Le Siècle, club de l’élite et temple de la bienséance

Affaire Olivier Duhamel : Le Siècle, club de l’élite et temple de la bienséance, aimerait continuer à dîner en paix

Par  Marie-Béatrice Baudet

Publié le 10 février 2021 à 02h58 – Mis à jour le 10 février 2021 à 15h12

https://www.lemonde.fr/societe/article/2021/02/10/affaire-olivier-duhamel-le-siecle-club-de-l-elite-et-temple-de-la-bienseance-aimerait-continuer-a-diner-en-paix_6069387_3224.html

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ENQUÊTE

Ce cénacle parisien, dont les membres se réunissent un mercredi par mois selon un rituel immuable, s’emploie depuis ces dernières semaines à surmonter le scandale. Le politologue, président du club depuis novembre 2019, a démissionné après qu’il a été accusé d’inceste par sa belle-fille.

L’affaire Duhamel peut-elle durablement ébranler Le Siècle ? Beaucoup se refusent à y croire. La France éternelle ne vacille pas, et Le Siècle, c’est un peu la France éternelle. Il suffit de feuilleter l’annuaire 2020 qui présente les 766 membres et invités de ce cénacle parisien pour s’en rendre compte. Au fil de ce trombinoscope confidentiel, masculin à 80 %, se succèdent ministres, conseillers d’Etat, mandarins, patrons (du CAC 40 de préférence), militaires, banquiers, ambassadeurs, avocats, magistrats, savants et journalistes.

Cette élite a l’habitude de se rencontrer, cette élite connaît les petits secrets des uns et des autres. Pourrait alors revenir en boucle l’incontournable question : qui était au courant des turpitudes d’Olivier Duhamel ? Qui était au courant et qui n’a rien dit ?

Le politologue est entré au Siècle en 1983, à l’âge de 33 ans, une prouesse à l’époque. Comme l’exigent les statuts de l’association – personne ne se porte candidat, il faut être coopté –, deux énarques du cercle l’avaient parrainé : le haut fonctionnaire Simon Nora et l’ex-patron de RTL Jacques Rigaud, proche du jeune Olivier puisqu’il fut, de 1969 à 1973, le directeur de cabinet de son père, Jacques Duhamel, ministre de l’agriculture puis de la culture sous la présidence Pompidou.

Lire l’enquête :Olivier Duhamel, l’inceste et les enfants du silence

En novembre 2019, le conseil d’administration, alors dirigé par une forte tête du capitalisme français, Patricia Barbizet, dont le mandat de trois ans venait à échéance, élit à l’unanimité Olivier Duhamel pour la remplacer. « C’était la première fois que nous choisissions un universitaire. Et sa discipline, la politique, nous semblait être un atout en prévision de l’élection présidentielle de 2022 », se souvient Etienne Lacour, 73 ans, secrétaire général du Siècle depuis trente ans. Mais à l’aube de 2021, le scandale éclate. L’avocate Camille Kouchner accuse son beau-père Olivier Duhamel d’avoir agressé sexuellement son frère jumeau quand celui-ci était adolescent.

Le 4 janvier, le juriste démissionne de toutes ses fonctions, dont les plus emblématiques : la présidence du Siècle et celle de la Fondation nationale des sciences politiques, une instance clé de Sciences-Po. Après une inspection du ministère de l’enseignement supérieur, l’école du pouvoir bascule dans la tourmente. Le 9 février, son directeur, Frédéric Mion, proche d’Olivier Duhamel et membre du Siècle, a renoncé à son poste.

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Au Siècle, l’affaire Duhamel a aussi fait boule de neige. Mi-janvier, l’ex-secrétaire général du gouvernement Marc Guillaume et l’avocat Jean Veil, amis du constitutionnaliste, démissionnent à leur tour du club. L’un comme l’autre savaient. Marc Guillaume a fini par reconnaître avoir été informé dès 2018. Pourtant, un an plus tard, il soutiendra sans sourciller la candidature d’Olivier Duhamel à la présidence du cénacle prestigieux.

En dépit de ce mini tremblement de terre, Pierre Sellal, le nouveau président élu le 13 janvier, espère tourner la page en douceur.

Nouvelles recrues et mauvais élèves

Diplomate et président de la Fondation de France, cet énarque de 68 ans coche toutes les cases de la bienséance. Son courrier envoyé le 28 janvier à chacun des membres de l’institution témoigne de son amour du consensus. La question des trois démissions tient en quelques lignes seulement. Reprenant les termes d’un communiqué de presse diffusé le 8 janvier, Pierre Sellal condamne des « faits d’une extrême gravité », mais s’attarde plutôt sur la vocation passée, présente et future de l’association, c’est-à-dire la promotion d’« un dialogue libre et ouvert au service de la cité ».

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En interne, les choses vont vite. Anciens présidents du Siècle, Nicole Notat et Denis Kessler sont rappelés au conseil d’administration. Ces fidèles grognards remplacent Marc Guillaume et Jean Veil. Afin de décourager les importuns, il est aussi décidé que l’annuaire 2021 ne précisera plus les coordonnées personnelles des membres. Adieu précieux « 06 »… Enfin, il se chuchote que Christophe Girard, l’ex-adjoint à la culture d’Anne Hidalgo à la Mairie de Paris, ne devrait plus être le bienvenu au club. Mis en cause tant pour sa relation amicale avec l’écrivain accusé de pédophilie Gabriel Matzneff que pour des viols qu’il aurait fait subir à un jeune Tunisien dans les années 1990, l’élu embarrasse, même si l’enquête a été classée sans suite, les faits éventuels étant prescrits.

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Christophe Girard n’a pas encore le statut de membre permanent au Siècle. Son nom figure dans les dernières pages de l’annuaire, à l’endroit où sont recensés les 176 « invités », en fait les nouvelles recrues adoubées par le conseil d’administration, mais néanmoins sous surveillance pendant un ou deux ans.

Ce sas est un passage obligé, même si l’on s’appelle Bernard Cazeneuve, Bruno Retailleau, Pierre Gattaz, Fleur Pellerin, Florence Parly, Cédric Villani ou François Lecointre, le chef d’état-major des armées. Tous y patientent pour le moment.

Quand un bizut a le privilège d’être convié aux dîners du Siècle, organisés un mercredi par mois – dîner est d’ailleurs l’unique activité de l’institution –, il doit faire preuve d’assiduité, de finesse d’esprit et de convivialité s’il veut rejoindre la cohorte d’honneur. Les mauvais élèves ne reçoivent plus de carton d’invitation, une façon simple et feutrée de les écarter de la tribu. Christophe Girard pourrait bientôt être de ceux-là.

En tout cas, Le Siècle n’a jamais exclu l’un des siens. « Vous n’y pensez pas, trop de bruit et de fureur, sourit un habitué. Quand un membre est sous le coup d’une décision de justice, il se met en retrait de lui-même pour ne pas devenir un pestiféré. » Condamné en 2010 à trois ans de prison dans l’affaire Clearstream, le polytechnicien Jean-Louis Gergorin comprit le message. Ses commensaux ne le revirent plus jamais.

Le scandale Duhamel pourrait-il faire bouger ces lignes ? Le conseil d’administration du Siècle ne devrait-il pas s’interroger sur la nécessité de faire signer une charte éthique à chacun de ses membres ?

« Les femmes et les maîtresses, c’était ingérable »

Difficile à imaginer tant Le Siècle n’aime pas être bousculé, c’est dans son ADN depuis le premier jour, en septembre 1944. A l’époque, l’homme de presse radical-socialiste et franc-maçon Georges Bérard-Quélin crée l’association dans le but de « favoriser la rencontre de celles et ceux attentifs à la vie publique ». Autour de lui, six hommes bien droits dans leur costume trois pièces et une féministe, franc-maçonne elle aussi, Yvonne Dornes, fondatrice de la revue Planning familial. Les premiers dîners réunissent Edgar Faure et son épouse, la romancière Lucie Faure, Michel Debré, François Mitterrand et l’avocate Madeleine Lagrange, l’une des inspiratrices de la loi sur les congés payés en 1936. « Mais ces messieurs ont trouvé que la compagnie des femmes perturbait les débats. Et puis, certains venaient avec leur conjointe ou bien leur maîtresse, c’était ingérable », relate un ancien.

En 1949, la présence du « deuxième sexe » n’est plus désirée. Officiellement, il s’agit de s’aligner sur la crème des clubs anglais. Pendant trente-quatre ans, aucun des sept hommes à la tête de l’institution, dont le banquier Pierre Moussa, l’ex-PDG d’EDF Marcel Boiteux ou le directeur du Monde Jacques Fauvet, ne brisera cet oukase.

En 1979, Robert Badinter, indigné, démissionne du cénacle. Deux ans plus tard, avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, le sujet revient sur le tapis. Et en 1983, huit femmes rejoignent enfin l’assemblée. Parmi elles, la journaliste Michèle Cotta, l’autrice Françoise Chandernagor et la magistrate Simone Rozès.

Lire cette tribune de 2010 :Le Siècle face à ses injustes critiques

Malgré la promesse des fondateurs de bâtir un « lieu d’excellence démocratique », les communistes furent aussi mis sur la touche jusqu’en juin 1981, date de l’entrée au gouvernement de quatre d’entre eux. « A l’époque, ils étaient considérés comme l’oreille de Moscou et tout le monde pensait qu’ils ne respecteraient pas la confidentialité des échanges », rappelle Etienne Lacour, ardente mémoire de l’institution. Jugés finalement fréquentables, Anicet Le Pors, ministre de la fonction publique, et le syndicaliste de la CGT Jean-Christophe Le Duigou obtinrent leur sauf-conduit. « Ce passé montre que l’institution a du mal à se déverrouiller. Pour la génération Internet, Le Siècle, c’est du paléolithique. Les patrons de start-up y sont rares », regrette Alain Minc, admis depuis le début des années 1980.

Aujourd’hui, l’extrême gauche et l’extrême droite ne sont pas représentées au Siècle, dont la moyenne d’âge atteint 57 ans. On y cherche les Verts. « Ce n’est pas la peine, vous n’en trouverez pas, nous sommes dans l’ancien monde, assure une déçue de l’institution. D’ailleurs, si vous voulez crisper une table, le plus efficace est de lancer la conversation sur Greta Thunberg. Crises d’urticaire garanties. Et ça se termine toujours par : “Mais enfin, que cette gamine retourne à l’école !” » Un tel univers ouaté n’est pas propice à des batailles de pouvoir. Du reste, tout semble fait pour l’éviter. Il suffit de se pencher sur les traditions de l’organisation.

La diplomatie du plan de table

Une fois par mois donc, 280 membres sont invités à dîner. Après s’être réunis à l’Automobile club de France, place de la Concorde, les convives se retrouvent depuis 2013 au Cercle Interallié, rue du Faubourg-Saint-Honoré, à deux pas de l’Elysée. Le repas leur coûte 82 euros. La soirée débute à 20 h 15 par un apéritif, où chacun est libre de virevolter. « Ça grenouille alors un peu, raconte un financier. Un jeune inspecteur des finances va venir baiser la babouche d’un ministre ou un philanthrope plaider sa cause pour quelques subsides. Et moi, je m’évite une dizaine de coups de fil en croisant des parties prenantes à un dossier. »

A 21 heures, la compagnie passe à table. Les convives ne découvrent leurs futurs voisins qu’à leur arrivée. Agencer les quarante tables de sept couverts demande plusieurs jours à Etienne Lacour, prié de ne commettre aucun impair. Qui imaginerait aujourd’hui Antoine Frérot, le PDG de Veolia, côtoyer Jacques Audibert, secrétaire général du groupe Suez, en pleine OPA hostile du premier sur le second ? De même, il serait maladroit de réunir Julien Kouchner, le frère aîné de Camille Kouchner, et Sébastien Veil, dont l’oncle n’est autre que Jean Veil.

Lire cet article de 2007 :Les plans de table du Siècle, échantillon de l’establishment

Chaque table est présidée par un poids lourd de l’institution, chargé de distribuer la parole. « C’est le coup de poker, s’amuse un consultant. Soit vous tombez sur un préfet qui dit la messe et vous vous ennuyez à mourir, soit vous passez un bon moment avec des gens sympas. En 2016, je me suis retrouvé aux côtés de Michel Barnier, tout juste nommé “M. Brexit”, c’était passionnant. »

A 22 h 45 au plus tard, la fête est finie, la ronde des chauffeurs et des Uber débute devant l’Interallié. « Le Siècle fait fantasmer ceux qui en sont exclus, philosophe un avocat. Oui, c’est vrai, on peut y pousser une connaissance en espérant qu’elle renverra un jour l’ascenseur. Mais franchement, les véritables manettes du pouvoir sont ailleurs. »

Signe révélateur, les plus fortunés, comme Bernard Arnault, François Pinault ou Xavier Niel (actionnaire à titre personnel du Groupe Le Monde), n’y appartiennent pas. « Ils délèguent des émissaires, mais n’ont pas de temps à y perdre. En fait, viennent au Siècle ceux qui espèrent rencontrer des gens intéressants ou ceux qui ont besoin de les rencontrer »,résume un communicant. Pas de quoi faire tomber les tables, en principe. Mais l’affaire Duhamel pourrait venir troubler cette douce quiétude.

@Marie-Béatrice Baudet

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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