L’Union européenne (UE) bloque depuis plusieurs mois toute demande relative à la levée des droits de propriété intellectuelle sur les vaccins

Vaccins anti-Covid-19 : « La position européenne sur les brevets revient à favoriser les laboratoires pharmaceutiques »

TRIBUNE

Lucas Chancelcodirecteur du Laboratoire sur les inégalités mondiales à l’Ecole d’économie de Paris (PSE)

Malgré les proclamations d’Emmanuel Macron, d’Angela Merkel ou d’Ursula von der Leyen, la politique menée par l’UE empêche un accès rapide des pays pauvres au vaccin contre le Covid-19, estime l’économiste Lucas Chancel dans une tribune au « Monde ».

Publié le 11 février 2021 à 20h30 – Mis à jour le 12 février 2021 à 15h01    Temps de Lecture 5 min. 

Tribune. 

Comment s’assurer que l’ensemble de la population mondiale ait accès aux vaccins contre le Covid-19 ?

Dans une tribune parue dans Le Monde du 3 février, signée notamment par Emmanuel Macron, Angela Merkel, Ursula von der Leyen et Charles Michel, les dirigeants européens déclarent, main sur le cœur, tout faire pour diffuser l’accès aux tests, aux traitements et aux vaccins à l’ensemble de la planète. Pour atteindre cet objectif, les auteurs affirment encourager « la libre circulation des données entre les partenaires et l’octroi volontaire de licences en matière de propriété intellectuelle ».

https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/02/11/vaccins-anti-covid-19-la-position-europeenne-sur-les-brevets-revient-a-favoriser-les-laboratoires-pharmaceutiques_6069648_3232.html

Lire aussi  L’appel de Merkel, Macron, Sall, de l’ONU et de l’UE : « Bâtir un multilatéralisme plus solidaire face au Covid »

Un tel cynisme interpelle. L’Union européenne (UE) bloque en effet depuis plusieurs mois toute demande relative à la levée des droits de propriété intellectuelle sur les vaccins. En octobre dernier, l’Inde et l’Afrique du Sud, soutenues par une centaine de pays émergents et à bas revenus, déposent une demande devant l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Face à la pandémie, elles réclament la levée temporaire des droits de propriété sur le développement, la fabrication et la distribution des vaccins et du matériel essentiel à la lutte contre le SARS-CoV-2 afin de garantir la diffusion à bas coût et en temps voulu des vaccins et du matériel médical, qui manquent encore cruellement dans les pays pauvres. Cette mesure prendrait fin une fois le virus maîtrisé.

Profits démesurés

La demande est stoppée net par les pays riches. La position européenne repose sur trois arguments. Premièrement, il serait déjà possible de produire des vaccins libres de droit pour des motifs de santé publique ou de sécurité, conformément aux dispositions de l’accord dit « Trips » sur les droits de propriété intellectuelle, issu des négociations à l’OMC de Doha en 2001. Deuxièmement, les droits de propriété intellectuelle ne constitueraient pas un facteur limitant la vaccination, au contraire. Ils seraient nécessaires pour permettre aux laboratoires de s’adapter et d’investir face à un virus mutant. Par conséquent et troisièmement, l’UE estime qu’il faut agir par le mécanisme Covax de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Ce mécanisme vise principalement à récolter des fonds afin de distribuer deux milliards de doses de vaccins d’ici à la fin de l’année dans les pays pauvres et émergents.

Lire aussi  Covid-19 : la bataille pour l’accès aux vaccins dans les pays en développement se joue aussi à l’OMC

Etudions ces arguments un à un. Le cadre réglementaire existant permettrait-il de diffuser les connaissances sur les vaccins et de répartir la production mondiale ? Les règles d’exception de l’OMC n’évacuent pas la possibilité d’un différend porté par un pays qui se sentirait lésé et aurait une interprétation différente de l’accord. C’est justement pour écarter cette menace et se soustraire aux aléas des interprétations juridiques que les pays émergents réclament une « exception Covid » écrite noir sur blanc. Selon The Economist, la plupart des habitants des pays africains ne seront pas vaccinés avant 2023, et il faudra attendre avant mi-2022 pour la plupart de ceux des pays émergents. Le régime de propriété intellectuelle actuel n’est donc clairement pas satisfaisant.

Lire aussi  Covid-19 : l’Afrique se lance dans la bataille pour l’accès aux vaccins

Venons-en à l’inefficacité supposée d’une levée des droits de propriété. Il est évidemment nécessaire que les équipes de recherche et d’ingénieurs soient justement rémunérées pour leur travail. Pour autant, ces montants devraient être examinés de façon transparente et ne peuvent justifier des profits démesurés. Surtout, peut-on sérieusement soutenir qu’en bloquant l’accès aux données sur les vaccins aux pays émergents le monde sera en meilleure position pour s’adapter aux mutations du virus à venir ? La recherche et la production de vaccins s’arrêteraient-elles dans les pays riches si d’autres équipes pouvaient également mobiliser les découvertes faites de 2020 ?

Se priver des compétences serait absurde

En réalité, c’est la coopération internationale, d’abord sur le séquençage du génome du virus puis via la mise à disposition des chaînes de production entre laboratoires hier concurrents, qui a permis le développement de vaccins contre le Covid-19 en un temps record. Dans les mois qui viennent, d’autres records devront être battus pour produire des milliards de doses et pour s’adapter en continu aux mutations du virus. Chacun peut comprendre que se priver des compétences de milliers de scientifiques et de chaînes de production vaccinales partout sur le globe serait absurde.

Lire aussi : « De nombreux pays ont déjà réservé leur part du gâteau en passant des accords bilatéraux »

Enfin, à propos du mécanisme Covax : l’UE s’apprête à y injecter 500 millions d’euros sur les 2 milliards levés par l’OMS. En comparaison des 750 milliards du plan de relance 
européen et aux centaines de milliards des plans nationaux, la somme versée peut sembler dérisoire. Selon les experts, dans le meilleur des cas, ce mécanisme ne permettra qu’à 20 % de la population des pays les plus pauvres d’être vaccinée, et probablement pas en 2021. Rapportées aux cinq doses par habitant déjà précommandées par l’UE, de telles perspectives justifient la demande des pays émergents de produire eux-mêmes des vaccins génériques. Soulignons aussi que pour l’UE, tout miser sur le mécanisme Covax relève d’une vision très particulière de la solidarité : verser de l’argent à des multinationales occidentales plutôt que soutenir le développement de capacités de production vaccinale locales.

Impératif moral et stratégie pragmatique

Résumons. Confrontée à un problème de santé publique mondiale, la position européenne sur les brevets revient aujourd’hui à favoriser les laboratoires pharmaceutiques – en l’occurrence leurs actionnaires, qui s’apprêtent à engranger de juteux dividendes – au centre du jeu. Cette position est d’autant plus paradoxale que les principaux laboratoires ont bénéficié d’un soutien financier colossal de la dépense publique, sans compter l’ensemble des financements publics (systèmes d’enseignement et de soins, infrastructures de communication) dont bénéficie la recherche médicale en temps normal. Enfin, l’opinion européenne demande aujourd’hui plus de transparence sur les accords signés avec les laboratoires, ce qui serait garanti par le texte proposé par l’Inde et l’Afrique du Sud.

Il n’est pas trop tard pour rectifier le tir et accéder à la demande des pays émergents. Pour l’UE, l’enjeu est triple : il s’agit là d’un impératif moral, d’une manière d’affirmer son leadership géopolitique mais aussi d’une stratégie pragmatique de lutte contre la pandémie. En effet, si l’ensemble de la population mondiale n’a pas accès à la vaccination dans les mois qui viennent, de nouvelles mutations ne tarderont pas à apparaître et font planer le risque d’une réinfection planétaire. La prochaine séance de négociations sur les brevets à l’OMC aura lieu de 23 février. Ne nous y trompons pas : l’Union européenne y a rendez-vous avec l’histoire.

 Lire aussi  Les vaccins contre le Covid-19, nouvelle arme diplomatique de la Chine

Lucas Chancel, économiste, codirecteur du Laboratoire sur les inégalités mondiales à l’Ecole d’économie de Paris (PSE), professeur affilié à Sciences Po.

Lucas Chancel(codirecteur du Laboratoire sur les inégalités mondiales à l’Ecole d’économie de Paris (PSE))

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

Laisser un commentaire