Islamo-gauchisme : « S’il y a un effet de mode, quant à ce nouveau type de recherche, notre rôle n’est pas de les censurer, mais de les encadrer »
TRIBUNE
Loriane Lafont – Doctorante en langue et littérature françaises
Dans les universités, l’arrivée de nouvelles problématiques, comme les « gender studies », les « animal studies » ou les « postcolonial studies » permet aux jeunes chercheurs de porter un regard différent sur leur discipline, constate la doctorante en langue et littérature françaises Loriane Lafont, dans une tribune au « Monde ».
Publié le 02 mars 2021 à 18h15 Temps de Lecture 5 min.
Tribune. A en croire certains, « l’islamo-gauchisme » – terme dont la violence n’a d’égale que le vide qu’il représente – prospérerait allègrement sur les campus américains qui seraient même sa terre d’élection et de naissance. Oui, les gender studies, les animal studies et les postcolonial studies sont présentes aux Etats-Unis, au même titre que l’étude du Nouveau Testament, que celle de Pascal et de Simone Weil, sans que ces deux derniers sujets d’étude ou de plus « classiques » encore soient délaissés ou en voie de disparition.
Je crois pouvoir témoigner, de la place qui est la mienne, que la présence relativement nouvelle de ces objets d’étude dans l’offre des cours proposés aux étudiants a suscité un intérêt motivé par une saine curiosité à leurs égards.
Le constat est là : les universités américaines – les très grandes en tout cas – ont une offre de cours souvent plus large et diversifiée que ce qui est proposé en France en sciences humaines et sociales, au sens où des cours portant spécifiquement sur ces questions ont été créés, lorsque les institutions françaises préfèrent envisager la thématique du genre, de manière plus ponctuelle et transversale…
Raisonnement binaire
Est-ce à dire que l’on ne fait plus que des gender studies ou des postcolonial studies sur les campus américains au détriment de tout le reste ? Il me semble pouvoir dire que la réponse est non. Est-ce que ces problématiques suscitent un intérêt vivace et permettent de renouveler la recherche scientifique sur certains sujets en les abordant sous un nouvel angle ? Il me semble que la réponse est oui, et que l’introduction de ces nouveaux champs d’étude à l’université est largement bénéfique au sens où des aspects naguère éludés ou négligés sont désormais pris en considération.
Poser des questions ne devrait jamais être pris comme une menace ou un danger. L’idée que le pouvoir politique, en revanche, se mêle de venir « faire la police » chez les universitaires et parmi les chercheurs est insoutenable
Il faut arrêter d’adopter ce raisonnement binaire qui consiste à penser que, quand l’on s’intéresse à des questions de genre ou de « race » – au sens que ce mot a aux Etats-Unis –, on ne s’intéresse plus, par exemple, à des questions dites traditionnelles, au sens où elles sont travaillées depuis plus longtemps à l’université.
Sur les campus américains, on n’est pas sommé de choisir (en tout cas pas tout de suite) entre les mathématiques et la théorie littéraire, ni entre les animal studies – c’est-à-dire la manière dont sont représentés les animaux à une certaine époque et ce que cette représentation dit du rapport au monde des hommes et des femmes d’alors – et les questions religieuses.
Toutes ces problématiques ou ces disciplines différentes coexistent et se combinent parfois fort bien, permettant à de jeunes chercheurs de porter un autre regard sur leur discipline, en toute liberté académique et sans qu’ils soient suspectés d’être des idéologues en puissance.
Ni menace ni danger
En quoi le fait de s’intéresser à la place des femmes dans les romans de chevalerie serait illégitime ? En quoi le questionnement sur le concept de « race » aux temps médiévaux serait-il, par principe, irrecevable ? Ou bien serait-ce que certains tiennent avec force à une représentation du monde archétypale et qu’ils auraient peur que celle-ci soit quelque peu nuancée par les faits ?
Poser des questions n’est et ne devrait jamais être pris comme une menace ou un danger. L’idée que le pouvoir politique, en revanche, se mêle de venir « faire la police » chez les universitaires et parmi les chercheurs est proprement insoutenable.
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S’il y a un effet de mode, quant à ce nouveau type de recherche, notre rôle n’est pas de les censurer parce qu’elles nous dérangent, mais de les encadrer. Il est intéressant, voire important, de travailler sur les questions d’identité, qu’elles passent par le genre ou la « race », mais il serait contre-productif de s’y réduire, de s’y enfermer. Personne n’a dit que ces thématiques étaient l’alpha et l’oméga de la recherche.
En revanche, longtemps laissées de côté, ces problématiques trouvent aujourd’hui leur place et prennent la lumière de sorte qu’on peut avoir l’impression, vu de loin, qu’elles ont un monopole. C’est faux, et l’on peut parier que, dans quelque temps, dans l’université française comme dans le reste du monde, il sera devenu banal de travailler sur ces questions.
Les Américains ont ouvert la voie
Dans l’université américaine, ces questions ont trouvé leur place, bien que certains chercheurs refusent encore de s’interroger sur les questions de genre, ou celle de « race » au Moyen Age, par exemple, pour des raisons diverses : ce n’est pas pertinent à cette époque, ça n’existait pas, etc. Pas sous la forme que nous connaissons aujourd’hui, cela va sans dire, mais qui peut nier que les femmes avaient un rôle et une voix, même à l’époque médiévale ?
Pour mémoire, je rappellerai effectivement que ce sont les Américaines qui se sont intéressées les premières à Christine de Pizan (1364-vers 1430), par exemple, au point que son exemple est devenu un classique. Les Français n’allaient guère y voir, les Américains ont ouvert la voie et nous ont montré que nous avions tort de ne pas nous intéresser à elle.
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Aux Etats-Unis, ne pas aborder du tout dans un cours d’histoire ou de littérature la question du genre passerait pour étrange, aujourd’hui, dans l’enceinte d’une université américaine… Cette thématique s’est imposée comme incontournable, et l’on ne peut que s’en réjouir car elle élargit l’horizon de la pensée – à moins que l’on ne décide que le savoir existant nous suffise, ce qui est un pari intellectuel assez risqué, pour ne pas dire mortifère…
A moins, justement, que ce qui dérange certains soit le fait que l’université change, dans sa sociologie, et que, par ricochet, elle nous change ? Mais si elle ne le faisait pas, alors, il serait bon de nous demander pourquoi nous y allons… Avec le philosophe Michel Foucault (1926-1984), dont le nom a beaucoup été prononcé ces jours derniers comme étant responsable de l’« islamo-gauchisme », je rappellerai pour conclure que la curiosité est « ce qui permet de se déprendre de soi-même ». Qui dit mieux ?
Loriane Lafont est doctorante en langue et littérature françaises à l’université de Chicago (Etats-Unis) et à l’Ecole pratique des hautes études.
Loriane Lafont(Doctorante en langue et littérature françaises)
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