« Le génie génétique, paradoxalement accepté pour les vaccins mais refusé pour la betterave »
TRIBUNE
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Un remède « écologiquement et socialement acceptable » à la destruction du quart de la production agricole mondiale par les maladies des plantes, est bloqué par la plupart des gouvernements, déplore un collectif de scientifiques dans une tribune au « Monde ».
Publié aujourd’hui à 06h30 Temps de Lecture 5 min.
Tribune. Le virus causant le Covid-19 est apparu en décembre 2019, provoquant une pandémie mondiale. Un an après, une campagne de vaccination est lancée. Cette rapidité de réaction, unique dans les annales de la médecine, a été permise par l’ingénierie génétique. Grâce à ces méthodes, on a analysé le génome viral, identifié les protéines cibles pour la vaccination et construit des gènes permettant la synthèse d’ARN messagers qui mobiliseront l’expression génique des cellules où ils seront injectés, déclenchant la réponse immunitaire.
Les gouvernements du monde entier, suspendus aux décisions des agences régulatrices, se battent pour obtenir et faciliter la diffusion des vaccins aux populations impatientes. La majorité des médias et acteurs politiques se mobilisent contre la désinformation anti-vaccinale. A raison, car les vaccins de nouvelle génération sont, dans l’état des connaissances, sûrs et efficaces, et notre meilleure arme pour juguler la pandémie.
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Parallèlement, une épidémie virale se répand dans les champs de betterave. Plusieurs virus, transmis par des pucerons, dont la prolifération est favorisée par le réchauffement climatique, provoquent une diminution de 20 % du rendement. La solution technique la plus rapide a été de réautoriser l’usage des insecticides néonicotinoïdes. Une décision fortement critiquée car ces molécules sont accusées de représenter une menace pour les populations d’insectes utiles, comme les abeilles. Parmi les autres stratégies, on trouve la promotion d’insectes prédateurs des pucerons et la sélection de variétés résistantes aux virus.
Améliorer la résistance aux infections
En effet, les betteraves, comme toutes les plantes cultivées, résultent d’une sélection génétique effectuée par les humains à partir des plantes sauvages, qui a profondément modifié leur génome pour les adapter à l’agriculture. La production de sucre est ainsi passée, en cinquante ans, de 3,5 tonnes à 13 tonnes par hectare, en utilisant trois fois moins d’engrais azotés.
Pour améliorer la résistance aux infections virales, la stratégie envisagée est de rechercher des résistances génétiques au virus chez des betteraves sauvages, que l’on croisera avec les betteraves cultivées. Cette stratégie souffre de deux défauts. Il n’est pas certain que l’on trouve ces gènes de résistance naturels et, s’ils existent, leur transfert nécessitera plusieurs générations de croisements pour restaurer les qualités agronomiques des betteraves cultivées. Le processus prendra donc une dizaine d’années, sans garantie de succès.
L’alternative est d’utiliser la transformation génétique pour introduire des gènes de résistance aux virus, utilisant soit l’interférence ARN (prix Nobel de médecine 2006), soit l’édition du génome Crispr-Cas9 (Nobel de chimie 2020), soit des anticorps synthétiques. Ces mécanismes biologiques ont évolué pour favoriser l’immunité antivirale des plantes ou d’autres organismes. Certains sont déjà utilisés depuis plus de vingt ans et ils ne conduisent pas à l’importation du fardeau génétique des plantes sauvages, puisque l’on peut introduire ces constructions génétiques bien définies directement dans le génome de variétés cultivées. Depuis 1996, on cultive aux îles Hawaï des papayers transgéniques résistants à un virus létal, sans qu’aucun risque sanitaire ou environnemental n’ait été rapporté.
« Le processus européen d’autorisation de culture des plantes transgéniques est le plus verrouillé du monde »
Que son modèle agronomique soit conventionnel ou biologique, la culture de la betterave permet de produire du sucre en Europe au lieu de l’importer des régions tropicales. Plus du quart de ce sucre est transformé en éthanol, un biocarburant renouvelable dont la France, grâce à la betterave, est le premier producteur européen. L’ensemble contribue à la réduction de la dépendance aux énergies fossiles. La betterave ne rentre que peu en compétition avec les cultures alimentaires et ne cause pas de déforestation. Même si l’on veut limiter la consommation de sucre ou la production des biocarburants pour favoriser d’autres cultures, il vaut mieux des betteraves saines que malades. Il semblerait donc cohérent de choisir une stratégie de production de betteraves génétiquement modifiées résistantes aux virus, écologiquement vertueuse et sans risques.
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Hélas, cette solution n’a aucun avenir. Le processus européen d’autorisation de culture des plantes transgéniques est le plus verrouillé du monde, il est très coûteux (plusieurs millions d’euros par variété) et peut durer des années. Même quand, en l’absence de risque identifiable, les agences d’évaluation (Autorité européenne de sécurité des aliments [EFSA], en Europe, et Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail [Anses], en France) rendent un avis scientifique, sanitaire et environnemental, favorable, la plupart des gouvernements, dont la France, interdisent systématiquement la culture des plantes génétiquement modifiées. La cause en est l’impossibilité politique d’une réflexion apaisée, rationnelle et démocratique sur leur usage,attestée par la destruction systématique des essais expérimentaux.
Consensus sur les technologies vaccinales
Aucune entreprise ne se lancera donc dans un tel projet condamné à l’avance, d’autant que les producteurs de semences de betterave, loin d’être des multinationales aux reins solides, sont plutôt des PME. Voilà pourquoi les néonicotinoïdes ont probablement encore de beaux jours devant eux. Ce blocage de la transgenèse végétale s’étend à toutes ses applications agronomiques, comme la lutte contre les virus de la vigne et de la tomate, contre lesquels il n’y a pas de résistance naturelle, ou la création de variétés végétales plus résilientes face au changement climatique.
S’il peut paraître exagéré de comparer la pandémie de Covid-19 et la jaunisse de la betterave, qui ne semblent pas avoir le même impact sanitaire, économique et social, cela prend pourtant plus de sens quand on réalise que les maladies des plantes détruisent le quart de la production agricole mondiale. On peut se féliciter qu’un consensus favorable émerge concernant les technologies vaccinales appliquées aux humains, comme pour la thérapie génique afin de guérir certaines maladies génétiques, mais il est paradoxal que les applications du génie génétique rencontrent encore autant de résistance, lorsqu’elles peuvent concourir à résoudre des problèmes agronomiques de façon écologiquement et socialement acceptable.
Signataires : David Bouchez, directeur de recherche Inrae, génétique et développement des plantes ; Michel Delseny, directeur de recherche émérite CNRS, Académie des sciences, génétique et adaptation des plantes ; Thierry Desnos, directeur de recherche CEA, génétique et adaptation des plantes ; Yonghua Li-Beisson, directrice de recherche CEA, biologie des plantes et des algues, biocarburants ; Christian Meyer, directeur de recherche Inrae, biologie et adaptation des plantes ; Laurent Nussaume, directeur de recherche CEA, biologie et adaptation des plantes ; François Parcy, directeur de recherche CNRS, génétique et évolution des plantes ; Christophe Ritzenthaler, directeur de recherche CNRS, virologie ; Christophe Robaglia, professeur Université Aix-Marseille, virologie, biologie des plantes ; Francis-André Wollman, directeur de recherche émérite CNRS, Académie des sciences, biologie des plantes et des algues, photosynthèse.
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