Le voile commence à se lever sur les coulisses des contrats européens des vaccins contre le Covid-19.

« En termes de soft power, le rendez-vous de l’Europe et du vaccin est un fiasco géant »

CHRONIQUE

Sylvie Kauffmannéditorialiste

Incapable d’aider ses voisins et de maintenir l’unité de sa stratégie vaccinale, l’Union européenne paie ses lenteurs et son aversion au risque. L’exécution n’a pas été à la hauteur du grand dessein, analyse Sylvie Kauffmann, éditorialiste au « Monde ».

Publié le 03 mars 2021 à 05h36 – Mis à jour le 03 mars 2021 à 18h55    Temps de Lecture 4 min. 

Un militaire ukrainien reçoit une dose du vaccin d’AstraZeneca, commercialisé sous le nom de CoviShield, à Kramatorsk, le 2 mars. EVGENIY MALOLETKA / AP

https://www.lemonde.fr/international/article/2021/03/03/en-termes-de-soft-power-le-rendez-vous-de-l-europe-et-du-vaccin-est-un-fiasco-geant_6071766_3210.html

Varsovie, nous a expliqué le ministre ukrainien des affaires étrangères, Dmytro Kuleba, a généreusement offert 1,2 million de son contingent de doses, livrables en avril. Mais confrontée au ralentissement des livraisons de vaccins dans l’UE et aux révisions à la baisse des engagements des laboratoires pharmaceutiques, la Pologne, craignant de ne pouvoir vacciner sa propre population, a reporté son offre à plus tard.Article réservé à nos abonnés Lire aussi  Au Royaume-Uni, la campagne de vaccination contre le Covid-19 porte de premiers fruits très encourageants

Le 23 février, Kiev a réceptionné ses premiers vaccins : un demi-million de doses génériques du vaccin AstraZeneca, produites par l’Inde. Pas de quoi lancer une campagne massive pour 44 millions d’habitants, mais l’Ukraine est reconnaissante. « Il nous reste toujours l’humour », commente M. Kuleba. Plus au sud, la Serbie, inondée de vaccins chinois, s’est livrée à Xi Jinping. En termes de soft power, cela s’appelle un fiasco géant.

Incapable de répondre aux espoirs de solidarité de populations qui se sentent profondément européennes même si elles ne font pas partie du club des Vingt-Sept, l’Europe a manqué une belle occasion de promouvoir son modèle dans son voisinage. Elle a offert un boulevard à la Russie et à la Chine. L’Europe, son modèle social, sa science, ses valeurs n’ont pas été au rendez-vous.

Situation sanitaire désespérée

A cette défaillance à l’extérieur s’ajoutent les fractures internes. L’unité façonnée par la formidable initiative, prise en juin 2020, de mutualiser les commandes de vaccins à l’échelle de l’UE pour éviter des inégalités dévastatrices est en train de se fissurer.

Le premier à s’en affranchir aura été Viktor Orban, le premier ministre hongrois, qui ne saurait manquer une occasion de défier l’UE sans pour autant souhaiter la quitter. Après avoir accueilli des stocks de vaccins russes et chinois, non homologués par l’Agence européenne du médicament (EMA), M. Orban a poussé l’originalité jusqu’à se faire inoculer personnellement un vaccin chinois, plutôt que l’AstraZeneca ou le Pfizer-BioNtech livrés par l’UE à la Hongrie. Jusqu’ici, pas de surprise.

La décision de la Slovaquie puis de la République tchèque, le 1er mars, de commander à leur tour des doses de Spoutnik V est plus significative. Ces deux pays sont plutôt de « bons européens », surtout la Slovaquie, où le recours au vaccin russe provoque d’ailleurs de gros remous politiques ; c’est leur situation sanitaire désespérée qui les a poussés à cette décision. Foncièrement anti-russe, la Pologne préfère assurer ses arrières, elles, auprès de Pékin : la possibilité d’une commande de doses chinoises a été évoquée lundi au cours d’un entretien téléphonique du président Andrzej Duda avec son homologue Xi Jinping. Le groupe de Visegrad, qui rassemble ces quatre pays d’Europe centrale, est donc le premier à rompre la stratégie européenne de l’unité vaccinale

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Si cela vous rappelle quelque chose, c’est normal : la crise des réfugiés, en 2015, avait dessiné la même ligne de fracture. Six ans après, cette fragilité dans la cohésion de l’UE ressurgit sur un sujet totalement différent.

On retrouve d’ailleurs une autre ligne de fracture, celle des « frugaux », dans l’annonce par le Danemark et l’Autriche du voyage, jeudi à Jérusalem, des premiers ministres Mette Frederiksen et Sebastian Kurz pour négocier avec Israël, champion mondial de la vaccination anti-Covid-19, une coopération dans la production de vaccins. Là aussi, l’unité est rompue. Vienne et Copenhague ont choisi le chacun pour soi. C’est rude.

Que s’est-il passé ? L’Europe et le vaccin étaient pourtant faits l’un pour l’autre – une façon de sortir par le haut de cette épreuve qui avait si durement frappé le continent en 2020. La mutualisation des commandes de doses aux laboratoires s’annonçait aussi vertueuse que le plan de relance économique mis sur pied par l’UE en juillet. L’exécution n’a pas été à la hauteur.

Principe de précaution

Il y a, d’abord, la lenteur de la négociation des contrats par une Commission qui s’attelait là, en pleine crise, à une tâche inédite, sous le regard d’Etats membres aux priorités diverses.

Là où le premier ministre britannique Boris Johnson jouait son va-tout, misant sur le vaccin pour sauver son désastre sanitaire et panser les blessures du Brexit, les Européens ont redoublé de prudence, soucieux de ne pas brusquer des opinions méfiantes qui pensaient sortir doucement d’une deuxième et dernière vague du coronavirus. Allergique à la culture du risque, l’Europe est restée dans sa zone de confort : le principe de précaution et la bureaucratie.

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Résultat : « L’EMA est trop lente à approuver les vaccins, et il y a des goulots d’étranglement dans la livraison par les compagnies pharmaceutiques », juge le chancelier autrichien pour justifier son échappée israélienne.

Puis sont venus les failles de l’organisation de la vaccination et le doute sur l’efficacité du vaccin AstraZeneca, alimenté par les dirigeants eux-mêmes, Emmanuel Macron en tête. Frappés par le syndrome de l’enfant gâté, les Allemands font la fine bouche sur le choix des vaccins. « Un problème de riches », s’est emporté le président Frank-Walter Steinmeier. Le 1er mars, sur 43 millions de doses distribuées dans l’UE, seulement 30 millions avaient été inoculées.Article réservé à nos abonnés Lire aussi  Israël aurait financé la livraison de vaccins Spoutnik V pour Damas

Tout n’est pas perdu. La France et l’Allemagne vont puiser dans leurs doses pour secourir les Tchèques. L’UE et les Etats membres appuient, enfin, sur l’accélérateur. Leurs habitants ouvrent les yeux. On y arrivera. Mais quel dommage.

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Sylvie Kauffmann(éditorialiste)

Covid-19 : la politique d’achats de vaccins par les Vingt-Sept de plus en plus fragilisée

Plusieurs pays, dans l’est comme dans l’ouest de l’Union européenne, cherchent d’autres sources d’approvisionnement. 

https://www.lemonde.fr/international/article/2021/03/04/covid-19-la-politique-vaccinale-europeenne-et-les-achats-communautaires-mis-a-l-epreuve_6071937_3210.html?xtor=EPR-32280629-%5Ba-la-une%5D-20210305-%5Bzone_edito_2_titre_4]

Par Anne-Françoise Hivert(Malmö (Suède), correspondante régionale)Virginie Malingre(Bruxelles, bureau européen) et Jean-Baptiste Chastand(Vienne, correspondant régional)Publié hier à 11h54, mis à jour à 08h16  

Temps de Lecture 5 min. 

Le premier ministre slovaque, Igor Matovic (à droite), et son ministre de la santé, Marek Krajci, lors d’une conférence de presse à la réception de la première livraison de vaccins Spoutnik V, à l’aéroport de Kosice, le 1er mars 2021.
Le premier ministre slovaque, Igor Matovic (à droite), et son ministre de la santé, Marek Krajci, lors d’une conférence de presse à la réception de la première livraison de vaccins Spoutnik V, à l’aéroport de Kosice, le 1er mars 2021. PETER LAZAR / AFP

La politique d’achats groupés de vaccins par les Vingt-Sept – une première européenne – est de plus en plus fragilisée. Ces derniers jours, les coups de canif se sont en effet multipliés, donnés par plusieurs pays membres de l’Union européenne (UE), à l’ouest comme à l’est. La Hongrie a été la première à tirer : depuis février, Budapest importe les vaccins russe et chinois, qui n’ont pas reçu d’autorisation de mise sur le marché de la part de l’Agence européenne des médicaments (AEM).

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Si le premier ministre hongrois, le nationaliste Viktor Orban, est coutumier des coups contre Bruxelles, c’est moins le cas des pays qui l’ont suivi ces derniers jours. Dimanche 28 février, son homologue tchèque a, par exemple, annoncé qu’il était prêt à importer des doses du Spoutnik V russe d’ici fin mars. Le lendemain, c’est le Slovaque Igor Matovic qui a surpris, jusque dans sa propre coalition, en se rendant sur le tarmac de l’aéroport de Kosice pour accueillir 200 000 doses du vaccin envoyé de Moscou.

Dans les deux pays, les premiers ministres ont évoqué la situation alarmante de l’épidémie pour se justifier. « La Slovaquie pourra accélérer le taux de vaccination de plus de 40 % », a vanté M. Matovic, en annonçant qu’il avait commandé 2 millions de doses russes en tout. « S’il y avait suffisamment de vaccins certifiés, nous n’envisagerions même pas d’importer un vaccin non certifié », a affirmé l’épidémiologiste slovaque à ses côtés au pied de l’avion, même si Pfizer-BioNTech – sous pression des Européens – doit envoyer 100 000 doses supplémentaires en mars à chacun des deux pays. Lundi, le président polonais a, lui aussi, parlé d’importer des vaccins chinois avec le président Xi Jinping.

Velléités danoises

Arrivée de vaccins chinois le 16 février 2021 à Budapest. KKM / VIA REUTERS

La fronde n’est pas seulement est-européenne. Jeudi 4 mars, c’est la première ministre sociale-démocrate danoise, Mette Frederiksen, et le chancelier conservateur autrichien, Sebastian Kurz, qui devaient se rendre en Israël pour parler vaccin avec Benyamin Nétanyahou, et notamment de la manière dont les trois Etats peuvent travailler ensemble pour faire de la recherche, développer et produire de futurs produits contre les variants.

« Nous parlerons spécifiquement de la façon dont nous pouvons augmenter la production de vaccins (…). Je n’exclus aucune idée – pas même de construire des usines », a expliqué, devant les députés danois, Mme Frederiksen. « Nous devons nous préparer à de nouvelles mutations et ne plus dépendre uniquement de l’UE pour la production de vaccins de deuxième génération », a abondé M. Kurz, en parlant également d’ouvrir des sites de production en Autriche.

« Nous achetons volontiers à tous les pays qui ont des vaccins et ne peuvent pas les utiliser » Mette Frederiksen, première ministre danoise

Les deux dirigeants, déjà alliés pour limiter l’ampleur du plan de relance européen, ont récemment multiplié les appels à ce que l’Europe accélère sur les vaccins. Ainsi, lors du conseil virtuel des chefs d’Etat et de gouvernement du 21 janvier, Mette Frederiksen avait insisté – soutenue par M. Kurz – pour que les vaccins d’AstraZeneca, alors en attente d’autorisation dans l’UE, puissent être préacheminés dans les différents pays européens, sans attendre le feu vert de l’AEM.

Mme Frederiksen a par ailleurs assuré à l’agence de presse Ritzau qu’elle était prête à acheter d’éventuels surplus de vaccins stockés par Israël, qui a déjà immunisé une grande partie de sa population : « Nous achetons volontiers à tous les pays qui ont des vaccins et ne peuvent pas les utiliser. » Cette idée a été vivement critiquée par ses alliés de centre gauche au Parlement, qui lui ont reproché de ne pas s’intéresser au sort des Palestiniens des territoires occupés, privés de vaccins

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Les velléités danoises semblent avoir inspiré les conservateurs suédois, qui demandent au gouvernement de faire son maximum pour acheter des doses en dehors du dispositif européen. « Il n’y a pas de réserves où on peut aller se servir », a réagi le premier ministre social-démocrate Stefan Löfven, arguant que « la coopération européenne garantissait l’accès le plus rapide au vaccin ». L’entourage de Sebastian Kurz, pour sa part, n’imagine pas acheter des doses à Tel-Aviv, assurant que les efforts de l’Autriche sont « complémentaires de ceux de l’UE » et qu’il s’agit uniquement d’une démarche de moyen terme.

« Ce sont les marges qui s’agitent »

A Bruxelles, on observe cet activisme sans trop s’inquiéter, même s’il prend le contre-pied des efforts de solidarité européens. « Ils doivent montrer chez eux qu’ils ne sont pas bloqués par le système européen, qu’ils vont chercher des vaccins partout », analyse un diplomate. « Mais rien n’indique qu’ils aient un grand plan avec Israël. » Rien, en tout cas, n’interdit à Vienne ou Copenhague d’acheter des stocks à Tel-Aviv ou de s’allier avec Israël pour préparer de futurs vaccins contre les variants.

« Ce sont les marges qui s’agitent », minimise un autre diplomate, pour qui la situation est bien moins risquée qu’en janvier, *quand l’Allemagne menait des négociations parallèles avec Pfizer-BioNTech et Moderna« Il y avait alors un vrai risque que l’Allemagne se détache de la démarche européenne. C’était une véritable entorse à la solidarité européenne, avec un gros risque politique », poursuit cette source.

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En revanche, d’autres voix s’inquiètent du projet de partenariat en vue de faire de la recherche sur les variants et les produire. D’après un haut fonctionnaire, « c’est un coup dur sur le plan politique pour la Commission », qui a justement présenté un plan en ce sens, à Vingt-Sept. « La Commission sera heureuse d’apprendre de l’expérience danoise, autrichienne et israélienne », a laconiquement déclaré un porte-parole de l’exécutif communautaire, Stefan De Keersmaeker.

A propos des importations de vaccins russe ou chinois par les pays du groupe de Visegrad, la Commission se borne à rappeler qu’elles sont légales en vertu du droit européen : les autorités nationales peuvent s’affranchir de l’avis de l’AEM en cas d’urgence. « Cela ne veut pas dire que la stratégie a échoué, ou que cela va à l’encontre de la stratégie. Pas du tout », assure Stefan De Keersmaeker.

Opportunité pour la Russie

La Commission s’efforce de répondre à ces forces centrifuges. Mercredi 3 mars, le chancelier autrichien a ainsi annoncé qu’il avait obtenu 100 000 doses de Pfizer-BioNTech supplémentaires, officiellement pour mener « un projet scientifique »dans une commune du Tyrol, très touchée par le variant sud-africain. « Les doses viennent de l’UE, en étroite collaboration avec la présidente de la Commission européenne », s’est félicité l’entourage du chancelier conservateur.

Face aux retards de production des vaccins homologués et commandés par l’UE, la Russie dispose d’une opportunité de vendre son vaccin. L’AEM a d’ailleurs annoncé, jeudi 4 mars, avoir entamé l’examen du Spoutnik V. « Cela fait des semaines que l’AEM les aide à constituer leur dossier, afin qu’ils puissent faire une demande en bonne et due forme », précise un haut fonctionnaire. Quand bien même le vaccin russe serait finalement autorisé, il faudrait de toute façon encore des mois avant que des usines puissent le produire en Europe.

Si la Commission européenne brandit ces arguments technico-juridiques, elle ne peut qu’attendre que ses trois fournisseurs – Pfizer-BioNTech, Moderna et AstraZeneca – augmentent enfin leur capacité de livraisons et que le vaccin Johnson & Johnson soit autorisé. « En avril, nous aurons des surplus », veut croire une source bruxelloise, en espérant que les Européens auront alors oublié le laborieux démarrage de la campagne vaccinatoire.

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Anne-Françoise Hivert(Malmö (Suède), correspondante régionale),  Virginie Malingre(Bruxelles, bureau européen) et  Jean-Baptiste Chastand(Vienne, correspondant régional)

Vaccins contre le Covid-19 : dans les coulisses des contrats entre l’UE et les groupes pharmaceutiques

Les négociations entre la Commission et les laboratoires restent opaques, mais leur déroulé suggère que la maturité scientifique des vaccins n’a pas été décisive dans les priorités données aux préachats. 

Par Lise Barnéoud(avec Chloé Hecketsweiler)Publié le 03 février 2021 à 05h13 – Mis à jour le 03 février 2021 à 12h55  

Temps de Lecture 16 min. 

https://www.lemonde.fr/planete/article/2021/02/03/vaccins-contre-le-covid-19-dans-les-coulisses-des-contrats-europeens_6068574_3244.html

Des doses du vaccin Pfizer-BioNTech, destinées à être administrées aux résidents d’une maison de retraite de Bruxelles, le 21 janvier.
Des doses du vaccin Pfizer-BioNTech, destinées à être administrées aux résidents d’une maison de retraite de Bruxelles, le 21 janvier. KENZO TRIBOUILLARD / AFP

Le voile commence à se lever sur les coulisses des contrats européens des vaccins contre le Covid-19. Voilà des mois que des associations, des parlementaires, des journalistes, ou le médiateur européen chargé de surveiller la bonne gouvernance des institutions européennes, demandent des informations sur les négociations entre la Commission européenne et les fabricants de vaccins. Et se heurtent à un mur : « C’est comme si la législation de l’Union européenne [UE] sur l’accès aux documents ne s’appliquait pas aux négociations sur les vaccins Covid ! », fustige Olivier Hoedeman, coordinateur de Corporate Europe Observatory (CEO).

Cette association spécialisée dans la surveillance des lobbys européens a fini par porter plainte auprès du médiateur européen, qui a ouvert une enquête, le 22 janvier, pour « manquement à l’obligation de traiter correctement les demandes d’accès public aux documents ».

Cette pression commencerait-elle à porter ses fruits ? Le 19 janvier, un premier contrat était rendu public : celui signé avec le laboratoire allemand Curevac. Et dix jours plus tard, un deuxième était partagé, celui d’AstraZeneca.

Problème : « Les éléments-clés de ces contrats sont biffés », regrette Pascal Canfin, président de la commission de l’environnement, de la santé publique et de la sécurité alimentaire (ENVI) du Parlement européen. Quant à la Commission européenne, elle reste muette sur le fonctionnement et les critères de ces négociations.

Leur déroulé, tel qu’il peut être reconstitué, suggère en tout cas que la maturité scientifique des vaccins n’a pas été le facteur décisif dans la stratégie de préachats européens, et que d’autres critères, notamment économiques, ont pu primer.

Le plus « paneuropéen »

Retour au printemps 2020. Après la guerre des masques et autres équipements de protection au sein de l’UE, « il fallait absolument une stratégie pour contourner les politiques nationalistes », retrace Anne Bucher, directrice générale de la santé à la Commission européenne jusqu’en octobre 2020. Il y avait cette idée que les vaccins devaient être un bien public et que les petits Etats n’auraient pas accès à ces négociations et à ces marchés sans stratégie commune ».

L’idée est belle mais longue à mettre en place : début juin, toujours aucune approche européenne n’existe, alors que les Etats-Unis, mais aussi le Royaume-Uni, multiplient les accords et les financements de développement, avec Moderna, Johnson & Johnson, AstraZeneca ou Sanofi. « Les Etats-Unis seront servis en premier car ils ont investi dans la prise de risque »avait déclaré, en mai, Paul Hudson, patron du laboratoire pharmaceutique français Sanofi.

Pour « accélérer les choses » et éviter « que la production soit capturée par les Etats-Unis », l’Alliance inclusive pour le vaccin se monte entre quatre pays : la France, l’Allemagne, l’Italie et les Pays-Bas. Leur objectif ? Annoncer le plus rapidement possible un contrat avec AstraZeneca. L’entreprise anglo-suédoise est en effet responsable du développement du candidat vaccin mis au point par des chercheurs anglais de l’Institut Jenner et du Groupe vaccins d’Oxford. A l’époque, c’est l’un des vaccins les plus avancés dans la course : leur essai de phases 1 et 2 a débuté en avril au Royaume-Uni.

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En outre, les quatre pays ont des liens forts avec ce groupe pharmaceutique. Son président, Pascal Soriot, est Français, et AstraZeneca France est la deuxième filiale européenne du groupe (après le Royaume-Uni). Une usine française devrait bientôt participer à la production du vaccin. Quant aux Pays-Bas, à l’Allemagne et à l’Italie, chacun possède aujourd’hui des usines qui contribuent à une étape de production du vaccin. Il s’agissait donc, non seulement d’un des concurrents les plus prometteurs de la course, mais il représentait surtout le vaccin le plus « paneuropéen », susceptible d’attirer de nombreux soutiens.

« Conjuguer science et solidarité »

D’un point de vue scientifique toutefois, plusieurs experts expriment leurs doutes envers ce vaccin dit « à vecteur viral »« Il utilise un virus, un adénovirus du chimpanzé, pour acheminer le matériel génétique du SARS-CoV-2 jusque dans les cellules. Le problème, c’est qu’on peut s’immuniser contre ce vecteur. Dans ce cas, on observe des réactions immunitaires non désirées en cas de seconde injection, ce qui peut diminuer l’efficacité du vaccin », explique Stéphane Paul, responsable du département d’immunologie du CHU Saint-Etienne, qui participe au comité scientifique vaccins Covid-19.

Constitué début juin, ce comité a pour mission d’éclairer le gouvernement mais aussi la Commission européenne sur chaque candidat vaccin, et de proposer des essais cliniques à mener, notamment pour évaluer l’effet de ces vaccins sur des populations sous-étudiées. Sa présidente, la vaccinologiste Marie-Paule Kieny, s’est entourée de onze spécialistes, dont trois consultants pour l’industrie pharmaceutique (liés ou anciennement liés à Sanofi, Pfizer, Curevac ou Osivax). « Nous rencontrons les fabricants pour affiner nos recommandations et partageons notre appréciation avec la Commission européenne, qui invite également un représentant du comité aux auditions avec les Etats membres pour expliquer nos évaluations », précise la virologue française. Aucune de leurs évaluations n’est publique.

A peine ce comité est-il mis sur pied que l’alliance annonce son premier succès : un préaccord avec AstraZeneca, pour un volume de 300 millions de doses. Les pays européens qui ne font pas partie de cette alliance s’agacent : « En faisant cela, vous affaiblissez tout le monde : à la fois l’initiative de la Commission européenne et votre propre position ! », dénonce Maggie De Block, ministre belge de la santé.

Les choses s’accélèrent enfin et, quelques jours plus tard, le 17 juin, l’Europe parvient enfin à annoncer une stratégie commune. « Le moment est venu de conjuguer science et solidarité. (…) Travailler ensemble augmentera nos chances de pouvoir donner accès à un vaccin sûr et efficace à l’échelle requise et dans les délais les plus brefs. Grâce à cette collaboration, un vaccin sera accessible de façon juste et équitable pour tous dans l’UE et dans le monde », promet alors la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen.

Pour financer ces contrats d’achat anticipé, 2,1 milliards d’euros ont été mis de côté grâce à l’instrument d’aide d’urgence (ESI) de l’UE. Un outil rarement utilisé, dont le budget total, alimenté par les Etats membres et les ressources propres de l’UE, s’élevait à 2,7 milliards d’euros pour 2020.

Un prix fixé par dose

Le contrat avec AstraZeneca bascule alors dans le giron de la Commission. Il faudra attendre encore deux mois d’intenses et opaques négociations pour que cet accord soit enfin signé, le 14 août, sécurisant un volume de 300 millions de doses, avec une option de 100 millions de doses supplémentaires.

A ce moment-là, ce candidat vaccin n’est clairement plus seul dans le peloton de tête. Et les doutes sur les problèmes d’immunité contre le vecteur adénovirus persistent. « Ce n’était pas le vaccin sur lequel il fallait mettre le plus de billes », critique un vaccinologiste.

Un premier paiement, par l’ESI, de 336 millions d’euros vise à soutenir l’entreprise dans ses investissements de production. A ce montant, considéré comme un acompte et payé par tranches, les Etats membres ajoutent ensuite un prix fixé par dose, en fonction de leur commande. Ce prix a été révélé par la secrétaire d’Etat au budget belge en décembre : 1,78 euro la dose. Il est censé représenter le prix coûtant et sera maintenu jusqu’au 1er juillet 2021, apprend-on dans le contrat récemment dévoilé, sauf si AstraZeneca juge que la pandémie n’est pas terminée.

Ainsi, le coût total de la commande de 300 millions de doses s’élèverait à 870 millions d’euros. Soit 120 millions d’euros de plus que ce qui avait été apparemment envisagé par l’alliance, d’après des informations divulguées par le ministère italien de la santé à l’époque.

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Cette toute nouvelle stratégie européenne repose sur un comité de pilotage pour l’achat des vaccins, coprésidé par l’Italienne Sandra Gallina, ancienne négociatrice en chef de l’UE pour le Mercosur et nommée pour l’occasion directrice adjointe de la DG Santé, et Clemens Martin Auer, envoyé spécial pour la santé auprès de l’Autriche. Les Vingt-Sept y sont représentés.

Dès lors que quatre d’entre eux expriment un intérêt pour un candidat vaccin, une phase de négociation à huis clos démarre. Seuls sept pays membres participent à ces négociations : les quatre pays qui formaient l’alliance auxquels se sont ajoutées la Suède, l’Espagne et, plus tardivement, la Pologne. Ces pays, dont la liste n’a jamais été officiellement communiquée, sont caractérisés comme ayant « une capacité de production de vaccins ». Mais la Belgique n’y figure pas, alors qu’elle est le premier pays exportateur de vaccins en Europe.

Soupçons de favoritisme

Chacun de ces pays a ensuite nommé son (ou ses) négociateur(s) en chef. Parmi eux, seuls trois noms ont été révélés : Erik Bruinsma, alors au ministère de la santé néerlandais, Cesar Hernandez, l’un des responsables de l’agence espagnole des médicaments (AEMPS) et le Suédois Richard Bergström dont le curriculum vitae n’a pas manqué de susciter des craintes. En effet, ce pharmacien, coordinateur de la vaccination Covid-19 en Suède, était, entre 2011 et 2016, à la tête de la Fédération européenne des industries et associations pharmaceutiques (Efpia) et exerce encore comme consultant dans le secteur pharmaceutique. « Il sera nécessaire de connaître son rôle exact dans ces négociations », commente Olivier Hoedeman, de Corporate Europe Observatory. Le Monde a également pu échanger avec les deux négociateurs qui représentent la France : deux fonctionnaires de l’Etat qui souhaitent garder l’anonymat.

Concrètement, chaque industriel négocie avec seulement deux de ces représentants des pays négociateurs. « Nous nous partageons les négociations en fonction des intérêts ou de la curiosité de chacun des Etats », nous ont expliqué les négociateurs français.

Fin décembre, la ministre déléguée à l’industrie, Agnès Pannier-Runacher, a dévoilé que la France avait négocié avec trois des six industriels qui ont, à ce jour, signé un contrat avec la Commission européenne : AstraZeneca, Curevac et Sanofi. Un choix qui n’a pas manqué d’alimenter encore plus les soupçons de favoritisme de Paris pour Sanofi.

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De fait, force est de constater que le contrat passé avec Sanofi fait figure d’ovni dans la chronologie des événements. Il s’agit du deuxième contrat européen, après AstraZeneca. Lors de sa signature, le 18 septembre, ce candidat ne satisfait pas au critère minimum pour être auditionné par le comité scientifique français, à savoir des manipulations chez le singe démontrant une protection. Il ne satisfait pas non plus à l’un des critères pour débuter les négociations au niveau de la Commission : que le vaccin ait commencé un essai clinique.

Le candidat industriel français a beau être déjà un outsider de la course, cela ne l’empêche pas de signer ce deuxième contrat pour 300 millions de doses, sans obligation d’achat précisent certaines sources. En contrepartie d’un prépaiement de 324 millions d’euros d’après Reuters, Sanofi se serait notamment engagé à construire une usine en France qui serait disponible en cas de crise, dit-on à la Commission.

« Capacité prouvée de production de masse »

« Nous avons eu pas mal de discussions au sein du comité scientifique pour savoir comment on devait réagir si les décisions politiques ne suivaient pas nos avis, raconte aujourd’hui Marie-Paule Kieny, qui préside le comité. Mais il faut être conscient que nos évaluations ne couvrent que les aspects scientifiques. Il y a beaucoup d’autres éléments qui entrent en ligne de compte, qui ne relèvent pas de la science, comme le prix ou les délais de livraison. L’évaluation scientifique et technique n’est qu’un élément parmi d’autres. »

Lors d’une audition au Parlement européen, Stella Kyriakides, la commissaire européenne à la santé, a ainsi justifié le contrat avec l’industriel français : « Pour Sanofi, les facteurs décisifs ont été le type de vaccin, le délai, le prix et la capacité prouvée de production de masse et de distribution. (…) Sanofi est un producteur bien établi dans l’UE, avec un procédé éprouvé. »A

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Il faut attendre ensuite le 8 octobre pour qu’un troisième contrat soit signé, avec l’américain Johnson & Johnson, par sa filiale belge Janssen Pharmaceutica NV. Cette fois, 200 millions de doses sont sécurisées, avec une option pour l’achat de 200 millions de doses supplémentaires, pour un prépaiement évalué à 360 millions par Reuters. Les critères sont respectés : une publication chez le primate est disponible et des essais cliniques de phase 3 ont débuté. Un bémol toutefois : ce vaccin fonctionne comme celui d’AstraZeneca, avec un adénovirus pour vecteur. D’où des appréciations modérées de la part des scientifiques.

D’après certaines sources, ce candidat aurait été poussé par les Pays-Bas, qui hébergent un centre de recherche et de production de ce vaccin, à Leiden. Les opérations de remplissage et de conditionnement sont prévues quant à elles à Anagni, en Italie. Nous ne savons pas quels pays ont négocié avec cet industriel.

En réalité, si l’on s’en tient à la chronologie des avancées cliniques, une conclusion s’impose : les vaccins dont les preuves scientifiques sont les plus rapidement convaincantes obtiennent leur contrat de pré-achat en dernier. C’est le cas de Moderna, dont les essais cliniques débutent avant tous les autres concurrents, dès mars 2020. Une première publication sur le singe est disponible dès juillet. Pour autant, son pré-achat n’est signé que le 24 novembre et porte sur le plus petit volume contractualisé à ce jour : 160 millions de doses. Le montant du prépaiement est inconnu.

Dans un entretien accordé à L’Express début janvier, le PDG de l’entreprise américaine, Stéphane Bancel, n’a pas mâché ses mots : « L’Europe a trop misé sur le succès des laboratoires européens, tacle le centralien français. Ne pas avoir commandé plus de doses à Moderna sachant les retards de Sanofi ou de Curevac n’avait pas beaucoup de sens ! »

« Résultats impressionnants »

Le cas du vaccin Pfizer-BioNTech est un peu plus compliqué. « Le candidat vaccin qu’ils défendaient en juin-juillet, appelé BNT162b1, était mal toléré », retrace l’immunologiste Stéphane Paul. Dans la publication de leur essai de phase 1, parmi les participants qui ont reçu une seconde dose de ce vaccin, 75 % ont eu une fièvre, 83 % ont ressenti une fatigue et 67 % des frissons. Des effets indésirables plus fréquents que d’habitude. D’où un changement de cap de dernière minute : la phase 3 se lance avec l’autre candidat, BNT162b2.

La différence ? Ce dernier code pour l’ensemble de la protéine Spike, qui permet au virus de pénétrer à l’intérieure de nos cellules, alors que le candidat précédent ne codait que pour une partie de celle-ci. Avec un même niveau de réponse immunitaire, ce deuxième candidat provoque moins d’effets secondaires. Une fois ce nouveau candidat engagé dans la dernière phase clinique, les appréciations des scientifiques n’ont eu de cesse de s’améliorer. Jusqu’à l’analyse finale de l’essai, le 9 novembre, qui a époustouflé tout le monde.

« Je crois que peu de monde s’attendait à des résultats aussi impressionnants », avoue la présidente du Comité scientifique des vaccins Covid-19, Marie-Paule Kieny. Le contrat avec le duo germano-américain est signé quelques jours plus tard, le 11 novembre. Il porte sur 200 millions de doses, avec une option pour 100 millions de doses supplémentaires. Le prépaiement pourrait s’élever à 700 millions d’euros, d’après Reuters, un montant qui n’a pas été confirmé publiquement.

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Moderna comme Pfizer estiment qu’ils auraient pu livrer plus tôt, et avec plus de volumes, si les contrats avaient été signés plus rapidement. « Dans certains pays développés, les gouvernements ont mis quinze jours entre la première discussion et la signature, et ont ensuite viré les fonds la semaine suivante pour nous permettre d’acheter les matières premières ! J’ai eu mes premières discussions avec l’Europe au printemps… », disait Stéphane Bancel lors d’un entretien accordé au Monde le 11 novembre.

« N’être responsables de rien »

Face aux accusations de favoriser les laboratoires européens, les négociateurs répondent qu’ils cherchent avant tout à « sécuriser l’approvisionnement » : « Quelle garantie l’Europe et les pays européens ont-ils d’avoir accès à des vaccins sachant qu’avec la crise, les frontières peuvent se fermer très facilement et certains pays pourraient retenir des produits ? », insistent-ils. D’où ce critère lors des négociations qu’un maximum de la chaîne de fabrication des vaccins soit localisé sur le sol européen. D’autant que certains pays, comme les Etats-Unis ou le Royaume-Uni, semblent avoir ajouté des clauses de restrictions à l’exportation des doses fabriquées sur leur sol.

« Ce qui est choquant, c’est à quel point les négociations se sont éternisées », critiquent certains acteurs. Et ce, même une fois la stratégie européenne mise en place. Comment expliquer de telles lenteurs ? « Parce que contrairement à d’autres, nous avons négocié », répond-on à la Commission. « L’Europe a sécurisé des vaccins pour toute sa population, mais sans accepter n’importe quelles conditions des firmes », renchérit Marie-Paule Kieny. Une posture d’autant plus difficile à tenir que les premiers contrats de pré-achats signés par les Etats-Unis ont « de facto fixé des standards restrictifs pour les autres contrats internationaux », analyse Anne Bucher, ex-directrice générale de la santé à la Commission européenne, qui vient de publier un rapport pour le cercle de réflexion Terra Nova.

« Lorsque Moderna et Pfizer-BioNTech, mais aussi Johnson & Johnson entrent en négociation avec la Commission européenne, ils ont comme référentiel les réglementations américaines », explique Antoine Mialhe, directeur du département santé de l’agence d’affaires publiques FTI Consulting à Bruxelles, qui accompagne notamment Moderna dans ses démarches européennes. Des réglementations très différentes, particulièrement envers le régime de responsabilité dont les firmes sont exemptes aux Etats-Unis en cas d’urgence sanitaire.

« Aux Etats-Unis, ils ont passé une loi au niveau du Congrès qui protège les fabricants. (…) Les sociétés sont protégées s’il y avait un problème de sécurité qui n’était pas visible lors des essais cliniques. En Europe, c’est encore en discussion. C’est un des points qui sont compliqués à gérer », expliquait Stéphane Bancel, le patron de Moderna, à l’automne. Un haut responsable de la Commission européenne confirme : « Les entreprises avaient une demande très forte de n’être responsables de rien du tout. Elles voulaient le même genre de clause qu’aux Etats-Unis. »

Négociations interminables

En l’absence de transparence, difficile de savoir ce qui a finalement été convenu. Sandra Galina, qui remplace désormais Anne Bucher à la tête de la direction générale de la santé de la Commission, l’a répété : « Nous avons toujours défendu une voie européenne de responsabilité, une voie européenne d’indemnisation. » Toutefois, dans les deux contrats rendus publics, on peut lire que les Etats membres participants s’engagent « à indemniser et dégager de toute responsabilité » le laboratoire en cas de recours de tiers (une clause appelée « hold harmless clause », art. 14.1 pour AstraZeneca et 1.23.3 pour Curevac).

Les négociateurs décrivent ainsi la « ligne de partage » : les industriels restent responsables juridiquement en cas de défaut du produit qui serait lié notamment à des cas de non-respect des bonnes pratiques en matière de production mais l’indemnisation en cas d’effets secondaires est à la charge des Etats. AstraZeneca semble cependant avoir obtenu un assouplissement de cette responsabilité industrielle : le laboratoire doit uniquement faire preuve de « ses meilleurs efforts raisonnables pour assurer que les doses initiales pour l’Europe seront fabriquées conformément aux bonnes pratiques de fabrication » (art. 13.1.d).

Enfin, il y a la question du prix. « Les standards américains tendent à renchérir le prix des vaccins », juge Anne Bucher. D’après les négociateurs, « le prix était un des points les plus complexes à négocier ». Moderna comme Pfizer-BioNTech, les deux derniers contrats de la Commission, sont les vaccins les plus chers du portefeuille européen. Même s’il est délicat de comparer les prix à l’international − il faudrait notamment connaître les prépaiements par vaccin −, l’Europe a négocié des prix globalement inférieurs à ceux des Etats-Unis ou du Royaume-Uni.

Est-ce la raison de ces négociations interminables ? Est-ce que ces prix plus bas expliquent aussi le peu de clauses contraignantes en cas d’éventuels retards de livraison par exemple ? « Les prix et les volumes ont été fixés bien avant la signature du contrat », dès août dans le cas de Moderna, souligne-t-on au ministère de l’économie et des finances français. « Si les signatures formelles des contrats ont pu être plus tardives, c’est pour des raisons bien éloignés des prix. » Sans pour autant donner davantage de précisions.

« Je ne crois pas que le prix soit la faiblesse des contrats européens. On retrouve en réalité le même écart que pour les autres médicaments, autour de 30 % moins chers en Europe qu’aux Etats-Unis. Par ailleurs, les volumes des contrats signés par la Commission européenne sont plus importants, ce qui explique aussi les prix plus compétitifs, assure également le lobbyiste Antoine Mialhe. La vraie question est plutôt : pourquoi avons-nous eu besoin de Pfizer-BioNTech et Moderna pour nous sortir de cette situation ? »

Dans son rapport, Anne Bucher apporte un élément de réponse : « Contrairement aux Etats-Unis, où l’investissement public dans la recherche en vaccins est passé de 13 millions d’euros à 42,2 millions d’euros entre 2002 et 2008, les pouvoirs publics en Europe se sont désengagés de la recherche en vaccins, les subventions passant de 23,2 millions à 1,9 million sur la même période. »

En attendant de connaître la réalité de ces contrats et des négociations, il y a fort à parier que les controverses continueront d’aller bon train.

Cette enquête fait partie du projet européen #BehindthePledge, financé par Journalismfund et IJ4EU. Ludovica Jona (Italie), Hristio Boytchev (Allemagne), Lucien Hordijk (Pays-Bas), Priti Patnaik (Suisse) et Staffan Dahllöf (Danemark) y ont également contribué.Notre sélection d’articles sur les vaccins contre le Covid-19

Retrouvez tous nos articles sur les vaccins contre le Covid-19 dans notre rubrique.

Lise Barnéoud(avec Chloé Hecketsweiler)

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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