Chloé Morin : « Le populisme n’est que le symptôme de notre malaise démocratique »
Dans un entretien au « Monde », l’experte associée à la Fondation Jean-Jaurès analyse les causes et les symptômes du malaise démocratique français.
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Experte associée à la Fondation Jean-Jaurès, Chloé Morin vient de publier Le Populisme au secours de la démocratie ?, chez Gallimard (collection « Le débat », 176 pages, 12,50 euros)
La crise sanitaire met-elle, selon vous, en lumière les limites de la Ve République ?
Cette crise a rendu saillants de nombreux dysfonctionnements, tant sur le plan administratif que politique. La multiplication des règles tatillonnes, parfois inapplicables, a révélé la déconnexion des élites par rapport au terrain. Le recours à des cabinets de conseil extérieurs a souligné combien certaines compétences essentielles avaient disparu au sein même de l’Etat. Le traitement souvent réservé aux élus locaux ou aux oppositions, voire au Parlement, a démontré combien le pouvoir exécutif peinait à déléguer, à faire confiance, voire à simplement partager l’information. Le fait de confiner un pays entier ne devrait plus relever du simple bon vouloir présidentiel : le Parlement devrait être consulté. Il est temps de changer les institutions.
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Le quinquennat a-t-il été une erreur ?
L’inversion du calendrier électoral entre présidentielle et législatives a affirmé la domination de l’exécutif sur le Parlement. Le gouvernement est redevable au président. Et la majorité présidentielle, caporalisée. Le président est la clé de voûte du système, tire sa légitimité directement du peuple, mais finit enfermé dans un dialogue direct, sans intermédiaire, avec lui. Nous concentrons sur sa personne des attentes démesurées, qui sont forcément déçues au bout de quelques mois d’exercice du pouvoir. Ce n’est pas sain.
Pendant le confinement, les Français ont été plus sévères sur l’action du gouvernement qu’ailleurs en Europe. Comment est-on entrés dans cette « ère de l’hyperdéfiance », selon vos mots ?
La crise éprouve notre capacité à décider en commun, à être et à faire ensemble. Or, en France, c’est cela qui dysfonctionne. Plus qu’une crise économique, sanitaire ou sociale, c’est à une crise démocratique à laquelle nous sommes confrontés. Démocratique au sens premier du terme : comment le peuple, demos, exerce le pouvoir, kratos, c’est-à-dire comment il prend des décisions, et comment il se construit un avenir commun. Depuis quelques années, nous assistons à une désolidarisation et à une tribalisation – le repli de chacun sur sa tribu, dans sa bulle – de notre société. Nous doutons de plus en plus de notre capacité à avancer ensemble.
« Des pans entiers de notre société considèrent qu’ils ne partagent pas d’avenir avec le reste de la nation »
Des pans entiers de notre société considèrent qu’ils ne partagent pas d’avenir avec le reste de la nation : les plus riches font sécession, certains quartiers sont touchés par le séparatisme, sans parler des « gilets jaunes » qui se sentent exclus… La tentation, à l’heure de l’urgence, est celle du chacun pour soi, ou bien de la désignation de boucs émissaires.
Certes, face à la menace sanitaire, nous avons plus ou moins « fait bloc ». Malgré les tensions perceptibles, il n’y a pas eu de révolte. Mais il ne faut pas s’y tromper : la peur de la mort et la perfusion massive d’argent public qui maintient notre économie à flot se sont provisoirement substituées à la confiance – carburant des démocraties – pour imposer, sinon la solidarité, du moins une forme de discipline. Mais cela ne sera que temporaire, et la question de notre réconciliation restera entière après la pandémie.
Vous écrivez : « Qui ne voit pas que la désaffection des urnes porte en elle l’abandon de la démocratie et l’avènement d’un régime qui ne peut en mériter le nom ? » N’est-ce pas exagéré ?
Non. Et c’est faute d’avoir su faire ce constat lucide que la situation s’est à ce point dégradée. Par indifférence, par lâcheté parfois, nous abandonnons peu à peu certains de nos droits pour espérer gagner un peu de sécurité. Notre apathie démocratique et l’idée que nous pourrions nous en sortir individuellement dans un système qui se dégrade nous engagent sur une pente dangereuse.
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De nombreux observateurs – notamment internationaux – sonnent l’alerte et nous feignons de ne pas entendre : la France n’est plus la démocratie exemplaire qu’elle prétend être. Pourtant, nous avons connu les « gilets jaunes ». Les études d’opinion placent Marine Le Pen aux portes du pouvoir… Que faut-il de plus pour se rendre compte que notre démocratie va mal ? Il faut ouvrir les yeux : nous sommes arrivés, je le crois, à un point de rupture.
D’où cet essoufflement démocratique vient-il ?
Nous confondons trop souvent les causes de ce malaise avec ses symptômes. Parmi les causes profondes, on trouve notamment la désintermédiation, c’est-à-dire l’effondrement des corps intermédiaires (partis, syndicats, etc.). On trouve aussi la désidéologisation et l’indifférenciation politique. Au fond, c’est l’idée qu’il n’y aurait qu’une seule voie possible, une seule politique raisonnable, alors que la démocratie vise précisément à tracer un chemin commun à partir de l’affrontement de différentes visions de la société, à concilier différents intérêts et systèmes de valeurs. Le consensus ne peut être qu’une illusion. Le débat est nécessaire, c’est même le moteur de la démocratie.
Une autre cause du malaise tient aux conditions mêmes du débat politique, qui ne sont plus réunies : l’espace numérique n’est pas conçu pour débattre, mais pour s’illustrer et s’affronter – le séparatisme numérique est un mal profond auquel on ne s’intéresse pas assez. Et les anciens lieux de brassage et de débat sont en train de disparaître ou sont discrédités, comme le Parlement, par exemple.
Le populisme est un leurre, dites-vous. Le combattre s’apparente à une croisade illusoire et vaine. Provocation ?
Non. Je dis simplement que le populisme n’est que le symptôme de notre malaise démocratique. Il résulte d’une recherche d’alternatives réelles, que le « système » ne semble plus être capable d’offrir. Si voter à gauche ou voter à droite aboutit au même résultat, alors il faut bien chercher ailleurs… Plutôt que de culpabiliser les populistes, les partis dits de gouvernement feraient mieux de s’interroger sur l’essentiel : comment embarquer la nation dans une aventure commune, et crédibiliser ce chemin à travers des changements concrets dans la vie quotidienne
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A quelles conditions retisser du lien, refaire nation ?
Il faut affirmer des visions de la société, que de vrais choix soient proposés aux Français. Et surtout, une fois les objectifs définis, il faut se donner les moyens de les atteindre. Les politiques sont très forts pour voter des lois mais se désintéressent de leur application. Ils sont champions des grands discours lyriques puis, comme l’a rappelé le premier ministre, Jean Castex, l’été dernier, se disent que « l’intendance suivra » et se désintéressent de l’exécution. Or le système d’action publique est embolisé. La fonction publique n’est plus managée, la haute fonction publique ne correspond plus aux besoins de notre époque… Il faut d’urgence se pencher sur ces questions.
Comment voyez-vous le scrutin de 2022, dans ce contexte fragile ?
Il est minuit moins une. Rien ne peut être exclu. Et l’on aurait tort de se rassurer à bon compte, en se disant « jusqu’ici, tout va bien »… Tout est possible, donc le meilleur l’est encore aussi. Il faut du moins l’espérer.