Insultes, messages haineux, menaces de morts… En Suède, la stratégie contre le Covid-19 polarise à l’extrême les débats
En décidant de ne pas confiner sa population et en gardant ses écoles ouvertes, la Suède a fait un choix controversé. Aujourd’hui, le sujet divise tellement dans le pays que le débat est devenu presque impossible.
Temps de Lecture 5 min.

Insultes, messages haineux, menaces de morts… Voilà à quoi s’exposent, en Suède, ceux qui s’expriment sur la stratégie adoptée par le pays face à la pandémie de Covid-19. Journalistes et chercheurs disent tous la même chose : jamais ils n’ont fait l’expérience d’une telle polarisation, au point que certains renoncent même à participer au débat.
Le 18 février, Johan Carlson, le directeur de l’Agence de la santé publique (FHM), a confirmé que plusieurs des employés de son administration faisaient l’objet d’une protection policière, après avoir reçu des menaces de mort. En première ligne, le chef épidémiologiste, Anders Tegnell, architecte de la stratégie suédoise. Dans un mail, un de ses pourfendeurs estime qu’il mérite d’être « exécuté en direct sur SVT » – la chaîne de télévision publique.
Lire aussi * Covid-19 : la stratégie suédoise remise en cause
Professeur à l’Institut Karolinska, le pédiatre Jonas Ludvigsson a indiqué, quelques jours plus tôt, qu’il mettait fin à ses travaux sur le nouveau coronavirus. Le 6 janvier, il avait publié une lettre dans le New England Journal of Medicine(NEJM), où il affirmait que l’ouverture des écoles suédoises au printemps n’avait pas causé une hausse de la mortalité chez les élèves. Sur la chaîne SVT, il a affirmé avoir été accusé de « mener des expérimentations sur les enfants » et d’avoir « contribué à la mort de milliers de personnes ».
Petite parenthèse : depuis, les conclusions de son étude ont été mises en doute par plusieurs scientifiques. Le pédiatre lui-même est critiqué pour avoir signé la « Déclaration de Great Barrington », dans laquelle des épidémiologistes de plusieurs pays appellent à laisser l’épidémie circuler pour obtenir naturellement l’immunité de groupe.
Invectives
Le 12 février, c’est au tour de la journaliste spécialiste de la santé du quotidien Dagens Nyheter, Amina Manzoor, d’annoncer son départ dans un tweet. Considérée comme assez favorable à la stratégie suédoise, elle s’est souvent retrouvée en porte-à-faux avec le rédacteur en chef du journal Peter Wolodarski, une des voix les plus critiques dans les médias de la ligne adoptée par Stockholm.
Sur le plateau de SVT, elle a laissé entendre que sa rédaction ne l’avait pas suffisamment soutenue, face aux attaques dont elle a été la cible. Morceaux choisis : « Quand Anders Tegnell sera face au mur d’exécution, je serai à ses côtés. »Ou bien : « Si j’écris sur l’immunité collective, on me dit que je participe à un génocide ou que je l’encourage. » Plusieurs de ses collègues font des récits similaires. Certains reconnaissent que les invectives et attaques personnelles influencent leur façon de couvrir certains sujets.
Parmi les chercheurs, les défenseurs de la ligne suédoise ne sont pas les seuls à être pris pour cible. « L’année qui vient de passer a été horrible », témoigne le virologue Fredrik Elgh, professeur à l’Institut de microbiologie clinique de l’Université d’Umeå. Il fait partie de la vingtaine de chercheurs qui a signé plusieurs tribunes pour dénoncer la stratégie suédoise et demander des comptes à l’Agence de la santé publique.
« Dès nos premiers articles, en mars 2020, l’agence a imposé le ton du débat, en nous ridiculisant, en disant que nous ne savions pas de quoi nous parlions, que nous n’appartenions pas à la crème des chercheurs et que nous essayions de nous faire mousser pour obtenir des fonds. » Depuis, il reçoit régulièrement des mails et des appels anonymes. « On me dit que je suis un traître à la patrie. » Les chercheurs sont accusés d’avoir nui à l’image de la Suède à l’étranger.
Fierté nationale
Chaque mois, l’Institut suédois à Stockholm publie un rapport sur la couverture médiatique du pays en lien avec la pandémie. « Les Suédois sont bien plus au courant de ce qui s’écrit sur la Suède à l’étranger que de la nature du débat dans les autres pays, et beaucoup sont convaincus que les critiques sont exprimées avec une intention de nuire », désespère Gina Gustavsson, spécialiste du nationalisme et professeur à l’Université d’Uppsala.
Si le débat a pris une tournure aussi malsaine en Suède, c’est parce que « la stratégie, menée par l’Agence de la santé publique, a activé, non intentionnellement, l’identité et la fierté nationale », affirme-t-elle. Le particularisme suédois a été mis en exergue, notamment la confiance entre l’Etat et les citoyens. « Les Suédois ont été choqués par les critiques auxquelles ils ne sont pas habitués. Ils se sont sentis menacés dans leur fierté nationale et ont réagi comme des animaux blessés face à ce qui leur est apparu comme une menace. »
Dans un récent courrier des lecteurs au journal Dagens Nyheter, les administrateurs du groupe Facebook « Nous soutenons Anders Tegnell & Cie », qui comptent 92 000 followers, appellent les Suédois à « se serrer les coudes » et soutenir FHM « quand ils ont raison, et (…) aussi quand ils ont tort ».
Le 9 février, la radio publique SR a diffusé un reportage sur un autre groupe Facebook, « Mediawatchdogs Sweden », fermé celui-là, accusé de propager de fausses informations sur la Suède à l’étranger et d’avoir « un ton agressif sur les réseaux sociaux ». Parmi ses 200 membres : des universitaires, des chercheurs et des influenceurs, opposés à la stratégie suédoise, et qui se défendent de vouloir nuire au royaume, mais demandent, par exemple, que le port du masque soit rendu obligatoire.
Lire aussi Face au Covid-19, la Suède à visage découvert
Manque de transparence
Le porte-parole de FHM a estimé que l’activité du groupe avait un lien avec les menaces contre l’agence. Son directeur, Johan Carlson, est allé jusqu’à accuser« des chercheurs de premier plan » d’être à l’origine de la haine contre ses employés. Fredrik Elgh s’insurge : « On mélange tout délibérément, en faisant passer des critiques pour de la haine, ce qui dissuade n’importe quel média de les relayer. Pendant ce temps-là, les experts de FHM continuent de refuser de débattre avec nous. »
Président de l’Institut Karolinska, le Norvégien Ole Petter Ottersen regrette, pour sa part, « l’insuffisance du dialogue, entre les agences gouvernementales et le monde académique notamment », pendant la pandémie, ainsi que le « manque de transparence sur les mesures adoptées et les raisons pour lesquelles elles ont été choisies », ce qui a compliqué les échanges.
Le neuroscientifique s’inquiète aussi des conséquences sur le long terme : « J’ai peur que la haine et les menaces aient découragé certains de participer au débat et que toutes les opinions n’aient pas pu être exprimées, ce qui était crucial face à un virus jusque-là inconnu et risque de nuire au débat démocratique. »
Retrouvez ici toutes les lettres de nos correspondants.
Lire aussi En Suède, la campagne vaccinale suscite l’exaspération de la populationNotre sélection d’articles sur les vaccins contre le Covid-19
Retrouvez tous nos articles sur les vaccins contre le Covid-19 dans notre rubrique.
Anne-Françoise Hivert(Malmö (Suède), correspondante régionale)
*Covid-19 : la stratégie suédoise remise en cause
Alors que le royaume fait face à une seconde vague particulièrement violente, la commission d’enquête, nommée par le gouvernement, critique la stratégie, fatale aux personnes âgées.
Temps de Lecture 4 min.

L’interview avec le roi sera diffusée le 21 décembre. Mais jeudi, les médias du royaume rapportaient déjà les mots de Carl XVI Gustaf à propos de la pandémie : « J’estime que nous avons échoué. » Deux jours plus tôt, la commission « corona », nommée par le gouvernement pour évaluer la gestion de la crise sanitaire dans le royaume, avait livré ses premières conclusions. Verdict : « La stratégie consistant à protéger les plus âgés a échoué », estiment les huit experts désignés en juin.
C’était pourtant l’objectif principal, fixé par les autorités sanitaires et le gouvernement au printemps, en plus d’éviter la saturation des services hospitaliers. La Suède s’était alors illustrée sur la scène internationale, en misant sur les recommandations, plutôt que le confinement, s’autorisant un certain niveau de circulation du virus au sein de la société, jugé préférable, pour les hôpitaux, à condition que les plus vulnérables soient protégés
Lire aussi Face au Covid-19, la Suède à visage découvert
Or, si la commission liste les innombrables dysfonctionnements structurels, qui expliquent pourquoi 7 000 personnes de plus de 70 ans ont succombé au Covid-19 jusqu’à présent (sur 7 800 morts), les experts estiment aussi que « la propagation générale du virus dans la société » a été l’un des facteurs à l’origine de la mortalité élevée des personnes âgées.
Le gouvernement « principalement responsable »
Selon un rapport de l’Organisation de coopération et de développement économiques, publié le 19 novembre, il a fallu 58 jours au royaume scandinave, au printemps, pour faire passer le nombre R de reproduction des cas en dessous de 1, soit un record en Europe où la moyenne était de 34 jours.
Le 24 novembre, l’inspection des services médicaux et sociaux (IVO) avait déjà épinglé les régions, chargées de la santé, pour leur gestion catastrophique de la pandémie dans les Ehpad. La commission considère, pour sa part, que le gouvernement dirigé par le social-démocrate Stefan Löfven est « principalement responsable » de la situation.
Toutefois, la Folkhälsomyndigheten (l’agence de la santé publique) en prend aussi pour son grade. La commission constate que, « même si les scientifiques savaient que les personnes asymptomatiques pouvaient contaminer, l’information n’a pas été communiquée par l’agence, ni prise en compte dans les services de soin aux personnes âgées ».
Depuis quelques semaines, la presse du royaume fait état de tensions entre le gouvernement et l’agence – plus précisément, son chef épidémiologiste, Anders Tegnell, architecte de la stratégie suédoise. Il lui est reproché d’avoir sous-estimé le risque d’une seconde vague. Jusqu’à la mi-octobre, M. Tegnell semblait convaincu qu’une certaine immunité de la population et les recommandations suffiraient à épargner le pays.Lire aussi Covid-19 : « En Suède, ce sont les agences publiques de santé qui font les recommandations, et les politiques suivent »
La Suède totalisait alors 105 000 contaminations et 5 900 décès. Le taux d’incidence était inférieur à 100 cas pour 100 000 habitants. Deux mois plus tard, près de 250 000 personnes supplémentaires ont été testées positives et 1 900 sont mortes. Le 16 décembre, le taux d’incidence est passé à 739 cas pour 100 000 habitants (contre 236 pour la France), soit le cinquième le plus élevé d’Europe, selon le Centre européen de contrôle et de prévention des maladies (ECDC).
Une pression « historiquement élevée »
Quasiment partout dans le royaume, le nombre des hospitalisations dépasse désormais les chiffres enregistrés au printemps. A Stockholm, le directeur régional de la santé, Björn Eriksson, évoquant une pression « historiquement élevée », s’est résigné, mardi 15 décembre, à annoncer le report de tous les soins programmés jusqu’à fin janvier. La semaine précédente, l’hôpital Karolinska avait déjà décidé d’annuler les opérations pédiatriques non urgentes.
Le problème n’est pas de trouver des lits ou des équipements, mais du personnel. Il en manquait déjà avant la pandémie. La situation s’est aggravée depuis.« Certains sont malades, d’autres ont démissionné, surtout des infirmières, qui ne supportaient plus les conditions de travail », explique Johan Styrud, médecin chef à l’hôpital de Danderyd. Il préside le syndicat des médecins de la région de Stockholm et s’inquiète déjà de l’après : « Plus de 100 000 opérations ont été annulées dans tout le pays », rappelle-t-il.
Au printemps, l’agence de la santé publique avait pourtant affirmé que la Suède éviterait ce genre de situation, grâce à sa stratégie « plus durable ». Johan Styrud est désabusé, après avoir espéré le succès de l’approche suédoise : « Il suffit de voir le nombre de morts pour comprendre que la stratégie est un échec. Le prix à payer est bien trop élevé. Nous aurions dû imposer des restrictions bien plus sévères dés le début et fermer le pays, comme la Finlande, le Danemark ou la Norvège l’ont fait. Tous ceux qui travaillent dans la santé s’en rendent compte. »
Lire aussi La Suède défend une stratégie « durable » contre le Covid-19
Ces dernières semaines, la Suède a serré la vis. Si le port du masque n’est toujours pas recommandé, les rassemblements publics de plus de huit personnes ont été interdits. Bars et restaurants ferment à 22 h 30 et les lycées sont repassés à l’enseignement à distance.
Le 14 décembre, un SMS a été envoyé à 12 millions de Suédois, pour rappeler que les recommandations avaient « durci » et devaient être considérées « comme des obligations ». Toutefois, la circulation du virus ne ralentit pas. Au contraire : en Scanie, dans le sud de la Suède, 25 % des personnes testées la semaine dernière étaient positives.
A droite, les critiques montent contre le gouvernement, accusé de ne pas en faire assez. Le 9 décembre, la ministre des affaires sociales, Lena Hallengren, a annoncé qu’un projet de loi « pandémie » avait été transmis au Parlement. S’il est adopté, la loi entrera en vigueur le 15 mars 2021, pour un an, et permettra, enfin, au gouvernement, de limiter la liberté de mouvement des Suédois et d’imposer des mesures de confinement, comme la fermeture des bars, des restaurants et des magasins non essentiels, impossibles jusqu’à présent.Lire l’enquête : Covid-19 : l’Europe se prépare à des fêtes de fin d’année sous cloche
Anne-Françoise Hivert(Malmö, Suède, correspondante régionale)Contribuer