Le « bilinguisme médical » de la Chine, entre biomédecine et médecine traditionnelle
CARTE BLANCHE
Stéphane Van DammeProfesseur d’histoire des sciences à l’Ecole normale supérieure (Paris)
L’approche alternative proposée par la médecine traditionnelle chinoise suscite un regain d’intérêt chez les historiens contemporains dans le contexte pandémique actuel, relève Stéphane Van Damme dans sa chronique au « Monde ».
Publié aujourd’hui à 06h30 Temps de Lecture 3 min.
Carte blanche. On a beaucoup parlé de la diplomatie du masque, puis aujourd’hui de celle du vaccin pour montrer l’usage que font les autorités chinoises de la pandémie comme arme géopolitique. Le Monde s’était fait l’écho de la présence de la médecine traditionnelle chinoise dans cet arsenal diplomatique (15 juin 2020)
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Au-delà des slogans et des anathèmes, tout un ensemble de publications récentes essaient de rouvrir le débat. Après avoir reconstitué la généalogie du concept de contagion dans la longue histoire chinoise, dans Speaking of Epidemics in Chinese Medicine (2011, non traduit), Martha Hanson, historienne de la médecine à l’université Johns Hopkins (Maryland), approfondit la question des « médecines alternatives » dans le sillage des travaux pionniers d’histoire culturelle des épidémies de Charles Rosenberg. Il ne s’agit pas de renoncer à la biomédecine ou de mettre en concurrence ses bienfaits, mais d’être attentif à ce que l’historienne appelle des situations de « bilinguisme médical ». Comme sa collègue anthropologue Helen Tilley le propose dans son article paru le 25 mai 2020 sur le site Somatosphere.net, elle examine des « thérapeutiques polyglottes » qui prennent en compte, sans les opposer, ces autres savoirs, en particulier de manière préventive. Pour autant, ces chercheuses n’ignorent pas que ces médecines sont devenues en quelques années les enjeux d’un vaste projet de « santé planétaire » lancé par la Commission Rockefeller Foundation-Lancet en 2015 et qui vise à réconcilier gouvernance mondiale et savoirs vernaculaires.
« En tirer une conséquence utile »
Cette curiosité n’est cependant pas nouvelle. Déjà au XVIIIe siècle, les savants jésuites en poste à Pékin font parvenir en France un ensemble de mémoires et d’entretiens sur cette question, comme nous le rappelle Alexander Statman de l’université du Wisconsin dans A Global Enlightenment : Western Progress and Chinese Science (Chicago University Press, sous presse). L’encyclopédie produite par les anciens missionnaires de Chine, Mémoires concernant l’histoire, les sciences, les arts, les mœurs, les usages des Chinois, l’affiche clairement dans son premier volume publié en 1776 : « Si depuis que la Chine envoie en Europe des observations et des faits, on les eût toujours recueillis soigneusement, et donnés au public à peu près tels qu’ils étaient, nous serions plus en état que nous ne le sommes de comparer les Chinois avec nous, quant aux Arts, à l’Industrie, aux Mœurs, au Gouvernement. Nous aurions vu il y a longtemps que cette Nation, éloignée de nous à tant d’égards, n’a pas été moins riche, ni moins heureuse que nous ; qu’elle l’a peut-être été davantage : et nous aurions pu en tirer cette conséquence utile, qu’un certain milieu entre la grossière ignorance et les raffinements des Sciences et du Goût est peut-être l’élément qui convient le mieux à l’espèce humaine. »
L’un de ses rédacteurs, le père jésuite Joseph Amiot, se met ainsi en scène pour raconter comment il a demandé à un médecin chinois venu le soigner de répondre aux questions d’un médecin européen sur la médecine qu’il pratique : « Tout ce que je viens de vous dire en fait de Médecine, est un résumé des réponses de mon Médecin Chinois à mesure que je l’interrogeais, ou que je lui demandais des éclaircissements sur ce que je n’avais pas bien compris ; car je voulais tôt comprendre pour ne point faire de quiproquo. […] Il a été très flatté de la manière avantageuse dont votre habile Médecin Européen parle de la Médecine Chinoise. Il faut, m’a-t-il dit, qu’il soit très habile, puisqu’il n’est pas présomptueux, et qu’il pense qu’on peut trouver chez les Peuples étrangers, des lumières qui peuvent l’éclairer encore sur son art. » Ces Mémoires publiés entre 1776 et 1814 possèdent une vocation clairement encyclopédique où les Européens s’interrogent aussi bien sur le statut épistémologique des pratiques chinoises que sur leur universalité dans le contexte de la mondialisation des Lumières.
Stéphane Van Damme(Professeur d’histoire des sciences à l’Ecole normale supérieure (Paris))