Les effets inhabituels de certaines substances, capables notamment d’être plus nocives à de faibles doses d’exposition qu’à des doses plus importantes, non pris en compte par l’Autorité européenne des aliments à propos des perturbateurs endocriniens.

L’Autorité européenne de sécurité des aliments accusée de minimiser certains effets des perturbateurs endocriniens

L’Endocrine Society, une société savante rassemblant 18 000 chercheurs et cliniciens spécialistes du système hormonal, critique vivement un projet de rapport de l’EFSA sur les effets inhabituels de certaines substances. 

Par Stéphane Foucart et Stéphane Horel

Publié hier à 20h41, le 3 Février à 09h28  

Temps de Lecture 4 min. 

https://www.lemonde.fr/planete/article/2021/02/03/l-autorite-europeenne-de-securite-des-aliments-accusee-de-minimiser-certains-effets-des-perturbateurs-endocriniens_6068682_3244.html?xtor=EPR-32280629-%5Ba-la-une%5D-20210204-%5Bzone_edito_2_titre_10%5D

Objets du quotidien contenant des perturbateurs endocriniens, à Aubervilliers en novembre 2016.
Objets du quotidien contenant des perturbateurs endocriniens, à Aubervilliers en novembre 2016. JULIE BALAGUÉ POUR « LE MONDE »

« Une évaluation inexacte » qui conduirait à « limiter la capacité des agences réglementaires à prendre des mesures de protection de la santé ». Ce n’est pas la première fois que l’Endocrine Society met en cause les travaux de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), mais elle le fait cette fois en des termes particulièrement vifs, publiés sur son site mardi 2 février.

Cette critique sévère de la société savante, qui rassemble 18 000 chercheurs et cliniciens spécialistes du système hormonal, vise un projet de rapport de l’agence soumis à une consultation publique qui s’achève le 4 février. Son sujet porte sur l’une des plus épineuses questions qui se posent à la toxicologie : les effets inhabituels de certaines substances, capables notamment d’être plus nocives à de faibles doses d’exposition qu’à des doses plus importantes. Un phénomène appelé « relations dose-réponse non monotones ».

Or le rapport de l’EFSA, qui s’est autosaisie sur la question, semble rechigner à valider leur existence. Il « ne reconnaît pas que les relations dose-réponse non monotones sont bien définies mathématiquement, que leur existence a été démontrée, et qu’elles sont bien comprises grâce à la recherche fondamentale sur les systèmes endocriniens et la biologie hormonale », déplore l’Endocrine Society.

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Pour les agences réglementaires, ce sujet très technique est inconfortable, voire ultrasensible. Ces effets contre-intuitifs remettent en question les fondements de l’évaluation des risques liés aux produits chimiques telle qu’elles la pratiquent depuis sa mise en place il y a plusieurs décennies. « La dose fait le poison » : c’est autour de ce principe, énoncé par l’alchimiste Paracelse au XVIe siècle, bien avant l’invention de l’électronique, qu’est conçue la réglementation. Industriels et agences calculent ainsi des seuils en deçà desquels le risque sanitaire ou environnemental est considéré comme nul ou négligeable.

Substances omniprésentes

Pourtant, depuis deux décennies au moins, cette doxa est remise en cause de manière aiguë par les perturbateurs endocriniens. « Découvertes » au début des années 1990, ces substances capables d’interférer avec le système hormonal sont omniprésentes dans l’alimentation (pesticides, additifs, plastifiants, etc.) ou les objets du quotidien (traitements des meubles et des textiles, détergents, etc.).

S’il est des scientifiques pour lesquels ces effets sont loin d’être inattendus, ce sont justement les chercheurs en endocrinologie. Pourtant, l’Endocrine Society note leur absence parmi les experts en charge du rapport. « Les principes scientifiques de l’endocrinologie n’ont pas été inclus dans l’expertise », qui ne reflète pas « le consensus scientifique le plus à jour » sur le sujet, écrit la société savante, avant de demander des échanges entre l’EFSA et la communauté scientifique compétente avant l’adoption de la version définitive du texte.

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« Sélectionnés selon les procédures habituelles de l’EFSA », les quatre membres du groupe de travail et un expert invité « sont des toxicologues et des épidémiologistes avec une longue expérience dans l’évaluation des risques chimiques, y compris l’évaluation des perturbateurs endocriniens », s’est justifiée l’EFSA dans un courriel au Monde. Si aucun d’entre eux n’a jamais travaillé dans un laboratoire sur le sujet, ces experts ont pour la plupart évolué dans le monde des agences.

Ancienne employée de l’agence britannique pour la sécurité alimentaire, Diane Benford est impliquée depuis de nombreuses années dans les travaux d’expertise de l’EFSA. Tout comme Josef Schlatter, retraité depuis 2012 après une carrière à l’Office fédéral de la santé publique en Suisse. Mme Benford et M. Schlatter ont également participé aux travaux d’International Life Sciences Institute (ILSI), une organisation de lobbying scientifique financée par des géants de l’agrochimie, de l’agroalimentaire et du médicament pendant de nombreuses années et jusqu’en 2012, lorsque l’EFSA a prié l’ensemble de ses experts d’y mettre un terme.

M. Schlatter n’a en revanche pas renoncé à se détacher de l’International Society of Regulatory Toxicology and Pharmacology (Société internationale de toxicologie et de pharmacologie réglementaires, ISRTP), dont il est membre depuis 1998. Cette organisation, qui arbore le nom pompeux d’une société savante, est en fait une entité aux financements opaques et tenue par l’industrie : agroalimentaire, chimie, médicament, pesticides, de Frito Lay au cigarettier R.J. Reynolds. Interrogée sur ce point, l’EFSA renvoie à ses « règles sur la gestion des conflits d’intérêts » qui n’interdisent pas « la simple adhésion à une association ». L’agence « n’est pas en mesure d’identifier l’adhésion à cette association en tant que telle comme une source potentielle de conflit d’intérêts ».

« Affirmations pas étayées »

Mais c’est sur le fond que porte l’essentiel des critiques du rapport de l’EFSA. Alors que celui-ci s’interroge sur la question centrale de la « plausibilité biologique » des relations dose-réponse non monotones, l’Endocrine Society relève que cette notion même n’est pas clairement définie. « Dans la mesure où les auteurs ne précisent pas à quel ensemble de connaissances ils se réfèrent, la plausibilité reste une notion très vague et subjective, proteste-t-elle. Le recours fréquent, dans l’avis, au jugement subjectif est troublant et manque de transparenceCertaines affirmations ne sont pas étayées par de la documentation, des explications ou des références scientifiques. »

Pour le mathématicien et théoricien de la biologie Maël Montévil, chercheur à l’Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques (CNRS, ENS, université Paris-I), auteur de travaux pointus sur le sujet, les experts « choisissent des critères draconiens, mais aussi parfois flous et subjectifs, pour valider la présence d’une réponse non monotone ». Des critères qui auront un impact sur la prise en compte lors de l’évaluation des effets de dizaines de substances par les autorités sanitaires.

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Alors que le rapport conclut à « la nécessité de comprendre le(s) mécanisme(s) sous-jacent(s) », l’Endocrine Society estime, elle, « déraisonnable » de poser cette exigence. Un niveau de preuve aussi élevé pourrait considérablement retarder les mesures de restriction à l’encontre de produits nocifs. C’était déjà la conclusion d’une étude menée en 2012 par une équipe de spécialistes reconnus des perturbateurs endocriniens qui s’appuyait sur des centaines d’exemples d’occurrence de ces effets.

« La consultation est en cours et tous les experts et les parties intéressés ont la possibilité de contribuer, d’exprimer leurs points de vue et de fournir des informations supplémentaires », réplique l’EFSA.

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Stéphane Foucart et  Stéphane Horel

*Le bisphénol A produit des effets délétères même à très faibles doses

Une vaste étude sur des rats de laboratoire pourrait inciter à réévaluer la réglementation sur ce perturbateur endocrinien. 

Par Stéphane Foucart

Publié le 22 mai 2020 à 05h41 – Mis à jour le 22 mai 2020 à 10h23  

https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/05/22/le-bisphenol-a-produit-des-consequences-deleteres-meme-a-tres-faibles-doses_6040388_3244.html

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Une nouvelle étude montre que le bisphénol A a des effets nocifs sur la santé même à faible dose.
Une nouvelle étude montre que le bisphénol A a des effets nocifs sur la santé même à faible dose. CC BY-NC-SA 2.0

« Tout est poison, rien n’est poison : c’est la dose qui fait le poison. » Enoncée voilà quelque cinq siècles, la fameuse maxime de l’alchimiste suisse Paracelse (1493-1541) sert encore, aujourd’hui, de fondation à l’évaluation réglementaire du risque. Lorsqu’elles évaluent les dégâts potentiels d’une substance sur la population ou l’environnement, les autorités sanitaires partent en effet toujours du principe que les effets délétères sont proportionnels à la dose d’exposition. Cela semble de bon sens : à petites doses, petits effets, et à doses élevées, effets importants. Mais, au cours des deux dernières décennies, un grand nombre d’études ont conclu, à l’inverse, que certaines substances interférant avec le système hormonal (dits « perturbateurs endocriniens ») pouvaient produire des effets plus importants à de faibles doses d’exposition chronique qu’à des doses élevées.

Cet effet paradoxal est au centre d’une étude publiée mercredi 20 mai par la revue Environmental Health Perspectives, qui est sans doute la plus pointue et la plus complète publiée à ce jour sur le sujet. Coordonnés par la biologiste américaine Ana Soto (Tufts University, à Boston), ces travaux sont fondés sur les données de l’expérience dite « Clarity-BPA », lancée en 2012 par les autorités sanitaires américaines et un groupe de chercheurs académiques pour trancher la controverse sur les effets du bisphénol A (BPA). Cette expérience de dimension inédite a enrôlé un grand nombre de rats de laboratoire exposés à cinq doses différentes de BPA, dès les premiers jours de gestation jusqu’à leur sevrage pour certains et tout au long de leur vie (comme le sont les humains) pour les autres.

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Au terme de leur analyse, Ana Soto et ses coauteurs sont parvenus à établir la relation surprenante entre la dose de BPA reçue et certains effets délétères observés sur la glande mammaire des animaux, connus pour favoriser la cancérogenèse. Ces effets surviennent à de très faibles doses, de l’ordre de quelques microgrammes de BPA par kilo de poids corporel et par jour (μg/kg/j) – comparables aux doses d’exposition des humains modernes. Puis, quelque part entre 25 μg/kg/j et 250 μg/kg/j survient un point de rupture : les effets s’amenuisent jusqu’à devenir plus faibles qu’à des doses d’exposition pourtant dix fois inférieures. Avant de repartir, au-delà de 250 μg/kg/j, à la hausse.

« Il s’agit d’une étude très sophistiquée, techniquement accomplie, des effets du bisphénol A sur le développement de la glande mammaire, estime le toxicologue Andreas Kortenkamp (université Brunel, à Londres), qui n’a pas participé à ces travaux. Elle corrobore les observations d’une relation dose-effet “non monotone”, avec une augmentation de l’effet à faibles doses, suivie d’une diminution à un point dit de rupture. Cela remet en question le dogme toxicologique selon lequel les effets augmentent continûment avec des doses croissantes. »

Test de permutation

L’observation d’une telle étrangeté n’est cependant ni une première ni une surprise. Dans son rapport de 2013 sur le BPA, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) identifiait déjà dans la littérature scientifique, pour le seul BPA, une soixantaine de relations dose-effets irrégulières (les chercheurs parlent de « courbes dose-réponse non monotones »). Mais les chercheurs ont ici procédé avec une minutie inédite. Ils ont notamment développé un logiciel ad hoc capable d’analyser les images en trois dimensions des glandes mammaires prélevées sur les rats, et de quantifier les différences observées de structures internes et de densité des tissus. Au total, les variations de 91 paramètres différents ont été analysées.

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« En observant ces variations, nous avons déterminé qu’il semblait y avoir un point de rupture entre 25 et 250 μg/kg/j, pour bon nombre de ces 91 paramètres, explique le mathématicien et théoricien de la biologie Maël Montévil (Tufts University, Institut de recherche et d’innovation, Centre Pompidou-université Paris-I), coauteur de ces travaux. Cependant, il fallait s’assurer que ces effets ne sont pas dus au hasard : nous avons donc soumis l’hypothèse à un test statistique adapté à ces effets paradoxaux du BPA. »

C’est l’un des nœuds du problème. Car les tests statistiques habituellement pratiqués par les agences réglementaires sont prévus pour valider la solidité de résultats d’expériences dans lesquels l’effet de la substance étudiée croît proportionnellement avec la dose. Lorsque ce n’est plus le cas, comme avec le BPA ou certains perturbateurs endocriniens, ces tests sont inefficients. « Nous avons utilisé un test dit de permutationC’est un test imaginé dans les années 1930, mais qui est demeuré longtemps peu utilisé car il est difficile de l’utiliser sans les capacités de calcul des ordinateurs, explique Maël Montévil. Le principe est simple : il suffit de permuter un très grand nombre de fois les données obtenues sur les animaux exposés ou non, pour voir si l’on peut retrouver, par le fait du hasard, l’effet qu’on a cru déceler en raison de l’exposition au BPA. C’est une manière élégante et rigoureuse de tester la validité de la relation dose-effet que nous mettons en évidence. »

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Une voie méthodologique importante est ainsi ouverte aux agences sanitaires. « Ces travaux sont très pertinents pour la réglementation des produits chimiques, dit M. Kortenkamp. Ils fournissent la preuve que la dose journalière tolérable temporaire pour le bisphénol A établie par l’Autorité européenne de sécurité des aliments doit être révisée à la baisse pour parvenir à une protection adéquate des populations humaines. »

Stéphane Foucart

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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