français. « Je constitue donc mon objet d’étude », dit-elle. Une « identité noire » qui se réfère à la fois à elle-même et à toutes les personnes qui y sont assignées.Maboula Soumahoro, Le triangle et l’Hexagone. Réflexions sur une identité noire

Maboula Soumahoro © Patricia Kahn

Maboula Soumahoro défend une conversation entre « la grande et les petites histoires », en faisant interagir l’histoire personnelle de la migration et du voyage avec ce que Jean-Frédéric Schaub a appelé « l’histoire politique de la race » (Seuil, 2015), mais à partir des questions suivantes : « quel est le rapport entre le vécu et la production d’idées ? » ; « à quel moment et dans quelles circonstances le vécu personnel peut-il devenir un objet intellectuel digne d’intérêt scientifique ? ».

Se demander à quelles conditions l’expérience vécue peut être un objet d’analyse scientifique, c’est finalement introduire l’idée d’une subjectivation politique qui met le sujet à l’épreuve des luttes politiques en vue d’un processus d’émancipation. Plus spécifiquement, c’est défendre la capacité de s’affirmer en tant que sujet et revendiquer une identité face à une situation de domination postcoloniale. Cela vient ébranler l’usage de la notion d’identité qui se heurte à son caractère figé, notamment dans les luttes politiques, ce qui contribue à une opposition desdites identités et leur fait perdre toute complexité et toute multiplicité.

Il pourrait être intéressant ici d’explorer les pistes proposées récemment par Norman Ajari (La dignité ou la mort. Éthique et politique de la race, La Découverte, 2019), qui met en avant l’impact de la race sur les vies humaines au-delà du décompte des chiffres de la sociologie des discriminations. « La revendication d’une appartenance raciale n’est pas une affaire d’identité », dit-il, « c’est la compréhension des conséquences présentes d’une histoire de violence, de déshumanisation et d’abrègements de la vie ». C’est en ce sens que la notion d’identité est « embarrassante », selon le mot de Vincent Descombes, également au regard d’une politisation des identités. Maboula Soumahoro défend la production d’une identité noire par l’histoire coloniale et esclavagiste, car elle se concentre sur ce que l’histoire collective fait à la construction identitaire individuelle. L’expérience quotidienne est marquée par l’avènement d’un nouvel ordre sociopolitique qui révèle « les identités noires et blanches, créées simultanément et en opposition maximale ». C’est ce que l’historien Pap Ndiaye formulait en 2008 (La condition noire. Essai sur une minorité française, Calmann-Lévy). Ces ouvrages cherchent à faire émerger un champ d’études encore inexistant en France : les black studies ou encore les racial studiesaméricaines.

Mais ce livre propose de faire un pas de côté face aux normes de l’écriture scientifique, puisque l’auteure utilise le pronom « je » au sens où « le personnel est politique ». Cet entrelacement des genres, de l’intime et du politique s’inscrit dans une approche du travail académique qui n’est plus seulement celle de l’objectivité et de la neutralité scientifique, ou encore de la distance critique, mais est éclairée et incarnée par le récit de soi, par le corps de ce « je » perçu comme noir. En affirmant que « l’universalisme n’existe pas, il est lui-même situé », ce choix d’écriture s’inscrit dans une forme de réflexivité du savoir qui fait référence d’une part à celle des auteurs postcoloniaux dont le récit autobiographique s’entremêle à l’analyse scientifique et, d’autre part, à la « théorie du positionnement » des féministes africaines-américaines (Patricia Hill Collins, bell hooks).

La « charge raciale » qui consiste, de la part des personnes défavorablement racialisées, à s’épuiser à « expliquer, traduire, rendre intelligibles les situations violentes, discriminantes ou racistes » auprès de la classe dominante est d’autant plus pesante que la race et les identités postcoloniales restent des sujets polémiques encore difficiles à nommer, à penser et à discuter dans l’espace français, hexagonal et transatlantique. La silenciation, une expression utilisée récemment par Maboula Soumahoro, désigne un processus par lequel on se dédouane de la question raciale par le silence. Quand elle n’est pas dite, comment se dire soi-même ? Le silence de la langue française sur les événements de l’Histoire fait ainsi écho à l’épreuve du choix de la langue de l’auteure (français, dioula, anglais) et aux nouveaux silences qu’elle peut créer.

Si Le triangle et l’Hexagone permet de questionner les liens intimes et inextricables entre lutte politique et production du savoir, on peut se demander jusqu’à quel point il faut parler de soi pour donner à comprendre la violence exercée sur les corps postcoloniaux. En sortant de la forme académique attendue, le livre de Maboula Soumahoro contribue certes à la compréhension de nos mondes d’aujourd’hui, mais cette mise en partage de la spécificité d’une expérience vécue aurait gagné en force en creusant davantage une analyse plus théorique de la situation décrite. De même, certains titres des parties font référence à des ouvrages, à des citations musicales ou à des faits ; il aurait été pertinent d’explorer plus rigoureusement le sens de ces « circularités oxymoriques » ou encore du « chronotope » évoqués par exemple dans le premier chapitre.

En donnant à penser l’expression d’un récit personnel, Le triangle et l’Hexagonecontribue à la compréhension d’une forme de subjectivation politique noire et permet d’ancrer une présence au monde dans l’Histoire, en rendant compte pour la science de l’importance de « la parole des corps », au cœur des discussions sur l’épistémologie des savoirs.


  1. Magali Bessone, Sans distinction de race ? Une analyse critique du concept de race et de ses effets pratiques, Vrin, 2013 ; Sarah Mazouz, Race, Anamosa, 2020.

Françoise Vergès « pour un féminisme décolonial »

DE SOPHIE PEROY GAY27 MARS 20194919

  https://radioparleur.net/…/francoise-verges-feminisme…/

Dans son dernier ouvrage intitulé Un féminisme décolonial, Françoise Vergès propose de transformer les luttes féministes pour leur redonner leur potentiel révolutionnaire, en réfléchissant aux conséquences de la colonisation. Militante féministe et antiraciste, elle s’appuie sur une réflexion historique des vestiges de la pensée coloniale dans le féminisme français actuel pour défendre ses idées.

https://widget.ausha.co/index.html?podcastId=brwvmtGKqzvn&showId=owWdiKq7jxGo&color=%23511043&display=horizontal&v=2&height=200px

La grève des femmes de ménage d’ONET, société de nettoyage rattachée à la SNCF, ou celle des femmes de chambre du Holiday Inn de Clichy (que Radio Parleur avait suivi jusqu’à Bruxelles) sont des exemples très révélateurs de ce que peut être un féminisme décolonial.

Ces femmes, souvent racisées, c’est-à-dire socialement perçues comme non-blanches,effectuent des travaux de nettoyage et de soins dans des situations précaires. Les horaires décalés s’ajoutent à leur épuisement physique. Pourtant, elles sont peu considérées dans les luttes féministes françaises, plus préoccupées par la parité politique et l’égalité homme-femme au travail.

Un féminisme qui rejoue la « mission civilisatrice » de la colonisation.

Dans les mots de François Vergès, deux conceptions du féminisme s’opposent et semblent incompatibles. Le féminisme décolonial défendu tout au long de l’ouvrage par Françoise Vergès correspond à un combat collectif contre la « colonialité du pouvoir ».  La colonialité, ce sont ces inégalités structurelles qui perdurent depuis la fin de la colonisation. Pour l’autrice, seul un féminisme antiraciste, anticapitaliste et anti-impérialiste peut remettre en question l’organisation inéquitable du monde.

Françoise Vergès
La militante et écrivaine féministe Françoise Vergès. Photographie : Nicolas Lo Calzo

Au contraire le féminisme civilisationnel, dont beaucoup se revendiquent aujourd’hui dans les pays occidentaux,  « emprunte aux discours de la mission civilisatrice coloniale ». Ce discours suppose, selon l’autrice, une supériorité naturelle des réflexions sur les droits des femmes face à des territoires plus hostiles à l’égalité homme-femme.

« Une histoire coloniale passée qui reste un présent »

Très sensible aux temporalités des luttes, Françoise Vergès nous fait voyager dans les histoires militantes féministes, des années 1970 jusqu’à nos jours. En retraçant leurs évolutions, elle démontre combien le féminisme civilisationnel a pris le pas sur les combats antiracistes. Elle dénonce les contradictions d’un féminisme capitaliste insistant sur l’autonomie des femmes sans penser « le régime plus ou moins protecteur dans lequel elles évoluent ». Elle rappelle combien la République française refuse de penser les « quatre longs siècles d’esclavage, contre les quatre ans de la seconde guerre mondiale ».

Il semble, à ses yeux, que la question des discriminations individuelles prenne toujours le pas sur la « colonialité structurelle » des états néolibéraux. À cette histoire, s’ajoute aujourd’hui un fait nouveau : l’islam est devenu la nouvelle cible du « féminisme civilisationnel »dénonce Françoise Vergès. L’idée selon laquelle « l’islam est le patriarcat le plus difficile de la planète » justifierait de « libérer » les femmes musulmanes. Elle sont vues comme les victimes d’une emprise communautaire religieuse.

couverture du l’ouvrage « un féminisme décolonial » aux éditions La Fabrique.

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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